39

Les recherches des Bordes dans leur bibliothèque ne semblent pas servir à grand-chose ; après une semaine de lectures et de séances de discussion intensives (auxquelles Mathieu renonce vite à assister, le vocabulaire en étant par trop incompréhensible pour lui), Lefèvre conclut qu’il faudrait des instruments plus sophistiqués que ceux dont ils disposent. Cela sonne comme un aveu d’impuissance. De même, la répétition de l’expérience, semaine après semaine pendant le reste d’Avril, finit par ressembler davantage à un rituel qu’à la “ recherche scientifique ” dont se gargarise Lefèvre.

Les enfants sont fatigués, les adultes nerveux et irritables. Vers la fin d’Avril, Mathieu décide que la plaisanterie a assez duré. Il est un mutant, bon – les listes, de toute façon, l’avaient déjà indiqué, comme pour Nathalia. Peut-être est-il un catalyseur, d’une autre variété que la jeune femme. Une constante barrière protectrice l’entoure, peut-être semblable à celle, temporaire, des enfants et de Nathalia quand ils dorment ensemble – une barrière que rien ne peut traverser, puisque l’espèce de communication qui s’établit entre les enfants et lui, si c’en est une, n’est pas perceptible aux adultes télépathes présents aux séances. Il y a pour sûr des pics nouveaux dans les encéphalogrammes, sans doute des ondes cérébrales nouvelles à l’œuvre chez les enfants et lui, des transformations neurophysiologiques inconnues dans leur cerveau – mais Lefèvre n’est pas réellement équipé pour ce genre de recherche. Il n’y aurait rien de plus à gagner en poursuivant les expériences.

Mathieu n’a pas envie de discuter sa décision avec Lefèvre et les autres – elle est définitive, tout ce qu’ils pourraient dire n’y changerait rien. Un matin, il va piquer des livres un peu au hasard dans la bibliothèque, passe à la cuisine pour prendre de quoi manger, et descend vers la Mer à travers les prairies bleues, brièvement accompagné par Katik ; mais elle l’abandonne dans la deuxième prairie : Érin a dû se réveiller.

Quelques tapoches sont en pleine frénésie nidificatrice et courent partout, leur poche ventrale pleine de brindilles, de duvet d’oiseau et du sous-poil laineux que les licornes accrochent dans les buissons. En contrebas de la dernière prairie, le scintillement bleuté n’a pas changé, ni l’herbe de la colline – seulement plus longue – ni la boule blanche du plumetier. Il n’y a pas vraiment de saisons, si près de l’équateur ; elles n’étaient guère perceptibles à l’École de Morgorod non plus, d’où il ne voyait même pas le brouillard. Il se demande, fugitivement, comment c’est dans d’autres régions plus septentrionales où l’on peut vraiment voir le temps passer. Son arcanda favori, dégoulinant de fleurs, porte comme une robe de parfum somptueux, musqué, entêtant, et une autre robe bourdonnante d’insectes affairés. Il l’abandonne pour un des racalous qui bordent la petite falaise, bien à l’opposé de l’endroit par où arrivent les licornes.

Et bientôt, à leur heure habituelle, elles sortent du couvert des arbres et descendent vers la Mer, tandis qu’il les observe depuis sa place inhabituelle. Il les regarde s’amenuiser dans le lointain, prend le gros livre qu’il a emporté, l’ouvre à la première page.

Et le referme après quelques paragraphes. C’est le seul qu’il n’ait pas pris au hasard, le premier tome d’une histoire de Virginia. La véritable histoire, ou du moins celle que les Rebbims considèrent comme telle : une série de relations écrites et publiées dans la clandestinité par l’un des premiers chefs du mouvement, un dénommé William F. Hollander, un peu plus de cent saisons auparavant, et continuée par ses successeurs ; la série de cinq volumes couvre les quatre cent huit saisons écoulées depuis le tout début de la colonisation. Il a choisi cette lecture plus par devoir que par goût. Mais quel devoir, après tout ? Il n’a pas vraiment envie de se plonger dans le passé des humains sur Virginia ; c’est comme si, en décevant son désir d’en savoir davantage sur lui-même, les semaines écoulées avaient épuisé en lui toute curiosité. À quoi bon apprendre comment les Terriens sont arrivés sur Virginia, ce qu’ils y ont fait, comment ils en ont été transformés, et les conflits secrets qui déchirent maintenant leurs descendants ? Ni Virginien, ni Terrien, Mathieu. Il n’appartient à rien, à personne. Partout paria au milieu des parias, méprisé dans la première École, isolé dans la seconde, prisonnier d’illusions dans le souterrain, avec le contentement artificiel des tablettes de râcle puis, dans le labyrinthe, avec Galaas. Après le purgatoire d’Orlemur, la relative paix vécue chez les Merril a été un mensonge. Quant aux Bordes et à leur maisonnée… Rien là non plus pour lui. Il ne se sent d’affinités ni avec les Rebbims apparemment plus militants des villes ni avec ceux de l’extérieur apparemment plus désengagés. S’il lui fallait choisir, sans doute choisirait-il de rester avec les Bordes. Mais en réalité, s’il avait vraiment le choix, il essaierait de trouver un endroit complètement désert.

Il repose le livre, ramène ses genoux vers sa poitrine, pose son menton sur ses bras repliés et laisse son regard errer dans la luminescence brumeuse qui recouvre la Mer. Dans le lointain, les silhouettes des licornes ont amorcé leur retour.

Un bruissement d’herbe le tire de sa rêverie incolore. Il se retourne avec un petit tressaillement, voit Nathalia immobile derrière lui ; elle mâchonne une tige d’herbe, sans le regarder.

« Abram a contacté Henri, dit-elle enfin. Maintenant ils sont tous en train de discuter comme des perdus sur le groupe. Je peux ? »

Abasourdi, Mathieu pousse son sac, se pousse lui-même ; la jeune femme s’assied, se cale contre le tronc entre deux racines, ferme les yeux avec un soupir : « Il fait tellement calme, ici. Les gens normaux n’aiment pas être près de la Mer. »

“ Les gens normaux ”. Personne n’utilise cette expression chez les Bordes – sauf elle, quelquefois. Il a envie de dire “ Qui est normal ? ”, mais il s’abstient, demande plutôt : « Quoi, le groupe ?

— Abram voudrait qu’on recommence, mais en prenant tous de l’aëllud. Henri trouve l’idée logique, Gunther et Stéphane estiment que c’est intéressant mais pourrait être dangereux pour les enfants, et Joanna dit qu’on devrait mettre fin au groupe de toute façon. Moi, je n’avais plus envie de discuter. »

Elle rouvre les yeux, et Mathieu fait mine de regarder ailleurs mais continue à l’observer de biais. D’un air las, la jeune femme contemple le brouillard de la Mer. « Et toi ? »

Mathieu arrache une herbe entre ses pieds, à la fois déconcerté et irrité : « J’avais l’intention d’arrêter. J’ai toujours. Qui l’a mis au courant de nos essais ?

— Personne. » Elle arrête sa protestation d’une main levée. « Non, vraiment. Abram a ses propres moyens de savoir ce qui se passe. C’est un télep extrêmement puissant. Jusqu’à nouvel ordre, les Gris n’en ont pas comme lui. Même Jordan. Heureusement. » Elle hausse les épaules : « Remarque, ça ne lui a pas servi à grand-chose avec moi. Ou avec toi. Il est inquiet, je pense… »

Mathieu continue de l’observer à la dérobée. Toute sa méfiance lui revient d’un coup. Pourquoi est-elle venue ? Les autres l’ont-ils envoyée pour le convaincre de se soumettre à ces nouvelles expériences ? S’imagine-t-elle l’amadouer par des confidences, par le rappel qu’ils se trouvent en quelque sorte du même côté de la barrière ?

« Ils t’ont trouvée comment ? » demande-t-il, pour la tester.

Elle reste un moment sans réagir – une confirmation de son soupçon ? Puis elle paraît se détendre, avec un léger haussement d’épaules : « J’avais quinze saisons. La limite d’âge pour les bloqués. Les “ bloqués ”… Tout est dans le nom, hein ? Puisqu’on est “ bloqué ”, les maîtres sont là pour débloquer, c’est si simple. La plupart des bloqués légers et moyens débloquent à sept, huit saisons. Presque “ naturellement ”. Les exercices, la pression familiale – ceux qui ont des familles, ou des familles d’accueil – la carotte et le bâton… Et si ça ne marche pas, un choc au bon moment, et hop ! Les bloqués profonds, là, c’est plus dur. Même après trois générations, ils ne savent pas vraiment ce qui marche ou pas, pourquoi avec celui-ci et pas avec celle-là. Mais leurs trucs fonctionnent assez souvent, alors ils croient qu’ils ont raison. Ils ont toujours raison, n’est-ce pas ? Il faut un certain temps pour trouver le bon choc et le moment adéquat, voilà tout. Moi, mon maître commençait à ne plus savoir quoi faire. Il a décidé de me laisser me sauver de l’École. De me faire un peu goûter à la vie des têtes-de-pierre, dehors. C’était à Bird, fin 99, pendant les pogromes. »

Mathieu, pétrifié, pense au matin des licornes, aux cicatrices qui zèbrent le torse de la jeune femme. Voilà, il sait, maintenant. Il serre l’une contre l’autre ses mains glacées. Jusqu’alors, il n’a jamais pensé qu’il avait eu de la chance.

« J’ai eu de la chance, continue Nathalia, un écho ironique. Des rebs ont repéré les maîtres qui me suivaient, et ils m’ont récupérée avant eux. Ils m’ont sortie de Bird, Abram m’a prise en charge. Ensuite, il m’a amenée ici. Et le groupe… s’est déclenché. C’est arrivé tout de suite.

— Les enfants n’étaient pas là ? »

La jeune femme hoche la tête, elle a deviné la question implicite : « Non. Mais ils ne sont pas nés chez des Gris, heureusement pour eux. C’étaient des “ bloqués ” aussi. Ils se sont débloqués avec moi. C’est lui qui les a amenés aux Bordes. »

Quelle coïncidence ! Traversé d’une rage qu’il avait presque oubliée, Mathieu arrache une autre tige d’herbe. Et maintenant le vieux a une autre théorie à vérifier, c’est ça ?

« Pourtant, il est parti avant qu’on ne commence avec toi… », murmure Nathalia d’un ton pensif ; ses réflexions suivent la même pente que les siennes, mais apparemment pas dans la même perspective. Elle doit être tellement habituée à servir de cobaye qu’elle n’est même plus capable de réagir !

« Si tu es venue me chercher, c’est non ! dit-il en frappant le sol herbeux du poing. Qu’est-ce qu’il se croit ? Qu’est-ce que vous croyez, tous ? »

Il bégaie presque. Il essaie de faire violence à sa violence soudain réactivée, prend une profonde inspiration, se lève. En bas de la colline, les trois licornes se sont arrêtées, la tête tournée dans leur direction.

« Je ne suis pas venue te chercher ! » La voix furieuse de Nathalia le retourne vers elle. Elle est debout aussi, le visage contracté. Elle répète : « Je ne suis pas venue… », s’interrompt comme si elle suffoquait et reprend un ton plus bas : « Qu’est-ce que TU crois ? »

Elle reste un moment à le regarder fixement, puis elle baisse soudain la tête et tout le reste de son corps se détend, s’affaisse ; quand elle se rassied, c’est comme si ses jambes s’étaient dérobées sous elle. Elle presse son visage contre ses genoux relevés et se met à pleurer sans bruit.

Mathieu ne comprendra jamais très bien ce qui se passe ensuite. Il a dû s’asseoir près d’elle, essayer de la calmer, peut-être la prendre dans ses bras. Mais cette séquence de mouvements, et même les émotions qui ont dû les accompagner, s’effaceront de sa mémoire. Tout ce qu’il se rappellera, c’est le choc répété de leurs corps l’un contre l’autre, comme des coups, alors qu’ils arrachent leurs vêtements, sa bouche sur lui comme une morsure, ses mains sur elle comme s’il était aveugle, et il est aveugle, il ne se rappelle aucune image, seulement des sensations, la dureté douce de ses hanches sous lui, la vibration de sa gorge sous sa joue alors qu’elle gémit, ou qu’elle crie, leur odeur mêlée à celle de l’herbe écrasée, l’étau brûlant et souple de son sexe autour du sien, les ongles qui lui rentrent dans les reins, la force des jambes enlacées aux siennes et qui le tiennent, l’orgasme presque tout de suite, presque simultané, qui se brûle lui-même dans sa propre intensité, on ne peut parler de plaisir, il y a eu plus de plaisir pour Mathieu dans toutes ces autres sensations mêlées le temps d’un éclair, la certitude de ce corps entre ses bras, de ces bras autour de son corps.

Il n’y aura pas d’« après » non plus dans sa mémoire, pas de retour au calme, le souffle qui s’apaise, les corps qui s’écartent un peu, la conscience qui revient lentement. Non : le paroxysme, et puis, sans transition…

Le visage d’Assia endormie, tout près du sien quand il se réveille, son dos à demi nu. Il se serre contre elle, sent son sexe se durcir. La gorge nouée, il murmure, « Assia, Assia », un peu coupable de vouloir la réveiller, mais il a trop envie d’elle et il se met à la caresser, avec maladresse, en écartant encore plus la robe légère à moitié défaite. Assia garde les yeux fermés, mais il sent bien qu’elle ne dort plus, que son corps s’est tendu contre le sien, et au bout d’un moment elle répond à ses caresses, comme malgré elle, elle finit par se retourner, elle s’ouvre à ses baisers, elle rit tout bas, elle soupire, elle gémit, elle le guide, ses mains sur ses seins, son sexe contre ses cuisses, cette fois, oui, cette fois. Il la cherche, elle se raidit, elle se cambre comme pour lui résister mais en réalité elle se frotte contre lui en râlant tout bas à petits coups, d’une voix rauque, méconnaissable. Affolé, la peau en feu, il passe les mains sous ses fesses, il l’attire vers lui, et soudain cette chaleur glissante qui le saisit, où il s’engouffre dans une panique de plaisir, il vole, il flotte, il explose. Une voix, sa voix à lui, il crie, Assia, oh, Assia, et elle crie aussi, elle se soulève, frénétique…

Elle se débat en hurlant, les yeux fous, elle rue, elle le repousse, elle le gifle, elle le griffe, elle le martèle de coups de poing, un cri qui n’en finit pas s’échappe de sa bouche grande ouverte, un cri aigu, terrifié, terrifiant.

Et la porte de la chambre s’ouvre, la lumière s’allume, Assia s’arrache à lui pour aller s’effondrer dans un coin, les bras autour de la tête. Mathieu reste là, appuyé sur un coude, hébété, avec son sexe tendu qui pulse encore pendant quelques fractions de seconde, qui ne veut pas comprendre qu’Assia n’est plus là, ne sera plus jamais là, parce que le premier des hommes qui s’avance vers le lit, c’est Jordan, impassible, et le deuxième est Maître Malik, une expression satisfaite sur ses grosses bajoues, et le troisième est un jeune Maître qu’il ne connaît pas, qui lui jette un regard haineux. Et c’est vers lui qu’Assia se précipite maintenant en hurlant des sanglots, elle tombe à moitié, il la rattrape, s’accroupit avec elle, la serre contre lui en murmurant des mots sans suite.

Le gros Maître Malik se tourne vers Jordan, et lui parle – le visage de Jordan se contracte sous l’insulte : « C’est terminé, Jordan. Le délai est passé. Tu as perdu assez de temps avec lui. Je m’en occuperai, pour le remodelage. »

Jordan reste un moment immobile, comme ramassé sur lui-même. Puis il se détend, se détourne de Malik. Sourit. « Non, je vais le faire, dit-il d’une voix lente. Je me dois bien ça. »

Malik fronce les sourcils, puis sourit à son tour, sans plus rien dire.

Jordan ramasse les habits de Mathieu par terre, les lui tend : « Habille-toi. » Sa voix est calme, mesurée.

Mathieu obéit, il ne sait pas ce qu’il fait, sa tête bourdonne, tout son corps tremble, il va s’évanouir.

« Viens. »

Il suit Jordan, parce que c’est Jordan et qu’il l’a toujours suivi, parce qu’Assia, quand il passe devant elle, se recroqueville dans les bras de son jeune maître avec une expression horrifiée. Il quitte la petite chambre de leurs rendez-vous qui n’ont jamais été secrets. Il suit Jordan muet dans des corridors nocturnes où ils ne rencontrent personne. À l’appartement, Jordan le pousse dans la salle de bain : « Prends une douche, tu sens la femelle. » Quand il revient dans la chambre, Jordan est debout devant la fenêtre, l’air pensif, les mains croisées dans le dos. Il se retourne en entendant Mathieu fermer la porte de la salle de bain, le dévisage un moment, soupire : « Mon pauvre Mathieu… Mais la petite a débloqué, au moins, c’est déjà quelque chose. »

Mathieu vacille, hébété. Il ne comprend pas, il ne veut pas comprendre. Assia, Assia ! Il contemple Jordan, envahi par une rage énorme, dévastatrice, s’il ne bouge pas il va être réduit en cendres, alors il bouge, un, deux pas raides, et il est sur Jordan.

Qui n’est plus là, qui s’est souplement déplacé pour éviter la charge, l’attrape par un bras, le fait pivoter sur sa hanche, l’allonge sur le tapis et s’assied à califourchon sur lui. « Oh, on veut jouer dur. Plus tard, mon garçon. On essaiera ça aussi. Pour le moment, on va faire un petit voyage, pour ne pas contrarier Maître Malik. »

Mathieu s’est durement cogné la tête contre le sol en tombant. Il voit double. Deux Jordans un peu décalés qui tirent de leurs poches de veste deux seringues à pression, deux mains qui s’approchent de son visage. Un seul contact ni chaud ni froid sur sa gorge, un seul sifflement, une seule brève brûlure. Et plus rien du tout.

Il se réveille, un sursaut désespéré, mais non, il ne dormait pas, Nathalia est à côté de lui, encore haletante, ses yeux s’agrandissent, elle dit : « Mathieu ? » et il reste là, à moitié dressé sur un coude, tandis que la banquise des souvenirs finit de s’écrouler en lui, et lui enfin avec elle, secoué de sanglots brûlants, dans l’herbe.

Sans transition, Nathalia le tient contre elle, ils sont à moitié assis, à moitié accroupis l’un près de l’autre, elle le berce, ou il la berce, elle pleure aussi en lui caressant les cheveux.

Cette fois, ils ont dû dormir, il se réveille vraiment. Pour se figer ensuite dans une immobilité terrifiée : un souffle chaud sur son visage, deux éclats verts au-dessus de lui, une masse sombre bloquant tout son champ de vision.

La masse recule un peu, devient la tête d’une licorne, de la licorne noire, d’Étoile. Mathieu s’assied avec des gestes mesurés. Il fait sombre, le soleil va bientôt plonger ; du coin de l’œil, il voit le corps de Nathalia bouger, se redresser. Sans hâte, comme si elle voulait leur laisser une certaine intimité, la licorne s’écarte de quelques pas.

Mathieu regarde Nathalia. Dans la pénombre, son expression est difficile à déchiffrer. Elle dit « Étoile », sans inflexion ascendante, comme une conclusion. Les ombres glissent sur son visage et Mathieu est soudain certain qu’elle sourit. « Où est ma chemise ? » dit-elle.

Ils s’habillent l’un en face de l’autre sans que Mathieu songe à se détourner ; la manche de la chemise de Nathalia est déchirée, trois des boutons de la sienne ont sauté. « Eh bien », dit la jeune fille. Et soudain elle se met à rire doucement, s’approche de Mathieu et se serre contre lui, les bras passés autour de son torse, la joue frottant sa joue rêche de barbe. Elle est un peu plus grande que lui. « Ça va, Mathieu ? »

Il répond « oui », d’une voix enrouée.

Dans la pénombre, découpée en silhouette sur la luminescence bleutée de la Mer, la licorne émet une série de petits sifflements brefs, comme si elle riait elle aussi.

 

 

 


40

Ils rentrent main dans la main. Personne ne fait de commentaires, comme personne n’en fait lorsque Mathieu s’installe quelques jours plus tard dans la chambre de Nathalia. Les Bordes continuent à se conduire comme avant – avec peut-être des sourires plus fréquents à leur égard, presque attendris, en tout cas satisfaits. Y compris Stéphane, et quand Mathieu finit par poser la question à Nathalia, elle reste un moment silencieuse : « Stéphane s’est occupé de moi quand je suis arrivée ici. J’étais… Je ne pouvais pas supporter qu’on me touche. » Elle le dévisage avec attention et, après une petite pause, elle précise : « Qu’un homme me touche. »

Mathieu sent une compassion douloureuse et brûlante se nouer en lui, tend une main hésitante vers la jeune femme qui la prend, murmure contre sa paume : « C’est terminé depuis longtemps. Es-tu jaloux, Mathieu ? »

Il ne se retient plus, la serre contre lui : « Non ! Je veux… je veux que tu n’aies plus jamais mal ! »

Elle lui sourit sans répondre, un sourire qui lui fait battre le cœur. Quand il est avec elle, il se sent transporté, subjugué – et en même temps, il baigne pour la première fois de sa vie dans une vaste paix. Comment est-ce possible ? Assia, c’était la panique, il la regardait et il devait détourner les yeux, il pensait à elle et il perdait le souffle, il la touchait, et il pensait s’évanouir… Mais non, il ne veut même pas penser à Assia, c’est un sacrilège d’évoquer Assia en présence de Nathalia. Nathalia, sa voix un peu rauque, l’arc charnu de ses lèvres, ses sautes d’humeur inattendues, un instant une adolescente timide et un peu brusque, l’instant d’après une femme calme et souriante, “ maternelle ”, pense parfois Mathieu pour qui le terme évoque maintenant quelque chose de concret après un Mois passé chez les Bordes – et la saison passée chez les Merril, il peut bien l’admettre aussi à présent. Nathalia, avec qui il peut parler des heures durant, Nathalia qui en sait plus que lui – mais dont une partie du savoir s’arrête aux mêmes frontières que le sien, là où commence le véritable univers des Rebbims. Pour la première fois, il y a dans la vie de Mathieu quelqu’un avec qui vraiment partager, dans leurs souvenirs un passé semblable, dans leur présent le même besoin de mots pour se comprendre, un besoin que leur participation identiquement inexplicable aux activités du groupe n’atténue pas. Dans leur futur… Les réflexions de Mathieu se font alors plus confuses et il revient au présent, où il a bien plus à partager avec Nathalia que les activités du groupe : les discussions, les promenades, le plaisir de travailler au jardin ou à la cuisine avec elle, et le plaisir des nuits, différent, mais peut-être tout aussi simple.

Les séances du groupe ont été interrompues : le retour de Mathieu avec Nathalia, ce soir d’Avril, semble avoir tranché la question en ce sens aussi bien pour les Bordes que pour Lefèvre. Si Viateur, où qu’il se trouve, est en désaccord, il ne le manifeste pas, ou personne n’en dit rien à Mathieu. Il lui faut d’ailleurs tomber par hasard, un après-midi, après la méridienne, sur un conciliabule des adultes pour entendre le nom du vieux.

Il se sent au moins aussi gêné que curieux : Lefèvre, Gunther, Joanna et Stéphane sont assis à la table de la cuisine, un peu raides. Ils ne l’ont pas entendu arriver, ce qui est habituel, mais il n’est même pas sûr qu’ils le verraient. Ils ne parlent pas vraiment, laissent échapper un mot de temps en temps, à mi-voix, en marmonnant peut-être de façon inconsciente au cours de ce qui doit être une communication à distance, et avec Viateur, puisque Joanna a dit, sur un ton de protestation, « Mais, Abram… » avant de retomber dans le silence.

Il décide de s’éloigner, d’abord parce qu’il n’y a rien pour lui dans cette conversation, mais aussi parce que… eh bien, elle ne lui est pas destinée. Dans leur chambre, Nathalia lui assure : « Ils nous en parleront si c’est nécessaire.

— Tu crois ? »

Elle lui ébouriffe les cheveux : « Mais oui, Mathieu. »

Lorsqu’il descend plus tard dans la cuisine avec elle – ils commencent à avoir faim – il n’y a là que Lefèvre. Qui dit dès qu’il les aperçoit : « Des nouvelles de Morgorod, Mathieu. Ça t’intéresse ? »

Il allait rétorquer un “ Bien sûr ! ” irrité, se rend compte que c’était une véritable question, répond plus calmement : « Oui.

— Les Gris de Morgorod sont un peu énervés. Le dossier de Nat Galas a suivi son chemin, comme prévu. On a retardé leurs recherches le plus possible, le temps d’évacuer les Merril, mais c’est finalement arrivé au seul qui pouvait faire le rapport, la semaine dernière. »

Mathieu balbutie : « Les Merril ?

— Tout le monde est en sécurité. On avait commencé à les remplacer les uns après les autres dès ton départ de Morgorod. »

Mathieu reste pétrifié tandis qu’il mesure la portée de ces paroles. Les Merril ? Toute la maisonnée ? À cause de lui ? “ Remplacés ” ?

« Ils sont en sécurité, Mathieu », répète Nathalia en posant une main sur la sienne.

« Jordan n’a pas été très discret dans ses propres recherches, quand il a compris, reprend Lefèvre. Ils l’ont convoqué devant le comité disciplinaire. On ne lui fera rien de toute façon, ils ont bien trop besoin de lui, même s’il est de plus en plus erratique. C’était une transgression relativement mineure, après tout, même si les conséquences éventuelles… » Il se passe les mains sur la figure, glousse tout bas : « Pas qu’ils pourraient lui faire grand-chose, non plus, même s’ils le voulaient…

— Et Abram ? » demande Nathalia.

« Il surveille tout ça. » Lefèvre pique un bâtonnet de rattèle dans l’assiette de la jeune femme, hausse un peu les épaules : « Oh, les vagues se calmeront. Aux dernières nouvelles, pour eux, tu étais toujours un bloqué profond. Si tu es tombé dans les griffes des Rebbims, rien ne garantit que les Rebbims auront plus de succès qu’eux. Ils en ont tellement peu, des bons télépathes, les Rebbims, n’est-ce pas ? Et puis, les bloqués, on en perd, on en gagne. Jordan est le seul qui ait jamais débloqué en surtélépathe – et dans quel état ! Non, toute cette histoire va sans doute simplement consolider la tendance croissante au Conseil depuis deux Années : les bloqués profonds sont un cul-de-sac, on abandonne. Élimination prénatale. Avec l’idiotisation au bout du compte, et ses risques, c’est un moindre mal. Ça devenait systématique, de toute façon. »

Il se tait ensuite, les yeux dans le vide.

Nathalia se lève, caresse au passage le bras de Mathieu, et sort de la cuisine en emportant son assiette.

Mathieu reste interdit, puis explose : « Et vous trouvez ça normal ? Vous êtes d’accord ? Ce n’est pas du gaspillage ? » – il crache le mot avec fureur.

Lefèvre a légèrement tressailli. Son rictus s’accentue. Il dit d’une voix posée : « Non, non, et oui. Mais je comprends leur point de vue. » Il semble se perdre dans la contemplation de ses mains croisées sur la table devant lui : « J’ai été un Gris moi-même. »

Mathieu ne peut maîtriser un haut-le-corps et l’expression de Lefèvre se fait encore plus sarcastique – mais ce pourrait aussi bien être un rictus de chagrin : « Et je n’en suis plus un. Curieux, n’est-ce pas ? »

Le silence s’installe, se prolonge. « Vous n’êtes plus… un télépathe ? » dit enfin Mathieu abasourdi.

— Si. »

Lefèvre l’observe avec attention. Quoi, encore un test ? Mathieu s’engouffre avec une sorte de soulagement dans l’échappatoire familière de l’irritation, dit d’un ton provocant : « Pas assez bon pour eux ?

— Oh, si. Très bon. Fils et petit-fils de maître, promis aux plus hautes fonctions. »

Mathieu ne lui fera certainement pas le plaisir de poser d’autres questions ! Après un petit moment de silence, Lefèvre reprend : « On ne naît pas vraiment Gris, Mathieu, pas plus qu’on ne naît Rebbim. On le devient. Ça ne dépend pas simplement de la naissance, des facultés – du hasard. On le devient, et on peut choisir de ne plus l’être. » Il fait une pause méditative : « Il est vrai que tu n’as guère eu l’occasion de faire des choix », murmure-t-il enfin.

Il se lève avec des gestes lents, va un peu courbé jusqu’au fourneau, y prend la cafetière.

« Facile de se faire une idée schématique de la situation, je suppose, marmonne-t-il. Les vilains Gris d’un côté, les bons Rebbims de l’autre. Encore heureux qu’ils aient choisi un uniforme gris pour leurs troupes, au début ! Les noirs, les blancs, on n’en sortirait jamais…

— Les bons Rebbims ? » dit Mathieu, sarcastique.

Lefèvre se retourne, l’air un peu surpris, puis émet un petit rire amusé qui prend Mathieu au dépourvu : « Tu t’entendrais bien avec Abram. Les moins vilains Rebbims, alors. Non ? » Il répète, et il est sérieux : « Non ?

— Relativement », concède enfin Mathieu.

Lefèvre vient leur verser du café à tous deux, se rassied. « Je ne prétendrai pas avoir toujours été vertueux, Mathieu, ni l’être maintenant. Converti, repenti… Oui. J’étais un garçon ambitieux et orgueilleux : ni mon ambition ni mon orgueil n’ont beaucoup changé, je le crains. Je les ai appliqués à d’autres poursuites, voilà tout – en essayant de les tenir raisonnablement en laisse. Ma seule vertu – plus un hasard qu’un choix, là – c’est d’aimer savoir pour savoir, indépendamment du pouvoir que peut conférer la connaissance. J’ai quitté le temple de Bird sur un coup de tête : j’avais fait une découverte extraordinaire, du moins j’en étais persuadé, et on s’en fichait éperdument ! On m’a administré un blâme ! J’avais enfreint le règlement, c’est tout ce qu’ils ont voulu voir, ça m’a rendu enragé. Les maudits règlements. Je n’ai jamais pu m’y faire. Pas pour moi, j’étais au-dessus de ça ! Oh, on m’avait catalogué “ forte tête ” depuis le début, mais j’étais un trop bon télep, et ma lignée trop influente. »

Il se tait un moment, les yeux perdus dans le lointain, et le dessin de sa bouche n’est vraiment plus celui de l’ironie. « J’étais curieux, murmure-t-il enfin. C’est la curiosité qui m’a perdu comme Gris – gagné comme Rebbim. » Il rit tout bas. « Relativement. » Puis il se renverse dans sa chaise, boit une gorgée de café : « Eh bien, que dis-tu du monstre ? »

Le monstre. Lefèvre est-il un monstre ? Sans doute pas. Les enfants l’aiment, Nathalia, les Bordes… Les Gris n’en sont pas forcément non plus ? C’est ce qu’il veut dire, de toute évidence. Mais il s’est toujours trouvé du côté du manche, il n’a jamais eu à souffrir les traitements infligés à ceux qui ne sont pas des téleps fils et petits-fils de Maîtres ! Même Jordan, à tout prendre…

Mathieu prend conscience de ce qu’il est en train de penser, et un grand silence se fait en lui.

Puis il voit l’immobilité étrange de Lefèvre, et une idée soudaine le traverse : si quelqu’un est ici soumis à un test, ce n’est pas forcément lui. Une idée déconcertante. Si Lefèvre veut l’utiliser, réactiver les séances avec le groupe, il aurait tout intérêt à se taire, au contraire. Pourquoi cette confidence compromettante ?

« Vous n’êtes sûrement pas parti par amour de la justice », dit-il enfin d’un ton moins buté qu’il ne l’aurait voulu.

Lefèvre semble se tasser un peu sur lui-même : « Pas vraiment. Par orgueil blessé. Et par amour de la logique. Mais la logique n’est pas forcément toujours loin de la justice. »

Quel veut-il, une absolution ? Mathieu le dévisage en silence, les bras croisés sur la poitrine. Et pourtant, la logique, la justice… Coupable par association, Lefèvre ? Mais il a quitté les Gris, il a même rejoint leurs adversaires. Si les Rebbims sont préférables aux Gris, Lefèvre doit-il être absous ? Cette idée de culpabilité ou d’innocence par association n’est pas si logique, en fin de compte. Ou d’une logique trop simpliste, plutôt, rectifie Mathieu. On l’a maltraité à Morgorod parce qu’on le considérait comme un descendant de Terrien : coupable par association. Doit-il alors considérer qu’on a eu raison de le faire, si lui a le droit de juger Lefèvre coupable ? Il ne peut y avoir deux poids deux mesures. Il faut d’autres critères ? La justice… Tenir compte de ce que Lefèvre est devenu ? Il n’a jamais maltraité Mathieu, ne lui a jamais manifesté de mépris ou de haine – lui avoue même avoir été un Gris, alors qu’il n’avait pas à le faire, que ce n’est dans son intérêt. Lui laisse, en somme, le choix. La première fois qu’on lui offre un véritable choix, et c’est un ancien Gris !

« Le passé est passé, je suppose », finit par murmurer Mathieu. La phrase résonne curieusement en lui, y allume des émotions indécises, qu’il ne veut pas voir se préciser. Il hausse un peu les épaules, prend son assiette et va rejoindre Nathalia et les autres dans la cour intérieure.

 

*

 

Au sortir du brouillard, le lac étincelait comme un bijou, une vaste étendue orangée sous le soleil, car c’était maintenant le printemps, la saison où les bêtes minuscules qui vivent dans ses eaux changent de couleur. Du haut de la dernière rangée de collines, Galaas se retourna avec fierté vers Oghim : « Nous sommes arrivés.

— Je ne vois pas d’île », murmura Oghim.

« Bien sûr, dit Galaas sans se troubler, sa Barrière la rend invisible de loin. Il nous faut aller jusqu’au cap du Mérèn-Ilïu. »

Et en effet, quand ils furent arrivés au cap, Oghim put voir la Barrière à un langhi de là, toute proche. Plutôt que la voir, on la devinait – c’était comme une étrange paroi de verre en fusion, ou de la fumée presque solide. Les limites avec le ciel en étaient imprécises, changeantes. Des couleurs se tordaient rêveusement dans les profondeurs et dessinaient des silhouettes qui ne prenaient jamais vraiment forme. Mais tout autour de la Barrière, depuis le cap, on pouvait voir très distinctement le courant impétueux qui l’entourait, comme si elle avait été un gigantesque récif où se seraient brisées les eaux du lac, même quand il n’y avait pas de vent.

« Dois-je voler jusque-là ? » demanda Oghim, un peu incertain.

« Ni voler, ni nager, dit Galaas. La Barrière tue les êtres humains qui la touchent. »

Oghim le dévisagea avec incrédulité : « Tu veux dire que l’île des Dieux est là, et que je ne peux pas y aller ?

— J’en ai bien peur, dit Galaas.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?

— Tu ne me l’as pas demandé. Et puis, que sais-je, peut-être as-tu encore un autre pouvoir dans ta manche. Les dieux t’ont aidé jusqu’à présent, n’est-ce pas ? »

Oghim acquiesça, mais sans véritable conviction. Il n’était plus si certain à présent que les dieux voulaient sa réussite. Chaque fois qu’un nouveau pouvoir s’était révélé, c’était alors qu’il essayait d’aider autrui, et les dieux en avaient toujours manifesté de l’irritation par le truchement du miroir magique. Cette fois-ci, personne d’autre que lui n’avait besoin d’aide, et il doutait sérieusement d’en trouver.

Au village de Mérèn-Ilïu, la pêche se terminait – les atéhani ne sont bons à capturer qu’après la saison du frai, quand leur poison abandonne leur chair rosée pour venir se répandre pour un temps à la surface de leurs écailles. Mais aucun pêcheur n’accepta de conduire Oghim à l’île des Dieux. Aucun n’accepta non plus de lui vendre sa barque : « Il ne convient pas d’aider un homme à mourir, disaient-ils. Aucun homme vivant n’a jamais traversé la Barrière. »

Mais enfin, dans une petite crique à l’écart du village, Oghim trouva un vieil homme presque aveugle qui ravaudait à grand-peine ses filets. Le prince lui demanda s’il accepterait de lui vendre sa barque.

« Le poison des atéhani a tué mon fils aîné, le deuxième s’est noyé dans le lac. Il ne me reste plus que Karyk, il est trop jeune, et moi je suis trop vieux pour la pêche, comme ma vieille barque. Mais c’est notre seule barque. »

Oghim contempla le lac écarlate ; les atéhani agitaient l’eau de leurs amours empoisonnées. « Et si je te pêchais assez de poissons pour remplir ta quote-part et t’acheter une barque neuve, me donnerais-tu la vieille barque ?

— Je te la donnerais, bien sûr, dit le vieux pêcheur. Mais les poissons sont forts et rusés, et le lac est dangereux, mes pauvres fils en savent quelque chose…

— Ne t’en fais pas pour moi », dit Oghim.

Et sa puissance de keyrsan alla chercher les poissons les uns après les autres dans la chaleur des eaux profondes, les amena à la surface, les traîna sur le rivage où ils ne tardèrent pas à mourir ; et elle souleva le sable pour les envelopper et les frotter, débarrassant leurs écailles du poison qui rendait leur contact mortel.

Le vieillard se jeta aux genoux d’Oghim, plein de terreur : « Prends ma barque, Ô Magicien, et pardonne-moi de ne pas te l’avoir donnée tout de suite ! »

Oghim le releva en disant qu’il n’était nullement un magicien mais un homme comme lui, auquel les Ékelli avaient accordé quelques pouvoirs. À ce moment le soleil sortit des nuages et le vieux pêcheur vit qu’Oghim n’avait pas d’ombre. Il se jeta à genoux de nouveau, trop terrorisé cette fois pour pouvoir parler. Avec un soupir las, Oghim le releva encore et lui demanda s’il connaissait un passage à travers la Barrière.

« Non, dit le vieil homme en tremblant, et si tu veux aller dans l’île, c’est que Hananai t’a rendu fou. Nul homme vivant n’a jamais traversé la Barrière. »

 

 

 


41

Un matin, dans la somnolence langoureuse qui suit l’amour, Mathieu se rend compte avec une sorte de stupeur que le Mois de Mai est bien entamé. Quatre semaines se sont écoulées, plus de cinquante jours qu’il n’a pratiquement pas vus passer. L’amour vaut bien les tablettes orange, pense-t-il avec un amusement qui l’étonne mais le satisfait plutôt : il peut en plaisanter, maintenant « C’est étrange », dit-il à Nathalia, une variante un peu enjolivée de sa pensée, « on mange, on boit, on travaille, on fait l’amour, et le temps passe tout seul. »

Nathalia s’étire avec un sourire repu : « Le corps est un grand maître. C’est grâce à lui que nous sommes au monde. »

Elle aime parler après l’amour. Mathieu aussi. Ce matin-là comme d’habitude ils semblent être sur la même longueur d’onde – une expression dont Mathieu ne se lasse pas parce qu’elle ne devrait pas s’appliquer à des têtes-de-pierre, et même si la théorie des “ ondes ” télépathiques semble avoir été abandonnée depuis longtemps par ceux qui se sont penchés sur la question, à en croire les ouvrages de la bibliothèque. Il attire la jeune femme contre lui. Il s’est surpris ces derniers temps à se demander à plusieurs reprises ce que faire l’amour peut bien être pour des télépathes ou même des sensitifs, des empathes. Percevoir les sensations, le plaisir de l’autre, être dans le corps de l’autre ? Est-ce possible ? Tout doit s’embrouiller…

« Et que se passerait-il si nous étions de purs esprits désincarnés, alors ? » dit-il en se demandant s’il pourrait, devrait, amener la conversation sur ce sujet.

« Autant que nous le sachions, il n’existe pas d’esprit sans corps. Même la Mer a une matérialité. »

La surprise lui fait oublier ses spéculations érotico-psychiques : « Qu’est-ce que la Mer vient faire là-dedans ? »

Nathalia fronce le nez : « Il faudrait vraiment que tu te remettes aux études, Matt. » Elle prend sa voix de maîtresse d’école : « La Mer est peut-être un gigantesque être vivant et, pour les Anciens, elle est un “ esprit ” – ils veulent dire “ conscience ”. C’est leur façon à eux de rendre compte de son influence sur le psychisme, je suppose. Au tout début de la colonisation, il y a eu des cas de folie à proximité de la Mer. On a mis ça sur le compte du traumatisme des premiers colons pour tout ce qui touchait à la Mer. Elle leur avait bouffé la moitié de leur première expédition et, sans électricité, pas moyen d’en savoir beaucoup sur elle, mais quand même ! Enfin, les chroniques de Hollander en parlent, tu devrais les lire. »

Il lui sourit d’un air lubrique : « J’avais commencé, mais on m’a dérangé. »

Nathalia lui donne une petite tape sur la fesse. « Eh bien, continue. » Elle redevient sérieuse : « La Mer a bel et bien une influence, en réalité. Les gens en ont toujours évité la proximité autant qu’ils le pouvaient, même sans comprendre pourquoi. C’est frappant, à Bird. La ville était un immense port des Anciens, tout Orlemur longe la Mer, par exemple, mais quand elle est là on jurerait que personne ne la voit. Tout le monde fait comme si elle n’existait pas. Sauf les Rebbims. »

L’intonation a changé. Mathieu se mord les lèvres pour ne pas questionner. Laisser Nathalia se rappeler, si elle le désire, mais ne pas l’y obliger.

« On peut y naviguer, les Anciens le faisaient couramment. Elle est bel et bien matérielle, tout y flotte, tu sais ? Rien ne peut couler. Sauf la matière organique vivante, bien entendu, sauf qu’elle ne coule pas, elle… se sublime. Il suffit d’être prudent, de ne pas entrer en contact. Mais évidemment, si la Mer n’existe pas, on ne peut pas naviguer dessus, hein ? On ne peut pas penser y naviguer… Les Gris ne le font pas, alors personne ne le fait. Sauf les Rebbims. C’est comme ça qu’Abram a pu me sortir de Bird, par le port. Mais même les rebs ne le font qu’en cas d’urgence. Seuls les immortels y naviguent régulièrement. »

Mathieu répète, stupide : « Les immortels. »

Nathalia hoche la tête : « Les Gris ne le savent pas, bien sûr. La secte est censée avoir disparu… » Elle éclate d’un rire incrédule en voyant enfin qu’il ne comprend toujours pas de quoi elle parle : « Des mutants aussi, des rebelles aussi ! Oh, Mathieu, c’est trop long à expliquer ! Va donc faire un tour à la bibliothèque ! Ou demande à Henri, il sera ravi de te faire un exposé. » Elle s’interrompt, méditative, les sourcils un peu froncés. « Quoique, en toute justice, il n’est peut-être pas le mieux placé pour parler des immortels. On devrait t’emmener chez Séoud… »

Un court-circuit dans l’esprit de Mathieu : rebelles, immortels – “ Rebbims ” ? Une origine encore plus bizarre dans ce cas que ses spéculations historico-philologiques à Morgorod ! Deux mouvements distincts, alors, comme il en avait eu le sentiment : les rebelles dans les villes et les régions peuplées, qui ne sont pas forcément toujours des mutants (mais qui s’entendent avec eux ? Bizarre…) et constituent le bras armé de la résistance aux Gris ; et dans les régions éloignées, se tenant à l’écart, les « immortels », – quel drôle de nom ! – les troupes de réserve, mais surtout occupés de la recherche et de l’éducation des nouvelles générations, comme les Bordes.

« Pas exactement », remarque Lefèvre avec son petit sourire en biais, quand Mathieu suit le conseil de Nathalia. « Les immortels sont plus à part que cela. Mais ils ont beaucoup contribué au début, ils ont fait partie de la résistance aux Gris, et le nom « rebbim » est encore aujourd’hui plus utilisé que “ rebs ”, même si presque personne n’en sait plus le véritable sens, ni que le mouvement existe encore. »

Il semble un peu réticent. Sa phrase suivante est un écho de celle de Nathalia : « Ce serait plutôt à Séoud de t’en parler.

— Donnez-moi quand même votre version », dit Mathieu.

Lefèvre s’exécute, avec des parenthèses, des digressions, des hésitations assez inhabituelles chez lui.

Les Immortels existent depuis l’époque de la Première Indépendance. C’est une secte religieuse – Lefèvre fait une petite grimace en disant « secte », et corrige : « Une croyance. » Elle n’a toutefois pas commencé ainsi, mais comme une association secrète de mutants – un détail que les Gris n’ont apparemment jamais appris. L’organisation a été officiellement dissoute après la “ seconde indépendance ”, mais elle survit dans des régions éloignées, surtout dans le sud-est, le long des côtes. Ses pratiques, comme la foi même des Immortels, tournent autour de la Mer et des Anciens, qui avaient apparemment fait de celle-ci le centre d’une religion.

« Les Immortels ont particulièrement fleuri à l’époque de la Première Indépendance : pendant au moins quatre ou cinq saisons, il y a eu beaucoup de curiosité pour la Mer et les Anciens. On a rendu publique la découverte des plaques, par exemple, et ce qu’elles permettaient de savoir sur les indigènes. »

Mathieu est éberlué : « On a appris l’existence des mutants à la population ?

— On ne connaît pas très bien cette période – beaucoup de données ont été détruites, accidentellement ou intentionnellement. Mais oui, on a essayé la transparence. On a commencé, du moins. Le retour de la Terre sur Virginia a mis fin à la tentative. On se tapait dessus entre mutants, mais pas question de laisser les Terriens savoir de quoi il retournait. D’un accord tacite, tout le monde a choisi de revenir au secret total. »

Lefèvre soupire, et son rictus se fait clairement sarcastique : « Parmi les premiers indépendantistes même, on n’était pas d’accord sur la politique d’ouverture, et ce dès le début. Les Gris ont commencé très tôt, semble-t-il… Les Immortels aussi, comme une secte de doux dingues obsédés par “ la sagesse des Anciens ”. Quand les troubles ont commencé, on ne s’en est pas beaucoup soucié : ils prêchaient le retour à la campagne, l’abandon de toute technologie moderne, le renoncement au monde, un pacifisme tous azimuts – un désengagement qui faisait l’affaire des occupants terriens. S’ils l’avaient pu, ils auraient sans doute encouragé la population à adhérer à la secte ! Mais elle est restée assez marginale, moins à cause de son discours religieux, même adapté des Anciens, que de ses pratiques : spiritualité, renoncement, pacifisme, le message n’est pas nouveau, mais arrivés à un certain degré d’“ illumination ”, les membres de la secte sont censés se jeter dans la Mer, et ça…

— Un suicide rituel ? »

Le rictus de Lefèvre semble en fin de compte plus agacé qu’ironique : « Eh bien, on peut l’interpréter ainsi, on l’a fait à l’époque. Pour les Immortels, c’est exactement le contraire : la vie éternelle. La Mer dissout les corps et accorde l’éternité aux esprits méritants. C’est ce que croyaient les Anciens – ou du moins ce que le fondateur du mouvement, un dénommé Arturo Jékel, a décidé qu’ils croyaient, puisqu’on n’en sait strictement rien. On sait que les Anciens ont cessé peu à peu d’avoir des cimetières après la création de la Mer, et qu’ils se jetaient dans la Mer à date fixe. On en a conclu : “ la Mer rend immortel ”, belle logique, hein ?

— Mais on ne sait pas si les Anciens l’ont créée ! »

Lefèvre se met à rire : « Ni qu’ils ne l’ont pas créée. Restons avec les Immortels, d’accord ? De toute façon, ils ne se soucient guère de connaître l’origine réelle de la Mer. Les réponses de leur foi leur suffisent. »

Cette intonation-là est facile à interpréter : Lefèvre n’aime pas trop les gens qui ont des réponses toutes prêtes.

« Vous n’êtes pas un Immortel », conclut Mathieu avec un petit sourire.

Lefèvre ne répond pas tout de suite ; il a une expression rêveuse : « Les Bordes non plus. Mais quelle idée fascinante, n’est-ce pas ? L’éternité. Et, d’après les Immortels, les esprits rassemblés dans la Mer continuent à vivre tout à fait normalement – si l’on peut dire. Pouvoir continuer à apprendre pendant l’éternité… »

Ses yeux brillent d’un éclat inhabituel, et Mathieu le dévisage, à la fois surpris et presque amusé : « Pourquoi n’essayez-vous pas ?

— Ah, dit Lefèvre, comme devant un argument familier. Mais il y faut l’illumination, la révélation, ou je ne sais quoi. La Mer refuse les esprits mal préparés. Les incroyants, autrement dit. Et franchement, il y a trop peu de preuves qu’elle “ accepte ” bel et bien les croyants pour que je me lance dans cette entreprise. D’ailleurs, je ne suis pas fait de la bonne étoffe, avec mon scepticisme invétéré. Séoud prie sûrement tous les soirs pour le salut de mon âme. »

Il se renverse dans le fauteuil où il s’est assis au début de leur entretien et semble se plonger dans une profonde méditation. Mathieu reste silencieux : il a trop de questions à poser pour savoir où commencer. Lefèvre le surprend en se levant brusquement : « Et c’est tout ce que je me sens le droit de te dire sur les Immortels. Tu devrais aller rendre visite à Séoud. »

Mais ils n’iront pas voir le fameux Séoud avant un moment : Abram Viateur arrive chez les Bordes le soir même de cette conversation.

 

 

 


42

Comme lorsqu’il a amené Mathieu, Viateur n’a pas prévenu de son arrivée. Il est fatigué, pressé, impatient. Il n’explique pas pourquoi il est venu, mais Mathieu s’en doute : pousser lui-même, en personne, son idée d’utiliser l’aëllud lors des séances du groupe avec lui. Abram n’y vient pourtant pas tout de suite : il donne des nouvelles de l’extérieur. Elles ne sont pas bonnes. Une nouvelle vague de pogromes anti-Terriens s’annonce ; on a identifié et détruit plusieurs importantes cellules de Rebbims dans l’ouest, à Bird-City et sur le pourtour de la Digue du Golfe, et dans le Nord à Nouvelle-Venise.

Considère-t-il tout cela comme des raisons majeures de continuer les recherches avec le groupe ? Mathieu jette un coup d’œil autour de la table, aux visages préoccupés des Bordes, de Lefèvre, de Nathalia. On n’a pas envoyé les enfants au lit : ils écoutent avec gravité, mais que comprennent-ils vraiment ? Et quelle possibilité ont-ils réellement de refuser les décisions de leurs aînés ?

Après le petit silence qui suit les nouvelles apportées par Viateur, Nathalia prend la parole en premier, et Mathieu lui est reconnaissant d’exprimer à haute voix ses propres réserves : « En quoi est-il si essentiel de reprendre les séances, Abram ? Que peut donc faire un groupe qui soit si important ? Maïko rêve de fragments d’images !

— Les capacités des manos et des batzi augmentent quand on leur adjoint un rassembleur, celles des télépathes aussi, finit par dire le vieil homme comme à regret. Et leurs facultés télépathiques actuelles ou latentes vont nourrir celles de leur rassembleur. Avec la barrière, en plus… C’est peut-être ce qui nous donnerait un avantage décisif. Par ailleurs, ce qui s’est passé avec Mathieu et le groupe est imprévu, peut-être essentiel, on ne peut pas abandonner sans tout essayer. »

Mathieu voit l’expression des adultes autour de la table. Ils n’étaient pas au courant, mais ils comprennent comme lui ce qu’implique la déclaration d’Abram.

« D’autres groupes, étudiés ailleurs », conclut Lefèvre avec lenteur, comme s’il parlait pour les autres.

Le vieil homme incline la tête ; il s’est tourné vers Lefèvre et l’observe d’un air… attentif ? Que manigance-t-il encore ?

« Mathieu aussi ? » reprend Lefèvre.

« Non. Mathieu, c’est encore autre chose, et je ne sais pas quoi.

— Vraiment ? » L’ironie de Lefèvre est palpable.

« Vraiment, dit l’autre d’une voix égale. Même moi je ne sais pas tout », ajoute-t-il après une petite pause.

Les deux hommes se toisent, mais sans agressivité, plutôt comme dans un jeu aux règles anciennes.

« Et l’aëllud, là-dedans ? » reprend Lefèvre.

Le vieux l’observe toujours, sans répondre ; l’une des règles de leur jeu doit consister à trouver soi-même des réponses, se dit Mathieu, à la fois scandalisé et incrédule. Lefèvre s’y emploie, les yeux un peu plissés : « Compte tenu de l’effet sur la réceptivité… et le fait que Nathalia est quand même une bloquée profonde, même si elle n’est pas comme Mathieu… et si, comme vous le dites, il s’établit un circuit entre les capacités des membres du groupe et celles du rassembleur… L’aëllud aiderait le groupe à débloquer Nathalia et Mathieu ? »

Abram hoche la tête : « D’autant que ce sera de l’aëllud pure, l’aëllud des Anciens, pas un mélange. Les effets nocifs sont complètement absents. Vous pourrez en juger par vous-mêmes.

— On n’a jamais réussi à reconstituer… » commence Lefèvre ; puis son sourire en biais s’élargit : « Ah. Un autre de vos projets de recherche. »

Le vieil homme incline la tête en silence.

Tout le monde s’est redressé autour de la table. Mathieu sent la main de Nathalia se glisser dans la sienne ; il lui jette un coup d’œil rapide : elle semble… effrayée ?

« Vous auriez pu nous expliquer tout ça plus tôt », remarque Lefèvre, avec une curieuse intonation narquoise : un point marqué dans la partie, incompréhensible.

« J’avais autre chose à faire, et c’était urgent », réplique Abram. Ils se dévisagent en silence.

« Et en quoi débloquer Nathalia et Mathieu nous permettrait-il de faire échec aux Gris ? demande soudain Stéphane Bordes. D’accord, ils pourraient tous deux être des télépathes puissants, surtout Mathieu, mais les bons télépathes ne manquent pas. L’enjeu véritable, c’est la barrière protectrice. On aide les débloqués à se reconstruire une barrière, mais ce n’est jamais la même après le déblocage. Et celle de Mathieu est unique.

— Justement, dit Abram. Si c’est une nouvelle variété, plus efficace, de barrière naturelle, le déblocage ne la démolira peut-être pas. Et puis enfin, “ déblocage ” ! C’est autant une mise en résonance qu’un “ déblocage ”, il ne faudrait pas oublier ce qui se passe réellement. Le bloqué se débloque lui-même en réussissant à traverser sa barrière. Il n’est pas obligé de la détruire. Il se trouve que jusqu’ici la traversée s’avère destructrice. Mais c’est peut-être seulement le choc en retour des moyens extérieurs mis en œuvre pour le “ déblocage ”, qui sont toujours… assez extrêmes en ce qui concerne les bloqués profonds. Avec le groupe et l’aëllud… on entre en territoire inconnu, mais avec une méthode nettement moins agressante.

— Par ailleurs, remarque Lefèvre, compte tenu de la contribution de Mathieu au groupe, même si nous ne savons pas de quoi il s’agit, s’il se débloque comme Jordan, avec ou sans sa barrière, mais s’il est un catalyseur comme Nathalia, le groupe pourrait avec son aide explorer bien mieux son propre fonctionnement, sa propre barrière protectrice… »

Il n’a pas cessé de regarder Abram, comme s’il vérifiait au fur et à mesure la justesse de ses spéculations à l’expression de celui-ci. Il reprend, les sourcils un peu froncés, une note incrédule dans la voix : « Et compte tenu de la façon dont Mathieu réagit à l’aëllud… Comme de ce qu’étaient censés faire les aïlmâdzi des Anciens, sans aëllud… Le groupe serait peut-être capable de voir dans l’avenir ? » Il se renverse dans sa chaise en faisant claquer ses paumes sur la table : « Ah, non, Abram, c’est trop tordu, même pour moi !

— Très hypothétique, mais pas impossible », dit simplement le vieil homme, tandis que l’onde de stupeur se propage autour de la table.

Lefèvre croise les bras en s’appuyant au dossier de sa chaise : « Encore quelque chose que je devrais savoir ? »

Abram sourit sans répondre, avec ce qui semble plus de la lassitude que du triomphe, puis, après un moment de silence, il jette un coup d’œil circulaire : « Alors ? »

Le silence se transforme. Aux expressions qui se pourchassent sur le visage des uns et des autres, Mathieu devine que des arguments s’échangent à la vitesse de l’éclair ; il se lève brusquement, prêt à quitter la pièce, excédé, mais Nathalia ne le suit pas ; sa main le retient. D’ailleurs, le débat muet semble déjà terminé.

« Ça y est, notre sort est réglé ? » dit-il avec une ironie appuyée.

Les regards convergent vers Nathalia et lui ; Abram soupire en se frottant les tempes d’une main distraite : « Non. Excusez-nous. C’était pour accélérer un peu le processus. Les enfants sont d’accord. Lefèvre et les autres aussi. C’est à vous de dire oui ou non, maintenant. Vous possédez toutes les données pertinentes. »

Cette affirmation n’est même pas digne d’être relevée. « Si c’est tellement important pour vous, pourquoi vous embarrasser de notre opinion ? »

Nathalia dit « Mathieu… », mais il la fait taire d’un geste en poursuivant : « Vous n’avez qu’à nous administrer votre aëllud de force, c’est le résultat qui compte, non ?

Le vieil homme laisse échapper un soupir exaspéré : « Non. »

Mathieu attend la suite, mais l’autre semble soudain trop las pour parler. C’est Lefèvre qui reprend : « Le choix, Mathieu, tu te rappelles ? Vous avez le choix.

— Seulement parce que vous ne pouvez pas nous obliger à choisir dans le sens que vous désirez !

— Je suis d’accord pour essayer », dit Nathalia d’une voix un peu tendue.

Il la fixe, stupéfait. Elle est avec eux ? Elle… l’abandonne ?

La jeune femme ne détourne pas les yeux : « J’ai confiance en eux, Mathieu », dit-elle d’une voix attristée. Elle ajoute plus bas : « Et tu n’as pas confiance en moi. »

Mathieu se laisse retomber sur sa chaise, conscient des regards qui ne l’ont pas quitté. Pas confiance en elle ! Comment peut-elle dire une chose pareille ? Bien sûr qu’il a confiance en elle ! Mais va-t-il donner son accord simplement parce qu’elle, elle a foi en Viateur, Lefèvre et les autres ? Confiance par association ?

En réalité, il peut bien l’admettre, il aurait plutôt tendance à se fier aux Bordes, maintenant, et même à Lefèvre. Abram Viateur… nettement moins. Mais Nathalia le connaît mieux que lui, et elle lui fait confiance. Les Bordes lui font confiance. Même Lefèvre, malgré leur énigmatique affrontement larvé, lui fait confiance. Et après tout, se dit soudain Mathieu, quelle raison a-t-il lui-même de ne pas lui faire confiance, en réalité ? Le vieux s’est trouvé lié à sa soudaine et désagréable découverte d’avoir été manipulé tout du long par les Merril, mais il n’en a pas été responsable. Et il lui a sans aucun doute sauvé la vie. S’il ne lui a pas donné beaucoup d’explications ensuite, c’est peut-être que Mathieu ne les a pas vraiment exigées. Peut-être aussi en sait-il bien moins que Mathieu ne l’imagine… Et puis, Viateur est un télep extrêmement puissant, un Rebbim qui combat les Gris depuis des Années, mais aussi un vieil homme fatigué : il n’a peut-être pas tellement le temps ni la patience de ménager toutes les susceptibilités.

Il observe le vieillard, qui ne le regarde pas et s’est accoudé à la table, le visage à demi voilé par une main. Il jette un coup d’œil à Nathalia, qui le lui rend avec une expression presque implorante.

Il peut dire non. Mais il ne va pas le faire uniquement parce qu’il en a la possibilité, n’est-ce pas ? Ce serait enfantin. Au mieux – ou au pire – il se débloque. Au pire, ou au mieux, il ne se débloque pas ; dans les deux cas, il n’attend pas grand-chose de positif. Mais si cela peut aider Nathalia, et les enfants – et même la lutte contre les Gris…

 

*

 

Les préparations sont assez brèves. Stéphane, Sébastien et Érin essaient une petite dose de l’aëllud apporté par Abram : il ne suscite aucun effet secondaire désagréable ou nocif. Pour le reste, en particulier l’éventuel déblocage, le vieil homme, qui possède une vaste expérience de la chose, restera en dehors du cercle de surveillance des adultes afin de parer à l’éventualité et de dissimuler Mathieu ou Nathalia, si c’est nécessaire.

Mathieu se demande depuis un moment déjà pourquoi on fait tant de cas de sa barrière protectrice : les Rebbims semblent fort bien se dérober à l’attention des Gris, Abram, par exemple. Lefèvre a un sourire presque indulgent : « La télépathie n’est pas une panacée, Mathieu. La plupart des télépathes sont limités par la distance. Du moins – il jette à Abram un de ses petits coups d’œil entendus d’eux seuls – pour le moment. Par leur capacité plus ou moins grande à établir des distinctions plus ou moins fines dans le bruit intérieur que constitue ce registre de leurs perceptions. Et par la barrière plus ou moins efficace des autres télépathes… – un autre coup d’œil à Abram, qui demeure impassible. Les Gris ont beaucoup à faire, vois-tu. Ils consacrent une énorme partie de leur énergie à garder la population tranquille, satisfaite, et ignorante de leur existence. La râcle leur est d’un grand secours, tout comme leurs technologies et le fonctionnement ordinaire de toute bureaucratie, qui remplacent avantageusement le contrôle télépathique. Mais même ainsi, ils sont très occupés – sinon, je ne suis pas sûr que nous aurions pu survivre aussi longtemps. » Il soupire : « Et nous sommes très occupés aussi, un peu de la même façon, sinon ils n’auraient pas pu durer aussi longtemps. »

Deux forces égales, arc-boutées l’une contre l’autre depuis des dizaines d’Années, une image au miroir, les Gris et les Rebbims… La réflexion de Lefèvre sur l’uniforme des Gris revient pourtant à l’esprit de Mathieu : « … les noirs et les blancs, on n’en sortirait pas. » Pas une simple image inversée, alors ?

On se livre pendant trois jours à des séances communes de relaxation et de concentration, plus un rituel rassurant qu’une véritable préparation, Mathieu en est persuadé. Comment se préparer à l’inconnu ? Ce qu’ils vont tenter ne l’a jamais été. Puis, alors qu’Abram a du mal à dissimuler son impatience, on décide qu’il est inutile d’attendre plus longtemps. On se réunit dans la salle commune.

L’aëllud pure n’a pas un effet progressif comme son dérivé utilisé dans la râcle : elle agit presque immédiatement, comme ont pu en juger les trois volontaires. D’abord la phase d’intensité accrue des perceptions, qui occupent bientôt tout le champ de la conscience. Abram a conseillé de fermer les yeux, pour soustraire au moins un registre à ce qui va assaillir leur appareil sensoriel.

Mathieu est tenté de rouvrir les siens, désemparé. Il ne perçoit rien de spécial ! Que se passe-t-il ? Il a toujours réagi à la drogue que lui administrait Jordan, et aux tablettes orange !

Il observe les visages de ses compagnons, concentrés sur des sensations qu’il n’éprouve pas, les voit se détendre complètement quand débute la seconde phase : disparition du sentiment de la durée, conscience tout entière projetée dans chaque perception, chacune de celles-ci parfaitement détachée des autres, renvoyant à la conscience globale d’un continuum qui n’est plus une identité distincte mais une sur-identité détachée du temps et de l’espace… (Stéphane s’est alors interrompu avec un petit geste d’impuissance : impossible de décrire l’expérience dans la séquentialité du langage ordinaire.)

Mathieu a le temps d’éprouver une amère déception, le temps de se dire qu’ils vont tous être bien déçus – et la drogue le frappe de plein fouet. La soudaineté, le choc, comme sentir le sol se dérober sous les pas et tomber d’un bloc dans une eau glacée, ou pas vraiment glacée, l’impression en tout cas d’un changement brutal, instantané, de médium. Comme se trouver brusquement pris dans un faisceau de lumière intense après une obscurité totale, ou plutôt traversé, dématérialisé presque. Toutes les notes de musique possibles tenues en même temps et pourtant parfaitement distinctes, toutes les couleurs et toutes les formes, tous les goûts et toutes les odeurs… Et rien de tout cela, aucune comparaison ne convient, ni avec aucune sensation tactile, visuelle, auditive ou gustative, nullement une sensation, peut-être, mais les efforts maladroits de traduction par le cerveau de ce qui se passe. De ce qui ne se passe pas : aucune succession, ni commencement ni fin, une totalité sans durée, le présent éternel.

Une éternité, une seconde. Puis tout disparaît. Mais juste avant, ou pendant – après ? – il y a… quelque chose. Est-ce cela, le contact télépathique, cette immense présence ? Les autres diront que non : ils se sont perçus les uns les autres, mais n’ont rien perçu qui puisse être Mathieu. Ils n’ont pas non plus perçu la présence – le contact, la résonance, la voix ? Si vaste, si intense, excédant tellement la conscience de Mathieu qu’elle s’y réduit aussitôt en un point, à moins qu’un point, au souvenir d’un point.

Quand Mathieu ouvre les yeux, les autres n’ont pas bougé. Les enfants et Nathalia sont toujours couchés en étoile autour de lui, avec les Bordes et Lefèvre assis en lotus autour d’eux et, un peu à l’écart, Abram qui a préféré un fauteuil au tapis et qui y est enfoncé, immobile, les yeux clos, sans doute aux aguets.

Il les voit. Quand ils bougeront, il les entendra. Rien de plus. Quoi qui se soit passé, et quoi qu’en soit le résultat pour les autres lorsqu’ils sortiront de leur transe, son « blocage » à lui est toujours là. Mais il est trop bouleversé pour savoir s’il en est désappointé. La tête lui tourne un peu, un effet non de la drogue mais de la brièveté brutale de l’expérience ; son cœur bat à grands coups, les doigts lui démangent, il éprouve le début d’une tension douloureuse dans les épaules. Il respire profondément, se force à se détendre.

Au bout d’un bref moment, Nathalia roule sur le dos avec un petit gémissement, et il s’agenouille près d’elle pour l’aider à se redresser. À son regard – il se demandera plus tard si son expression est déçue ou soulagée – rien ne semble s’être passé pour elle non plus, à part les effets attendus de l’aëllud. Elle hausse des sourcils interrogateurs, il secoue la tête. Autour d’eux, les enfants remuent, les Bordes et Lefèvre se déplient, visages contractés.

Et puis, tous en même temps, avec la même expression alarmée, ils se tournent vers Abram qui n’a pas bougé. Joanna bondit sur sa trousse tandis que Gunther et Lefèvre s’emparent de lui pour l’étendre sur la table ; la tête blanche dodeline à l’abandon. Stéphane Bordes arrête l’élan de Nathalia et de Mathieu : « Les enfants. »

Hoshiro, Sébastien et Érin sont déjà assis, l’air un peu hébété. Maïko dort toujours, comme lors des autres séances auxquelles a participé Mathieu. Mais elle ne se réveille pas quand Stéphane la prend dans ses bras ; les enfants les suivent en silence hors de la pièce.

Mathieu a pris la main de Nathalia, sans savoir quand, et ils restent tous les deux là tandis que les Bordes s’affairent autour du vieillard. Au bout d’un moment, Mathieu se rend compte que Lefèvre se tient à l’écart aussi, inutile comme eux, avec une expression pourtant plus perplexe qu’angoissée.

« C’est grave ? » murmure enfin Nathalia.

Lefèvre hausse un peu les épaules : « Épuisement. Ça lui est déjà arrivé. Il s’en remettra. Il a fait un effort considérable. Il n’était pas censé participer, mais… » Il secoue la tête, murmure comme pour lui-même : « Quelle puissance ! » Puis, les yeux toujours fixés sur le visage aux narines pincées qui apparaît et disparaît entre les silhouettes affairées de Joanna et de Gunther, il soupire : « Et tout ça pour pas grand-chose, finalement. »

Il s’est passé quelque chose pour les télépathes ? « Quoi ? » demande Mathieu.

Lefèvre se tourne vers eux : « Il existe bel et bien un circuit entre Nathalia et les enfants, nous avons pu le percevoir, cette fois.

— Et moi je vous ai perçus », murmure la jeune femme.

Mathieu tressaille, mais elle lui serre la main : « Seulement à travers le groupe. C’est fini, maintenant. De l’empathie, tout au plus. Il y a… une espèce de brouillage. »

Lefèvre hoche la tête, pensif : « Pour nous aussi. C’est ce qu’Abram a essayé de compenser, je crois… » Il considère Mathieu d’un œil perplexe : « Si c’est ta barrière, nous l’avons perçue, au moins. C’est un début. »

 

 

 


43

Maïko se réveille dans la soirée, le visage illuminé : « La Mer ! C’était la Mer, la lumière. Étoile aime la Mer ! »

Elle n’a pas seulement vu une licorne noire galoper le long du rivage, elle est absolument certaine qu’il s’agissait bien d’Étoile : elle a partagé ses émotions et ses sensations pendant sa vision, qui lui a semblé durer beaucoup plus longtemps que d’habitude : ce qui se passe avec le groupe commence à ressembler davantage à l’aïlmâlan des Anciens. Aucune indication quant au moment où se déroule la scène vue par la fillette. Présent, passé ou futur, le fait qu’il s’agisse d’Étoile semble indiquer que cela se passe dans un temps rapproché, en tout cas.

Pas question de répéter l’expérience de sitôt, malgré l’excitation de Lefèvre : non seulement les enfants mais les adultes l’ont trouvée épuisante, comme s’ils avaient tous fait sans en avoir conscience le même effort qui semble avoir drainé les forces d’Abram. Ou peut-être s’est-il servi de leur énergie pour renforcer la sienne, spécule Lefèvre. En tout cas, c’est le vieillard qui en a le plus souffert. Il passe de son demi-coma à un véritable sommeil dès la matinée du lendemain, mais un sommeil d’où il sort à peine pendant le reste de la semaine. Joanna comme Gunther sont inquiets : son organisme affaibli ne répond pas comme il le devrait aux reconstituants. « Une fois de trop, marmonne Gunther. Il suffit d’une fois de trop, et c’était peut-être celle-là. Il est vraiment très vieux.

— Il se remettra, réplique Lefèvre avec un calme imperturbable. Je l’ai déjà vu dans cet état-là. Il se remettra. »

Mais à mesure que les jours passent pour devenir une deuxième semaine, puis le début d’une troisième, son affirmation se colore d’incertitude. Abram ne se remet pas. Son organisme ne réagit pas, son esprit semble aussi affaibli que son corps : « Il est tout… décoloré », dit Érin, un soir, en redescendant avec Katik de la chambre où elle est allée porter à manger au vieil homme, comme chacun des enfants à son tour ; elle est prête à pleurer. « Est-ce qu’il va mourir ?

— Il va se remettre », marmonne Lefèvre dans son coin de la salle commune, avec une obstination presque machinale.

Joanna lui jette un regard agacé en prenant Érin dans ses bras : « Nous ne savons pas, ma chérie. Il est très fatigué. Il ne faut pas essayer de le toucher, ça le fatigue davantage.

— Mais il ne répond même pas, murmure la fillette.

— Bien sûr. Son esprit est… comme une jambe cassée : si tu te cassais la jambe, tu ne courrais pas dessus, n’est-ce pas ? Il faut attendre. Viens m’aider à ranger la vaisselle avec Gunther. »

Elles disparaissent dans la cuisine et Mathieu va s’asseoir près de Lefèvre qui tient ouvert sur ses genoux un livre dont il ne tourne plus les pages.

« Il se remettra ? »

Le visage chevalin prend de nouveau cette expression butée inhabituelle chez lui : « Il devrait. Je l’ai déjà vu pratiquement mourir, et en fin de compte il s’est retrouvé plus solide qu’avant ! Ça lui prend plus de temps cette fois-ci, c’est tout. »

Est-il contrarié parce que la situation ne se conforme pas à ses attentes, ou vraiment inquiet pour Abram ? Commence-t-il à craindre de perdre un vieil ami, ou un vieil adversaire ?

« Vous le connaissez depuis longtemps.

— Oui. »

Un instant Lefèvre retrouve sa familière expression sarcastique, mais Mathieu soutient son regard sans broncher : il lui est soudain égal d’être deviné. L’autre reprend : « C’est lui qui m’a… récupéré, lorsque j’ai quitté les Gris. Il m’a gardé avec lui pendant toute une Année. Éclairs et tonnerre, je ne te dis que ça ! J’avais un sale caractère, mais il me valait bien. Il m’a eu à la fatigue. » L’expression sardonique s’adoucit : « Entre autres… »

Il referme son livre, se renverse dans le fauteuil, les yeux au loin. « Un jour, il a eu une crise de ce genre-ci, une espèce de coma, j’ai cru qu’il y passerait… mais non. Il m’avait fait jurer de ne pas appeler de médecin s’il lui arrivait quoi que ce soit, de ne pas l’emmener dans un hôpital. Le lendemain de son rétablissement, il est parti. Pas d’autre explication qu’un petit mot disant qu’il avait affaire ailleurs, et me donnant l’adresse de gens qui s’occuperaient de moi, dans le Nord. Et j’ai obéi. Un homme remarquable, Abram Viateur. »

L’intonation suggère bien des questions, trop pour Mathieu. Après un silence, Lefèvre reprend, d’un air rêveur : « Veux-tu savoir pourquoi j’ai quitté les Gris, Mathieu ? Ma fameuse découverte, dont mes collègues n’ont pas voulu tenir compte ? »

Pris au dépourvu, Mathieu finit par hausser les sourcils et demande : « Quoi ? » Si Lefèvre a envie de se changer les idées, ou s’il est en veine de confidences, pourquoi ne pas l’écouter ?

Le jeune Lefèvre était fasciné par les ordinateurs. Ceux des Gris, à Morgorod et dans les tours de communication des autres grandes villes, sont évidemment plus puissants que ceux du commun – ils ne fonctionnent pas à l’air comprimé, eux ! « Le réseau informatique qui couvre Virginia n’est plus ce qu’il était à la haute époque, avant la seconde indépendance, mais il est encore respectable et sert fort bien les besoins des Gris – et des Rebbims qui l’utilisent aussi chaque fois qu’ils le peuvent en secret. On a conservé assez de satellites de communication, de satellites météo, et on a gardé en état le minimum vital des installations de Dalloway, même si le spatioport a été par ailleurs démantelé. La Confédération ne reviendra peut-être jamais, mais si elle doit revenir, on préfère en être averti à l’avance, n’est-ce pas ? »

Mathieu joue son rôle : il acquiesce.

« Au cours de mes lectures et recherches, pour mon propre plaisir, j’avais rassemblé quantité de données disparates sur la Mer, les Anciens, les origines et l’évolution de la mutation, l’histoire de Virginia, celle des mutants – tout ce dont on ne nous parlait qu’avec réticence, ou pas du tout. On n’aimait pas, mais j’étais un Nom : c’était ma lubie, on tolérait – d’autant qu’on n’en connaissait ni l’étendue ni la profondeur, à vrai dire ! J’avais accès à des ordinateurs, bien sûr, mais je vivais à Bird : nos ordinateurs virginiens sont fort ingénieux certes, mais d’une puissance… limitée, surtout à l’époque. Les Tours TC sont exclusivement réservées au gouvernement. En intriguant bien, avec un nom comme le mien, je pouvais avoir accès à celle de Bird, mais on y est extrêmement surveillé, et je n’aurais jamais pu justifier ce que j’y serais allé faire. Par contre, si je me rendais à Dalloway… »

Il lui avait fallu une Année pour mener son projet à bien : changer d’orientation dans ses études, prétendre un grand intérêt pour la météorologie – les satellites météo dépendaient de Dalloway – se faire nommer dans ce coin perdu à la grande désolation furieuse de ses parents, qui avaient pour lui des projets bien plus décoratifs… « Et là, apprendre à connaître cet énorme ordinateur, qui était assez différent de ceux que je connaissais, merci, pour arriver à lui faire faire ce que je désirais, et dans la discrétion la plus totale ! »

Les résultats l’avaient déçu, cependant : pas de révélation grandiose et définitive sur quoi que ce soit. L’ordinateur soulignait essentiellement des faisceaux de convergences en indiquant des axes de recherche intéressants. « En fait, il me montrait surtout ce que j’aurais eu besoin de savoir pour obtenir de vraiment bons résultats, et que je ne savais pas », conclut Lefèvre avec un petit rire amusé.

Mais ce n’est sûrement pas ça qui l’a mis en conflit avec les Maîtres ?

« Non. C’est mon excès d’imagination. » Lefèvre réfléchit un moment, les yeux plissés. « On a très peu de données fiables, vois-tu, sur les dirigeants de plusieurs organisations clandestines ou semi-clandestines qui ont joué un rôle essentiel dans l’histoire des mutants. Même chose pour les dirigeants de plusieurs organisations de résistance aux Terriens puis de résistance aux Gris, non composées de mutants. On a des noms, et parfois des données ordinaires, du genre né-à-le-tant, famille, études, mariage. Très rarement des images. En fait, seulement deux, sur ce qui devrait être au moins une cinquantaine. »

L’une était le portrait, crayonné au dos d’une feuille de papier pendant une réunion, d’un certain Philip Hamilton, responsable d’une vaste organisation clandestine de mutants qui précédait l’époque de la Première Indépendance et qui s’était apparemment subsumée dans le RVI, le parti qui avait conquis l’indépendance. L’autre était une photo 2D visiblement prise en catimini d’un nommé Augusto Calla, l’un des cinq chefs non mutants du groupe Chavès, le premier et le plus important de la résistance anti-Gris, à peu près cent vingt saisons plus tard. L’ordinateur avait relevé pas moins de vingt-cinq points de ressemblance entre les deux portraits – nettement plus que ce qui aurait pu être attribué au hasard ; les deux hommes n’étaient pas non plus parents éloignés, Lefèvre avait pu le vérifier.

« Bon, c’était curieux, mais que faire avec ça ? D’autres éléments étaient plus prometteurs et… Pour abréger l’histoire – une recherche qui m’a pris encore deux bonnes saisons après Dalloway – j’en suis venu en particulier à la conclusion que les Immortels étaient depuis le début une organisation de mutants et non une secte de cinglés, que c’était leur alliance avec les rebelles, entre 75 et 78, qui avait donné naissance aux fameux Rebbims – lesquels comportaient donc beaucoup plus de mutants que nos dirigeants ne voulaient bien le croire, confiants dans l’efficacité de leurs purges passées. Et ils devaient toujours exister. Je suis donc allé voir ce qu’on savait des dirigeants des Immortels. Tiens, très peu de données visuelles là aussi ? Mais une caricature du tout premier, Arturo Jékel, dans un bout d’article de journal humoristique. Et devine quoi ? Arturo Jékel ressemblait terriblement à Philip Hamilton. Et à Augusto Calla. Et lui, il avait sévi entre 64 et 69. Là, j’ai commencé à m’exciter. Bref, j’ai conclu qu’il existait peut-être un homme pourvu d’une mutation particulièrement intéressante dont personne n’avait jamais entendu parler et qui se promenait depuis pas mal de temps sur Virginia. Une mutation qui confère une très longue durée de vie. »

Pris au dépourvu, Mathieu ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Lefèvre n’en paraît pas offensé : « J’ai dit que ma découverte m’a paru extraordinaire à l’époque, pas qu’elle est indiscutable. Mon père, que je suis allé trouver triomphalement, a eu la même réaction que toi. Ma mère aussi. Et plusieurs autres Conseillers.

— Vous êtes allé leur déclarer ça ?

— Et j’ai dit que j’étais orgueilleux, ambitieux, et un excellent télépathe, pas que j’étais particulièrement intelligent quand on en venait aux relations interpersonnelles, reprend Lefèvre toujours imperturbable. Pour ma défense, je te ferai remarquer qu’une partie au moins de mes allégations est exacte : les Immortels existent toujours, et ce sont des mutants.

— Mais pas immortels

— Pas que je sache. À moins que la Mer ne confère réellement l’immortalité une fois qu’on y a plongé. »

Mathieu attend la suite, qui ne vient pas : Lefèvre rêve, les yeux au loin.

« Et du coup, pour ça, vous avez quitté les Gris ?

— Eh bien… je suppose qu’ils m’attendaient au tournant. La punition a été beaucoup plus sévère qu’elle n’aurait dû l’être – à mon avis. Et puis, il y avait d’autres choses, ce serait trop long à raconter. Des histoires familiales. De mon côté aussi, vase plein, goutte d’eau de trop. Mais en fait je suis parti sur un coup de tête. Si Abram ne m’avait pas récupéré, je serais peut-être revenu, qui sait. »

Le silence se prolonge. Lefèvre s’est rembruni. Puis il murmure : « Il va se remettre. »

Mathieu ne sait que dire, à la fois attristé et surpris par l’obstination de Lefèvre à nier l’évidence. Pour quelqu’un d’aussi instruit… Du coup, c’est moins déprimant, il laisse son imagination dériver vers Dalloway, avec son gros ordinateur tapi dans les montagnes tel un vieux magicien endormi. Mais, surtout, l’ancien spatioport. Mathieu fait rouler en esprit les syllabes du mot. Un port grand comme l’espace – la porte de l’espace. Une porte, fermée. Comment ont-ils pu la laisser se refermer ? La crainte de la Terre, oui, mais pourquoi ne pas garder au contraire une flotte toute prête si quelqu’un revenait ? La guerre de libération a été très destructrice, et l’écroulement consécutif à la Peste n’a pas aidé, mais s’ils l’avaient voulu, ils auraient pu rebâtir. Ils ne l’ont pas voulu. Ils ont trop peur. Ils ont peur de tellement de choses, les Gris – les Anciens, la Mer, les autres mutants, eux-mêmes… Comment peuvent-ils être aussi forts en ayant aussi peur ?

Peut-être ne le sont-ils pas autant qu’on le croit. Peut-être ne le sont-ils que si on le croit ?

 

 

 


44

À la fin de la troisième semaine de mai, l’état d’Abram s’est à peine amélioré. Il mange sans appétit et ce qu’il mange ne semble pas lui profiter, comme si l’énergie absorbée se perdait dans un puits sans fond. Il se lève pendant quelques heures pour s’asseoir dans un fauteuil à quelques pas de là, lit parfois, en s’endormant souvent, parle un peu, vite distrait. Pour Mathieu, sensible à la seule présence physique d’Abram, c’est une épreuve difficile ; pour Nathalia, qui n’en perçoit pas davantage mais qui a avec le vieil homme des liens profonds, c’est pénible ; pour les autres, qui le connaissaient depuis encore plus longtemps et qui ont l’habitude de sa présence mentale, c’est un malaise quotidien, lancinant. Les Bordes et Lefèvre en protègent les enfants autant qu’ils le peuvent, mais c’est comme si tous leurs gestes, toutes leurs paroles, tournaient autour d’une bulle invisible à Mathieu et dont ils s’efforcent d’éviter le contact douloureux. Katik a disparu on ne sait où.

Puis même l’amélioration minime de la semaine précédente atteint un plateau, s’y maintient deux ou trois jours, et s’inverse : l’état du vieil homme se met à empirer. Il ne peut plus se lever, il ne réagit plus du tout aux traitements. L’atmosphère de la maison devient plus oppressée encore, plus oppressante. À la table du dîner, Nathalia, une fois, parle timidement du dispensaire de Raleigh, et tous les Bordes secouent la tête presque à l’unisson : « Nous avons tout ce dont il a besoin ici », dit Gunther. Lefèvre enchaîne : « Il a toujours interdit qu’on l’emmène dans un hôpital » et, comme dans un numéro bien répété, Joanna conclut, désolée mais ferme : « Il est très âgé, Nattie. »

Un soir, alors que Mathieu débarrasse le plateau du repas à peine entamé par le vieil homme, une main fiévreuse et sèche se pose sur son bras : « Reste un peu », souffle la voix éraillée. Il va poser le plateau sur la table, revient s’asseoir au bord du lit. Le vieillard semble minuscule, une figure humaine réduite à son strict minimum ; curieusement moins ridé, comme si l’attrition de la consomption s’était accompagnée d’une implosion générale, la peau rétrécissant à mesure que la chair fondait. La structure osseuse du visage apparaît avec une délicate netteté sous la masse bizarrement épaisse et vigoureuse, par contraste, des cheveux blancs. Lorsque Mathieu a pris place dans la chaise et l’a tirée auprès du lit, les yeux pâles s’ouvrent et se fixent sur lui pour le contempler un moment. Le vieil homme va-t-il parler du groupe, insister une dernière fois pour qu’il continue de collaborer à la recherche, donner à sa requête le poids abusif d’une dernière volonté ?

« Tu m’en veux, Mathieu ? »

Mathieu reste sans voix. « Vous m’avez sauvé la vie à Morgorod », dit-il enfin.

Le vieillard le contemple toujours avec une attention fixe, comme obstinée : « J’aurais dû… plus tôt. »

Mathieu le dévisage sans savoir que dire, puis il prend avec maladresse entre les siennes la main abandonnée sur le drap : « Vous avez fait tout ce que vous pouviez.

— Pas… tout… expliquer… je ne pouvais pas…

— Je comprends », dit Mathieu, sans vraiment savoir comment interpréter la phrase, avec ses pauses aléatoires. « Ne vous en faites pas pour ça. »

Le vieillard ferme les yeux en secouant faiblement la tête, puis reste immobile, en respirant avec bruit. Au bout d’un moment, son souffle se calme un peu et, comme il semble s’endormir, Mathieu s’apprête à se lever. La main d’Abram se crispe sur la sienne.

« Connais-tu l’histoire d’Oghim, Mathieu ? »

Il parle avec délibération, d’une voix distincte, comme s’il n’avait fermé les yeux que pour concentrer ses forces. Mathieu se rassied, incertain. Mais il peut bien lui dire, maintenant : « Pas vraiment. Dans le labyrinthe…

— Galaas, les épreuves », souffle le vieil homme avec une esquisse de sourire.

Il savait. Il savait tout du long ! Mais Mathieu n’arrive pas à se mettre en colère. Il tapote la main émaciée : « Oui. Ne vous fatiguez pas.

— Tu connais… la fin ? » continue pourtant Abram.

— Non. » À peine le début, en fait : Galaas lui a très succinctement expliqué la raison d’être du labyrinthe, et comment les épreuves en sont modelées sur les aventures d’Oghim – un personnage légendaire, de toute évidence.

Il y a une pause puis, au moment où Mathieu va demander « Pourquoi ? », le vieil homme dit d’une seule traite, comme un triomphe : « Il retrouve son ombre. »

Sa main décharnée lâche celle de Mathieu, se tend en tremblant pour effleurer son front, la cicatrice violacée du coup de corne d’Étoile. Il répète, un murmure qui se perd dans le silence : « Il retrouve… son ombre. »

Mathieu reste abasourdi tandis que le visage du vieillard se détend et que son souffle se fait plus régulier.

« Il dort », répond-il au regard interrogateur de Nathalia quand il vient la rejoindre dans leur chambre. Sans savoir pourquoi, il n’a pas envie de lui rapporter les paroles du vieux. Ses dernières paroles, une sorte d’héritage – une promesse ? « Il retrouve son ombre. » À bien y penser, c’est peut-être ce à quoi Mathieu s’attendait, en fin de compte, une façon détournée de le pousser à poursuivre les recherches avec le groupe. Il se surprend à sourire malgré lui dans l’obscurité : le vieux reste fidèle à lui-même jusqu’au bout, alors.

Il n’arrive pas à s’endormir. Il a le cœur lourd. Il en est surpris. Quand a-t-il cessé de détester Abram ? Mais il ne l’a jamais vraiment détesté, n’est-ce pas ? C’était de penser à tout ce que le vieil homme devait savoir… Et maintenant, il songe aux questions qu’il ne lui a pas posées, qu’il n’aura sans doute jamais plus l’occasion de lui poser. Au bout de plusieurs heures, avec des gestes mesurés pour ne pas réveiller Nathalia, il se lève et quitte la chambre, pieds nus sur la pierre qui s’allume de reflets furtifs à son passage. Un moment, immobile sur le palier, il regarde la marée lumineuse s’élargir autour de lui pour gagner les marches de l’escalier menant dans la cour, attentif à la qualité du silence et de la pénombre. Des ébauches de souvenirs flottent en écho dans sa mémoire : l’École de Morgorod, la nuit où il voulait se sauver, où il voulait trouver Jordan, la lumière sans ombre du labyrinthe, l’obscurité bientôt lumineuse de la salle ronde où la main de Galaas l’a entraîné et guidé… Il commence à descendre les marches, précédé par la luminescence dorée de la pierre. Ce sera une nuit sans sommeil, il en reconnaît les symptômes. Une nuit de lecture : l’histoire complète d’Oghim doit bien se trouver quelque part dans la bibliothèque des Bordes.

Il fouille dans les étagères concernant les Anciens, il consulte les tables des matières, les index. Pas d’Oghim, même dans les ouvrages qui sont des transcriptions ou des résumés de plaques – bien entendu, s’il faut en croire Lefèvre, il y a des plaques dont personne ne sait rien ! Mais de toute façon la bibliothèque des Bordes n’est pas exhaustive en ce qui concerne les plaques.

Par contre, les divagations théoriques à partir des plaques ne manquent pas. À partir de quelques lambeaux de légendes qui flottent ici et là dans certaines, par exemple, et comme si les exégètes n’étaient pas satisfaits des énigmes déjà assez nombreuses posées par les Anciens, certains ont apparemment spéculé sur l’existence d’une autre race d’Anciens, différente des Ranao et séparée dans le temps, d’origine indéterminable – bien sûr – mais responsable – comme c’est pratique – de tous les artefacts et phénomènes bizarres ou inexpliqués de la planète ! À commencer par la Mer. Et les Grands Travaux qu’elle a rendus nécessaires : les énormes digues, partout où elle aurait envahi des terres basses, la reconstruction des villes et des ports des zones côtières, et les centaines de villes nouvelles pour loger les populations déplacées des deux autres continents… – une tâche immense, effectuée apparemment en une centaine de saisons, et sans les technologies modernes qui seules expliqueraient – selon l’auteur de l’ouvrage – une telle efficacité.

Mathieu, qui avait commencé à lire avec amusement, s’assied, les jambes molles. Galaas. Les Anciens ne disposaient bel et bien pas de technologies sophistiquées avant la Mer – ni après. Du moins pas de celles reposant sur l’usage de l’électricité, encore moins de l’électronique – qui seule pourrait expliquer une machine aussi perfectionnée. Galaas. Galaas immobilisé par le retour de la Mer. “ Je dormais. Le labyrinthe n’a pas été utilisé depuis très longtemps, et je dormais. ” Avant la Mer, le labyrinthe, c’est ce qu’avait dit Abram. Bien avant la Mer, ou Galaas aurait su qu’il allait s’arrêter très bientôt, en voyant le ciel violet de l’éclipse.

Et Galaas n’a sûrement pas été construit par les Anciens.

Et Mathieu a décidé depuis longtemps qu’il n’a pas été construit par les Gris.

Il reste longtemps immobile, le souffle coupé. Abram doit être au courant, il faudra aller lui en parler demain ! Ou alors, non, sans doute pas… Lefèvre d’abord, sûrement Lefèvre !

Il se force à se calmer, cherche à tout hasard “ Galaas ” dans les index et les tables des matières. Rien non plus – normal, sans doute, si on ne parle d’Oghim nulle part. Il interrogera Lefèvre demain.

Il se trouve au bas de l’escalier de la cour quand il entend la porte arrière s’ouvrir dans son dos. Il se retourne, surpris – doit-il être alarmé ? Une silhouette massive se dessine dans la pénombre, devient un homme de très haute taille tenant une assez grosse mallette, et qui entre en refermant la porte d’une seule main, sans regarder ce qu’il fait, mais sans bruit. La lueur douce de la pseudo-pyrite commence à gagner les bandes serties dans les murs de la cour. Vêtu d’une veste sombre, sur une chemise et un pantalon sombres, l’homme dépasse Mathieu de la tête et des épaules ; il a des cheveux courts et clairs – blancs ? –, la peau foncée, et des yeux dont la pénombre dérobe couleur et regard.

Ils restent face à face un moment. Puis l’inconnu s’engage dans l’escalier, et Mathieu poursuit son chemin. Il tombe de sommeil.

 

Le lendemain matin, on le secoue, Nathalia. Devant son expression, et avec un tressaillement de chagrin qui le surprend, il s’apprête à apprendre la mort d’Abram.

Mais Abram n’est pas mort. Ou du moins on n’en sait rien. Il a disparu. Tout le monde vient de se réveiller, et il a disparu.

En bas, avec les autres, Érin dit soudain : « Les licornes. »

Ils sortent pêle-mêle pour aller à leur rencontre et Mathieu se rend compte alors à la taille des ombres que la matinée est presque terminée. Ont-ils donc dormi si longtemps ? Les trois licornes se trouvent dans la prairie derrière la maison, Étoile et les deux blanches, Herbe et Cascade. Elles restent un moment immobiles en face d’Érin, puis Étoile se cabre avec un sifflement sourd, fait volte-face et part au galop, bientôt suivie des deux autres. Lefèvre et les Bordes se retournent vers Nathalia et Mathieu, incrédules. Le visage de Lefèvre, en particulier, a une expression presque hébétée : « Elles disent… qu’Abram s’est jeté dans la Mer, murmure-t-il. Il les a appelées pour qu’elles l’emmènent. Et il s’est jeté dans la Mer. »

Ils rentrent, se dirigent machinalement vers la cuisine. D’un commun accord, sans un mot, Nathalia et Mathieu se mettent à préparer la collation de fin de matinée qui servira aussi de petit-déjeuner, tandis que les Bordes et Lefèvre se laissent tomber dans des chaises autour de la table, accablés d’une stupeur qu’ils n’arrivent pas à secouer.

« Abram », dit enfin Lefèvre avec une intonation presque scandalisée. « Dans la Mer ?

— Il allait souvent chez Séoud, murmure Joanna après un moment. Dans le temps. Quand ma mère était encore là. Ils y allaient ensemble. »

Ses phrases arrivent par saccades de plus en plus lentes, et finalement, elle se tait.

« Qu’est-ce que les licornes ont dit, exactement ? » demande Mathieu tout en posant les couverts

Lefèvre murmure : « Juste ça. Il les a appelées pour qu’elles l’emmènent, et il s’est jeté dans la Mer. » Puis, plus haut : « Tu es le dernier à l’avoir vu, hier soir. Comment était-il ?

— Pas en état de se tenir debout ! » proteste Mathieu. Et il lui a fallu non seulement se lever, mais peut-être s’habiller, descendre l’escalier, monter sans aide sur le dos d’un des grands animaux, supporter la longue descente jusqu’à la Mer…

« Un dernier sursaut d’énergie ? » marmonne Lefèvre ; il tourne sa cuillère dans son bol vide, les sourcils froncés : « T’a-t-il dit quoi que ce soit ?

— Il m’a demandé si je connaissais l’histoire d’Oghim. »

Lefèvre arque des sourcils perplexes.

« Cette nuit, j’ai vu… », poursuit Mathieu. Il fait une pause brève, tandis que tous les regards se tournent vers lui. « … que cette histoire ne se trouve pas dans la bibliothèque », achève-t-il avec l’impression déconcertante d’avoir voulu dire autre chose, mais quoi ? « Enfin, je ne l’ai pas trouvée. Vous l’avez ?

— Non », dit Lefèvre. Nathalia a versé deux louches de gaspacho dans son bol, il y a plongé sa cuillère, mais il continue à l’y faire tourner sans manger. Une lueur d’intérêt s’est allumée dans son regard. « C’est quoi, cette histoire ? » Il jette un coup d’œil autour de la table : « Nous ne la connaissons pas. Elle ne se trouve pas dans les plaques, en tout cas. Et toi, tu la connais ? »

Moins surpris qu’il ne l’aurait cru, Mathieu résume le plus brièvement possible : le petit prince qui veut retrouver son ombre et se découvre des pouvoirs au cours de sa quête, en compagnie d’un vagabond nommé Galaas.

Lefèvre écoute, les yeux plissés. Les autres semblent plus déconcertés que lui. Il demande enfin : « Que t’a dit Abram, exactement ? »

Mathieu hésite, hausse les épaules : « Que ça finissait bien. »

Ils se regardent un moment en silence puis, avec un petit branlement de tête perplexe, Lefèvre se met à manger.

 

*

 

Oghim et Galaas aidèrent le vieil homme à porter les poissons au village avec son fils, puis ils revinrent à la crique. Oghim contempla longtemps les couleurs de la Barrière, leurs lentes transformations au fil des heures. De temps à autre il consultait le miroir, espérant un signe des Ékelli. Mais le miroir restait froid et muet.

« Eh bien, dit enfin Oghim, puisque nul homme vivant n’a jamais traversé la Barrière, c’est mort que je la traverserai. Si telle est la volonté des Ékelli, qu’elle s’accomplisse. »

Galaas eut beau essayer de le dissuader, le prince ne voulut pas revenir sur sa décision : il n’avait pas fait tout ce voyage pour échouer si près du but. Il préférait mourir plutôt que de rester sans ombre parmi les hommes.

Il s’embarqua donc au matin sur la vieille barque du pêcheur, seul avec son épée. Et lorsqu’il fut arrivé à l’endroit où le courant pénètre dans la Barrière, il se plongea la lame dans le cœur.

 

 

 


45

Après la mort d’Abram Viateur (Lefèvre dit toujours « disparition », quand on se trouve à en parler), deux semaines s’écoulent pendant lesquelles chacun réajuste à sa façon la trame de son paysage intérieur autour de cette absence qui sera définitive. Lefèvre semble y avoir plus de difficultés que les autres, même Nathalia. Il reste des heures à la bibliothèque, plongé dans les livres lus par Abram quand il était encore capable de lire, comme s’ils avaient dû contenir des réponses – mais à quelles questions ?

« Est-il si invraisemblable qu’il soit allé se jeter dans la Mer ? » finit par lui demander Mathieu, apitoyé. Lui-même trouve étonnant qu’Abram ait eu la force physique de le faire ; mais ce n’est évidemment pas ce qui tracasse Lefèvre.

« Je ne sais pas. Dans son état… On est supposé se préparer, il y a tout un rituel… Il a toujours eu des ressources insoupçonnées, mais… »

Il se frotte le front avec une expression presque égarée tout en contemplant les livres empilés sur la table de la bibliothèque. Mathieu finit par comprendre à quoi il fait allusion. A-t-il donc oublié ses commentaires narquois sur les Immortels ? Le voilà qui évoque leurs rituels comme s’il y croyait, à présent ! Essaie-t-il de s’aveugler sur ce qui a sans doute été une auto-euthanasie ? Toutes ces recherches obstinées sont peut-être simplement destinées à donner un autre sens, un sens supérieur, au dernier geste du vieil homme.

Mais autant jouer le jeu : « De toute façon, la Mer absorbe la matière organique, n’est-ce pas ? Quand on s’y jette, préparé ou pas, croyant ou incroyant, on est dissous, non ?

— En théorie, oui, murmure Lefèvre, en théorie… » Il semble prendre conscience de la façon dont Mathieu l’observe, fait une petite grimace : « Mais Abram ne s’est jamais tellement conformé aux théories, en particulier les miennes. » Il s’assied un peu lourdement. « Et cette fois-ci, on dirait qu’il m’a vraiment échappé », murmure-t-il comme pour lui-même. Il relève la tête, son regard met un moment à se concentrer sur Mathieu. « Je l’ai retrouvé par hasard, tu sais ? En 95, une vingtaine de saisons après qu’il m’ait… abandonné. Je n’étais pas supposé le retrouver. Il était très ennuyé que je le reconnaisse, c’était clair. » On dirait qu’il cherche à se convaincre, mais de quoi ? Intrigué, Mathieu s’assied à son tour.

« Et alors ?

— Et alors… » Le regard brun retrouve peu à peu son acuité ; Lefèvre dévisage Mathieu en silence, semble prendre une soudaine décision : « … Il s’appelait Constantin Apatridès, quand je l’ai rencontré pour la première fois. Et Serje Pérégrino la deuxième fois. J’avais vingt-trois saisons la première fois, près de quarante-cinq la seconde. Lui n’avait pas vraiment changé. Oh, la coiffure, la couleur des cheveux, pas de lunettes, le style… des détails. Mais il était toujours vieux. Il a toujours été vieux, un peu plus la première fois, un peu moins la seconde. Et quand Abram Viateur est arrivé chez les Bordes, la première fois, il y a une dizaine de saisons, il était toujours aussi vieux. J’ai soixante-huit saisons. Il en avait au moins quatre-vingts quand je l’ai rencontré pour la première fois. »

Mathieu, stupide, ne peut que répéter : « Et alors ?

— Et alors, ça lui en fait au moins cent-quarante ou plus ! Apatridès, Pérégrino, Viateur, Mathieu ! Tous des noms qui renvoient au voyage, à l’errance. Sans patrie, pélerin… un « viateur », c’est quelqu’un qui fait la route, ou qui prépare la voie, est-ce que je sais… Il y en avait une bonne vingtaine, des noms comme ça, parmi ceux qu’avait rassemblés l’ordinateur de Dalloway ! Et il ne s’est jamais laissé prendre en photo, même avec les enfants ! » Il paraît faire un effort pour se calmer, conclut de façon abrupte : « Et maintenant, il a de nouveau disparu. »

Mathieu le contemple avec une stupeur incrédule. Son immortel ? Lefèvre a pensé… Oh non ! « Abram est mort, dit-il avec une compassion désolée, inquiète. Il n’a pas disparu, il est mort, Henri. Il a été dissous dans la Mer. »

Lefèvre n’a pas l’air d’avoir entendu ; il se tasse un peu sur lui-même, les yeux au loin : « Je lui ai dit cent fois. Toutes mes théories, sur tout. Il riait toujours. Quelquefois, il s’amusait à remonter un scénario complètement différent avec une partie de mes arguments, en ajoutant des détails que je ne connaissais pas, mais qu’il me disait d’aller vérifier. Et quand je vérifiais, ça se tenait – juste assez, pas trop… C’est devenu une sorte de plaisanterie entre nous, avec le temps. Une plaisanterie, un jeu, une bagarre – selon les époques… J’ai du mal à admettre… » Sa voix s’enroue, il se met à tousser. Pour la première fois depuis qu’il le connaît Mathieu pense qu’il est vieux – c’était un terme qu’il réservait toujours à Abram. Le pétillement familier s’est éteint dans les yeux bruns, le rictus est amer. « J’ai du mal à admettre que je me suis trompé, je suppose… » Après un petit silence, il ajoute encore plus bas : « J’ai du mal à admettre qu’il ne sera plus jamais là. »

 

Le temps passe. Après un délai raisonnable, pourtant, la vie devrait reprendre son cours. C’est-à-dire qu’on devrait recommencer les expériences avec le groupe, puisque Lefèvre semble avoir interprété en ce sens – comme Mathieu – les dernières paroles du vieil homme. Mais la cinquième semaine de Mai est presque terminée, et personne n’aborde le sujet. La période de deuil semble se prolonger, au contraire, le flottement s’aggraver en confusion. Alors que Mai glisse vers Juin, que le ciel et le paysage extérieur tournent à l’Été – jours plus humides, air plus dense, herbe déjà verdâtre, chaleur assourdissante – l’atmosphère de la maison s’alourdit, au contraire, malgré la température relativement plus fraîche entre les murs rouges et dorés. Tout le monde paraît de plus en plus distrait, les enfants un peu moins, mais même Nathalia, comme absorbés par un souci persistant. Visages toujours un peu contractés, paroles rares, sautes d’humeur inhabituelles… Mathieu se force pendant quelques jours à ne pas poser de questions, soudain renvoyé à des comportements qu’il a un peu oubliés – pour ménager toutefois ses compagnons plus que lui-même, à présent. Enfin il n’y tient plus, il interroge Nathalia : se passe-t-il, ou s’est-il passé, un événement dont il n’est pas au courant ?

« C’est la Mer, Mathieu, dit enfin la jeune femme d’un air malheureux. Elle part dans deux semaines et elle est en train de devenir… active. » Elle ne le regarde pas. « D’habitude, je ne sentais rien. Mais maintenant… je ne sais pas pourquoi, maintenant… »

Elle sait pourquoi, bien sûr, et Mathieu aussi : elle a commencé à se débloquer lors de la séance avec l’aëllud, juste assez pour devenir plus sensible à l’influence de la Mer.

« Ça ne veut pas dire que je suis une télep pour autant », ajoute-t-elle d’un ton curieux, mi-fâché, mi-nostalgique.

Mathieu, lui, ne sent absolument rien. Tant mieux, sans doute : il ne leur envie pas les migraines de plus en plus sévères qui les accablent. On est obligé d’avoir recours à des doses croissantes d’analgésiques ; ce sera la même chose d’ailleurs pendant au moins deux semaines après le retour de la Mer, au début de Janvier. Si c’est « l’esprit de la Mer » qui entre en activité, remarque Lefèvre avec une pâle imitation de son ironie habituelle, ce n’est un esprit ni disert ni adroit : « Imagine qu’on te tape sur la tête avec un marteau pour attirer ton attention !

— Pourquoi ne pas aller ailleurs ? »

Lefèvre hausse les épaules : « Il faudrait aller assez loin. Ça semblerait curieux. Et puis, à force d’interagir avec la Mer, on finira peut-être par s’endurcir. »

Il ironise : une interaction avec « l’esprit de la Mer », c’est l’interprétation des Immortels pour expliquer le malaise aigu qui se manifeste chez les téleps du voisinage. On a de plus grandes chances de communiquer avec la Mer dans ces périodes-là, selon eux. Avec la Mer – ou avec les êtres qu’elle a absorbés depuis des siècles, ce n’est pas clair. Les Immortels s’embarquent en tout cas pour de brefs voyages d’une heure ou deux à cet effet. Cela fait partie de leur préparation au départ.

« Ils communiquent avec la Mer ?

— C’est ce qu’ils prétendent. Mais pas tous. Seulement les baïstaos. »

Mathieu hausse les sourcils devant le terme inconnu.

« Ceux qui ont accédé à la Révélation, à l’Illumination, explique Lefèvre. Les Parfaits, Ceux Qui Peuvent Rejoindre La Mer. »

L’intonation épingle partout des majuscules narquoises, mais Mathieu n’est plus dupe : l’autre est aussi fasciné que lui, en réalité – et sans doute constamment agacé de l’être.

« Et que leur dit-elle ?

— Des Choses Profondes, bien entendu, rétorque Lefèvre en accentuant son sourire en biais. Tu n’as qu’à consulter leur Livre de la Mer.

— Mais si la Mer leur parle, si on peut communiquer avec elle…

— Si la Mer disait quoi que ce soit de vraiment important, il y a longtemps qu’on le saurait, Mathieu. Les Immortels ne sont pas les seuls bons télépathes de Virginia. »

Le ton bref laisse percer l’agacement, et Mathieu ne peut s’empêcher d’insister avec une certaine malice : « Mais vous n’avez jamais essayé.

— Les Immortels non plus, crois-moi ! Une dizaine de jours avant le départ, on ne peut pas approcher de la Mer à moins d’être drogué jusqu’aux yeux, et encore. Oh, ils font bien deux ou trois petits tours en bateau – assommés par un cocktail de sédatifs. Ajoute à ça une bonne dose d’autosuggestion et, au retour du bateau, tu as communiqué avec l’esprit de la Mer.

— Vous en êtes sûr ? » insista Mathieu, vaguement déçu, mais sans le montrer.

Les yeux un peu plissés, Lefèvre tourne et retourne entre ses doigts un coupe-papier d’ivoire. « La Mer est un phénomène physique, Mathieu. Qui a des effets physiques répertoriables et répertoriés. Les bateaux y flottent. La matière organique vivante s’y dissout. Elle neutralise l’énergie électrique – pas au niveau moléculaire, heureusement, ça nous permet d’exister ! La Mer n’est ni un fantôme ni une illusion ni une manifestation de la transcendance divine. Elle a une existence physique dans le monde physique. On l’a photographiée depuis l’espace. Elle a aussi une influence neurophysiologique indéniable, il existe assez de tests pour la mettre en évidence chez nous ! Qu’on ne vienne pas me parler de l’esprit de la Mer ! Qu’on ne vienne pas me dire que la Mer déballe à qui veut l’entendre de pieuses considérations sur la sainteté de l’âme humaine et les bénéfices d’une vie saine et non violente. Qu’on vive selon ces préceptes, fort bien, si tout le monde en faisait autant, et en particulier les Gris, nous aurions sans doute bien moins de problèmes. Mais que ce soit la Mer… »

Il fait un effort visible pour se calmer, pose le coupe-papier qu’il était près de briser. « Je veux bien admettre qu’elle soit d’une façon ou d’une autre capable de reproduire des configurations énergétiques qui seraient les “ esprits ” de ceux dont elle dissout les corps – et l’hypothèse de la survie d’un esprit humain sans corps est encore à prouver. Mais admettons. Admettons même que la quasi-matérialité de la Mer constitue un “ corps ”, un support matériel de rechange, et que les esprits ne soient pas fixés une fois pour toutes, mais bel et bien capables de continuer à exister, à évoluer. Même dans ce cas, “ l’esprit de la Mer ” n’est jamais que la somme de ces esprits réunis, et ce qu’elle raconte est seulement ce que ces esprits peuvent savoir ou penser. Rien de surnaturel là-dedans. »

L’argumentation raisonnable de Lefèvre est un peu trop appuyée, comme l’était son ironie la première fois qu’il a parlé à Mathieu de la Mer et des croyances des Immortels. « Mais cette seule possibilité-là est déjà assez intéressante, non ? » remarque Mathieu.

« Intéressante ? Fascinante, tu veux dire ! D’après les Immortels, les esprits joints à la Mer le sont aussi entre eux, télépathie collective instantanée ! Mais ils conservent quand même leur individualité et leurs facultés. Les manos restent des manos, par exemple… Ce sont peut-être eux qui font flotter les bateaux, eh ? Et tout le monde a accès aux connaissances de tout le monde. Si on considère que les Anciens se sont jetés dans la Mer pendant des centaines d’Années, imagine tout ce qu’on doit apprendre là-dedans ! Et pendant l’éternité, en plus, puisque la Mer est censée être éternelle… »

Il n’est plus qu’à demi ironique.

« Mais vous n’avez jamais essayé. Vous ne croyez pas à ce que racontent les Immortels. »

Lefèvre se met à rire, comme s’il n’était pas dupe de ce rappel – ni de ses propres déclarations. Quand il reprend la parole, c’est presque avec son habituelle intonation sarcastique : « J’ai analysé les drogues qu’ils prennent avant de s’embarquer. Il y a là de quoi assommer un bœuf. Et j’ai lu les rapports des téleps non Immortels qui ont essayé de s’embarquer avec ou sans drogue pendant les phases d’activité, à plusieurs reprises au cours des quarante dernières saisons – eh oui, il y a quelques esprits curieux chez les Rebbims, Mathieu ! J’ai même trouvé quelques fragments de rapports remontant à la Première Indépendance. Étant donné les résultats catastrophiques de toutes ces tentatives, et sachant quel effet la Mer a déjà sur moi deux semaines avant son départ ou après son retour, je n’aurais même pas dû essayer. Mais je l’ai fait. J’ai effectué un stage chez Séoud. Ça n’a vraiment pas été concluant. J’ai interrogé plusieurs baïstaos avant leur départ, mais ils n’ont jamais voulu me laisser les examiner à fond, bien entendu. Tabou religieux et tout ça… »

Il se remet à jouer distraitement avec le coupe-papier : « Si les Immortels ont réussi à établir le contact avec l’un de leurs baïstaos dans la Mer, reprend-il plus bas, ça n’a pas dû être très concluant non plus, parce qu’ils n’en ont jamais parlé. »

Il se lève brusquement : « J’avais dit que je t’emmènerais chez Séoud, non ? Autant y aller maintenant pendant que je peux encore le supporter. Puisque tu sembles immunisé, ils accepteront peut-être de te laisser faire un petit tour avec eux. Tu auras des données de première main. »

 

 

 


46

La communauté des Immortels se trouve sur la côte à une centaine de kilomètres plus au nord sur la même ancienne chaîne de vieilles montagnes : elle s’abaisse ici pour devenir un haut plateau plus franchement rocheux qui s’arrête net au bord de la brume lumineuse. Partis très tôt, ils arrivent vers dix heures du matin. Après les commentaires de Lefèvre, Mathieu s’attendait à trouver des sages en longues tuniques bleues, l’air inspiré, comme certains Anciens dans les fresques de la première École, ou à Morgorod. Mais non : si les huit membres de la communauté, trois hommes et cinq femmes, portent bien du bleu – une chemise ici, un foulard là, jamais dans les mêmes nuances – ils ont tous des physionomies et des statures de gens bien plantés dans le monde, et même, pour Séoud, de bon vivant. Le chef des Immortels (leur pasteur ?) a plus de soixante-dix saisons, les autres – ses disciples ? – ont tous dépassé la soixantaine ; il semble y avoir des couples, mais c’est difficile à évaluer au premier coup d’œil ; ils vivent une vie simple, consacrée à l’étude, au jardinage et à la méditation, dans une grande villa apparemment construite sur le modèle des maisons anciennes une cinquantaine de saisons auparavant.

Et ils ne semblent pas particulièrement affectés par la proximité de la Mer, alors que Lefèvre ne peut réprimer de temps à autre une grimace de douleur quand il bouge trop rapidement et qu’une vague de migraine vient lui battre les tempes. Ils ne semblent pourtant pas “ drogués jusqu’aux yeux ”.

« La prière », grogne Lefèvre en réponse à la question de Mathieu. « Fait des merveilles, il paraît. »

Séoud lui adresse un sourire indulgent : « Tu n’as jamais vraiment essayé, Henri.

— Jamais essayé ? » s’indigne Lefèvre – avec une petite grimace, car il a trop vivement levé les mains au ciel. « J’ai fait une retraite d’un Mois chez vous !

— Mais c’était par défi », dit Séoud avec douceur.

En ravalant visiblement une réplique, Lefèvre explique à Séoud la raison de leur visite ; l’autre accède en souriant à sa requête, toujours avec la touche d’indulgence affectueuse qui semble constituer l’essentiel de son attitude à son égard. Un voyage est prévu pour la matinée même : si Mathieu veut ensuite faire la méridienne et manger avec eux avant de repartir, il sera le bienvenu.

Lefèvre évoquera-t-il la mort d’Abram ? Après tout, les circonstances doivent en être d’un intérêt particulier pour des Immortels, sans compter le fait que le vieil homme semble avoir été un familier de la maison. Il serait intéressant de savoir s’ils ont perçu quoi que ce soit la nuit où Abram est allé se jeter dans la Mer. Lorsque Lefèvre, avec une indifférence suspecte, pose exactement cette question à Séoud, Mathieu se dit soudain que c’est sans doute la raison réelle de la décision de Lefèvre et de leur visite aux Immortels : il s’est servi de lui comme prétexte.

Mais Mathieu oublie son amusement un peu navré devant la réaction de Séoud. Séoud est absolument stupéfait. Séoud n’était pas au courant. Séoud n’avait même pas su qu’Abram se trouvait chez les Bordes !

Mathieu se retourne vers Lefèvre, scandalisé : « Vous ne leur avez rien dit ?

— Abram voulait tenir sa présence secrète », marmonne Lefèvre.

Sa présence, peut-être, mais sa disparition ? Lefèvre en profite-t-il pour tester les Immortels ?

Séoud s’assied, jambes coupées. Sa sérénité bonhomme a volé en éclats, sans que Mathieu puisse décider si c’est parce qu’il vient d’apprendre brutalement la mort d’un vieil ami, parce que cet ami lui a caché sa présence, ou parce qu’il a commis en se jetant dans la Mer une sorte de sacrilège. En tout cas, après quelques minutes de silence, Séoud dit d’une voix altérée que non, ils n’ont rien perçu de particulier la nuit de la disparition d’Abram. D’ailleurs Lefèvre ne semble pas avoir vraiment escompté une autre réponse. Il reste debout devant Séoud, les bras croisés, le visage contracté – par la migraine, sans doute, par le remords peut-être.

« Depuis non plus, ajoute Séoud. Et nous avons fait trois voyages sur la Mer. »

Le commentaire de Lefèvre n’a pas l’inflexion ironique qu’aurait attendue Mathieu : « Ça ne veut rien dire. »

Mais quel entêtement absurde ! Si les Immortels sont vraiment capables de communiquer avec les esprits de ceux que la Mer a absorbés – Lefèvre n’y croit pas, de toute façon, n’est-ce pas ? – et s’ils n’ont pas perçu la “ voix ” du vieux, cela peut au moins signifier que celui-ci ne s’est pas jeté dans la Mer et peut donc toujours être l’immortel que Lefèvre veut voir en lui. Et voilà que Lefèvre semble préférer penser que le vieux s’est bel et bien jeté dans la Mer pour y être dissous, réduisant ainsi sa fantaisie à néant !

« Nous ne savions pas qu’il pouvait rejoindre la Mer », ajoute Séoud à mi-voix ; il se mord les lèvres ; après une pause, il reprend : « Nous ne savions pas qu’il l’avait rejointe et nous ne l’avons donc pas cherché. »

Lefèvre le dévisage avec une expression curieuse : « Vous allez le chercher, maintenant ? »

Séoud a retrouvé son calme, son sourire – et son indulgence à l’égard de Lefèvre : « Mais oui », dit-il avec gentillesse.

Lefèvre reste un moment sans réagir – si totalement dépourvu de réaction, même, que c’en est suspect. Puis il fait une grimace délibérément trop sarcastique : « Dis-lui au revoir de ma part. »

Avec une affectation de désinvolture, il tape sur l’épaule de Mathieu – en modérant son geste trop tard, ce qui le fait grimacer derechef : « Amuse-toi bien, Mathieu. Moi, je rentre. Séoud te ramènera quand vous aurez fini. »

Il s’en va sans plus de cérémonie. Une Immortelle conduit Mathieu dans sa chambre, où il se rafraîchit. Puis il s’étend sur le lit, nu et encore humide de sa douche, pour y lire le livre qu’il a emporté, un simple roman – il sera toujours temps, plus tard et si on le lui permet, de consulter “ le Livre des Immortels ”.

Au bout d’une heure, on vient frapper à sa porte : Séoud, qui dit simplement « Nous sommes prêts. »

Il s’habille en hâte et le suit.

 

Le petit bateau ne s’éloigne guère – juste assez pour rendre le rivage et la maison invisibles à Mathieu dans la brume luminescente. Séoud et Malika, la femme qui pilote le bateau, voient plus loin que lui sur la Mer, comme d’ailleurs les Bordes, Lefèvre ou n’importe quel télépathe un peu puissant. Ils distinguent bien mieux aussi sa lumière bleue. Les Anciens ne percevaient aucune brume, s’il faut en croire leurs fresques. « Peut-être un jour pourrons-nous aussi voir la Mer en face », a dit Séoud.

En entrant dans la brume de la Mer, Mathieu songe fugitivement au brouillard de Morgorod. Mais c’est totalement différent. Il n’y a pas de musique, mais il y a la lumière. Même si, d’après Séoud, c’est autant une illusion que la brume. « La Mer existe là, ajoute-t-il en touchant le front de Mathieu, comme le rêve, le mythe, ou l’amour. C’est là qu’est sa véritable réalité, là que s’établit le véritable contact. »

Comme Abram, Séoud manifeste de l’intérêt lorsque Mathieu remarque qu’il perçoit la luminescence de la Mer, distincte de la brume : les vrais têtes-de-pierre ne voient qu’un épais brouillard occultant complètement la Mer elle-même. « Vous êtes bien des nôtres », murmure-t-il ; il veut évidemment parler des mutants en général plutôt que des Immortels ; Mathieu ne commente pas.

Le bateau avance dans un mouvement fluide. C’est plutôt une grosse barque un peu montée en graine, d’ailleurs, avec un mât équipé d’une voile triangulaire, présentement roulée, deux bancs de nage à l’avant (les rames sont rangées à l’intérieur le long de la coque) et un minuscule habitacle à l’arrière pour le pilote, plus un cockpit qu’une cabine. Le tout est propulsé par une turbine à gaz remarquablement peu bruyante – Mathieu est presque choqué, puis sourit de sa surprise : les Immortels n’ont pas envie de ramer tout en communiant avec la Mer, c’est leur droit, n’est-ce pas ? Séoud est assis sur le banc le plus proche du poste de pilotage, appuyé à la paroi de planches, les mains croisées sur sa bedaine, et semble tout simplement apprécier la promenade.

« Vous n’êtes pas supposé… prendre des drogues ? » dit enfin Mathieu, un peu éberlué par toute cette absence de décorum.

L’autre a son sourire indulgent : « Nous les avons prises tout à l’heure. Elles mettent un certain temps à faire effet.

— Mais vous n’avez pas mal à la tête ?

— Pas vraiment. Vous non plus.

— Je suis… immunisé. J’ai une barrière.

— Nous aussi », dit Séoud ; il observe la réaction de Mathieu d’un air presque malicieux et ajoute : « Pas la même que la vôtre, cependant. La nôtre… nous est conférée par la méditation et les exercices, et elle n’est pas aussi impénétrable que la vôtre.

— Et Henri n’a jamais pu ?

— Henri est un télépathe puissant et habile, mais il a toujours été… impatient. Il n’est venu que pour se faire prouver que nous disions la vérité. On ne somme pas la vérité de prouver qu’elle est vraie. On est un avec elle, et on sait alors qu’elle est la vérité. Henri… n’a jamais su être un. »

C’était une description assez exacte de Lefèvre, après tout.

« Et Abram ? »

Séoud reste un long moment silencieux. « Abram… a toujours été trop un », dit-il enfin.

« Mais il est dans la Mer, maintenant.

— Dans la Mer, peut-être, mais pas forcément avec elle », soupire Séoud. Il se frotte les tempes et, sans élaborer davantage, se couche par terre entre les deux bancs avec un petit coussin sous la nuque, en se croisant de nouveau les mains sur le ventre. « Il va encore falloir un certain temps », prévient-il. Puis il ferme les yeux et ne bouge plus.

Mathieu l’observe un moment mais, comme il ne se passe rien de particulier, il se tourne sur son banc et s’appuie au plat-bord, le menton sur les bras, pour contempler la Mer. L’éclat bleu en est nettement plus sombre au contact de la coque ; les courants que Mathieu a remarqués à plusieurs reprises s’y propagent en tout sens, avec rapidité ; presque à la limite de la vision, quelque chose pulse au même rythme dans le scintillement brumeux qui occulte le ciel nocturne, un clignotement rapide, presque hypnotique, très différent du mouvement lent et majestueux qu’il a perçu lors de sa première vision de la Mer.

Il se retourne. En face de lui, dans le petit poste de pilotage, Malika regarde droit devant elle avec une expression rêveuse ; à ses pieds, Séoud a maintenant les yeux grands ouverts, et fixes. Son souffle soulève à peine sa poitrine.

Le bateau ne grince pas, ne craque pas ; la turbine ronronne. Le vent léger – ce n’est pas encore “ le vent de la Mer ”, qui ne commencera à souffler vers le large qu’au début de la dernière semaine de Mai – ne porte pas d’autres odeurs que celles du vernis et du bois mêlées. Mathieu se sent flotter dans un univers clos à la fois infiniment présent et curieusement dépouvu de réalité. Peut-être est-ce le silence, le scintillement, la solitude, malgré les deux êtres humains qui partagent son espace physique sans qu’il puisse les rejoindre dans l’autre espace où ils communiquent, peut-être, avec la Mer. Quelles visions passent devant les yeux de Séoud, de Malika à la barre, quelles voix s’entrecroisent, peut-être, dans cette dimension invisible qui lui demeurera toujours fermée ? Il est sur la Mer, il pourrait y demeurer des heures sans en être affecté… alors que ceux qui la désirent avec passion ne peuvent l’approcher sans en payer le prix – que ce soit le désir serein des Immortels ou celui d’un Lefèvre, plus ambigu mais peut-être plus intense d’être dénié.

Et lui, Mathieu, que désire-t-il ? En ce moment précis, dans la solitude peuplée d’invisible, il lui semble ne rien désirer, pas même – son regret secret malgré la relative harmonie découverte avec Nathalia – une place à lui où il pourrait être lui-même et non ce qu’on désire le voir être ou ce qu’on lui rappelle, même sans le vouloir, qu’il n’est pas. Il y a seulement la lumière bleue, le mouvement léger du bateau qui ne va nulle part, cette étrange suspension au milieu d’un décor à la fois immense et limité, cet instant, qui imite l’éternité.

Quand Séoud se redresse, Mathieu a l’impression de se réveiller aussi. Puis, au moment où il commence à prendre conscience de la façon curieuse dont Séoud le dévisage, le gros homme se relève et s’assied sur le banc avec des gestes mesurés, comme si toute sa masse était devenue de verre. Sortie de sa rêverie – ou de sa transe – Malika se penche pour lui tendre une gourde de métal argenté. Il boit longuement, se racle un peu la gorge et tend la gourde à Mathieu.

Mathieu la prend avec un vague sentiment de déjà-vu, qui se précipite lorsque le goût âcrement épicé du liquide roule sur sa langue. Il tousse, se force à avaler.

« Shmeïlé », dit-il – alors seulement il sait que c’était vraiment un souvenir.

« Un vin reconstituant, on le fait dans le Nord », dit Séoud, en setlaod, avec une intonation un peu surprise.

« Avez-vous appris quelque chose ? » l’interrompt Mathieu en virginien, délibérément, pour briser la structure qui s’ébauche et dont le parallèle avec sa première rencontre de Galaas le met soudain terriblement mal à l’aise.

Séoud semble hésiter. « Difficile à dire. » D’abord, ils ne perçoivent pas vraiment des voix individuelles mais une rumeur de foule, où se détache parfois une voix dont ils ne savent pas vraiment si elle s’adresse à eux. Si on leur parle, ils ne peuvent d’ailleurs pas répondre : le contact, s’il y a bien contact, se fait à sens unique… Séoud parle lentement, en cherchant ses mots, difficulté de traduire ce qu’il a éprouvé, ou bien il est encore sous le charme – ou sous le choc.

« Et que disent-elles, ces voix ? »

Séoud hésite encore plus longtemps. Peut-être s’agit-il là de secrets que sa religion lui interdit de révéler aux profanes. Mais dans ce qu’il a déjà dit, où sont les messages édifiants dénoncés par Lefèvre ?

« Nous ne sommes pas certains, dit enfin Séoud, surprenant Mathieu. Quand l’une de ces voix parle… – il soupire – … c’est si difficile à expliquer… »

Malgré les tentatives d’élucidation de Lefèvre ou des Bordes, Mathieu avait encore tendance à considérer la télépathie comme une sorte de contact magique, instantané et parfait. Ce n’est pas le cas, il en prend enfin vraiment conscience en écoutant Séoud. Si l’empathie est directe et immédiate, la télépathie est un processus plus complexe. D’ailleurs, il en existe plusieurs variétés différentes, plusieurs degrés menant de l’empathie proprement dite à ce qu’on peut considérer comme une “ transmission de pensées ”, même s’il se passe apparemment autre chose qu’une “transmission” (c’est lorsque Lefèvre essaie de préciser ce qui selon lui se passe que Mathieu décroche toujours : le jargon scientifique lui semble devenir trop compliqué pour être honnête).

« Il faut des symboles communs pour le contact entre téleps. Des configurations neurophysiologiques assez identiques dans le cerveau pour assurer la résonance. Les symboles les plus couramment utilisés sont ceux du langage. Quand deux téleps parlent des langues différentes, la communication devient difficile, voire problématique si les deux langues ont des structures et des concepts suffisamment éloignés les uns des autres. Il faut élaborer un autre “langage” commun. Et puis, entre personnes corporelles, le corps intervient – presque tous les télépathes sont aussi des sensitifs, et nous percevons les modifications biochimiques induites par les émotions. Mais les voix qui nous parlent dans la Mer sont désincarnées… »

Les voix de la Mer qui s’adressent parfois aux Immortels – si elles le font vraiment – ne parlent évidemment pas le virginien. Elles ne parlent même pas toujours en setlaod, semble-t-il ! Et les symboles transmis ne se négocient pas comme dans un véritable échange, puisque la communication s’établit dans un seul sens. Les Anciens qui se trouvent dans la Mer parlent, avec la Mer ou entre eux. Mais pas aux Immortels.

« Nous ne comprenons pas encore Ses paroles », conclut Séoud. L’intonation indique une phrase rituelle maintes fois répétée, et Mathieu imagine l’agacement de Lefèvre s’il était présent… Mais Lefèvre ne semblait pas avoir été au courant de ce que vient d’expliquer Séoud. N’a-t-il pas fait une retraite chez les Immortels ?

Séoud secoue doucement la tête avec un sourire de regret : « Henri a essayé de s’entraîner à nos techniques de méditation. Il n’a rien voulu savoir d’autre, et nous n’avons pas jugé bon de lui dire ce qu’il n’entendrait pas. Après avoir analysé les drogues que nous prenons pour aller sur la Mer, il a décidé que nous devions mentir lorsque nous disions percevoir les voix, et il a refusé de venir sur la Mer avec nous.

— Et quelle preuve ai-je que vous ne mentez pas, moi qui ne suis même pas télépathe ? » remarque Mathieu au bout d’un moment.

Séoud écarte un peu les mains : « Aucune. »

Mais Mathieu a déjà décidé de considérer la description faite par Séoud de ce qui se passe lors du contact avec la Mer, avec ses incertitudes et son absence de spectaculaire, comme une présomption suffisante de véracité.

« Avez-vous entendu Abram ? » demande-t-il en concédant implicitement à Séoud un point que celui-ci, de toute évidence, n’a pas cherché à gagner.

Une ombre passe sur le visage rond : « Non. S’il est avec la Mer, elle l’occulte complètement… Mais elle ne l’a jamais fait pour ceux d’entre nous qui l’ont rejointe : nous pouvons toujours reconnaître leur… structure, si nous ne pouvons pas leur parler. »

Mathieu assimile en silence ce détail également ignoré de Lefèvre : « Et eux, ne peut-il s’empêcher de demander, ils vous parlent, vous les entendez ?

— Non, soupire Séoud. Nos baïstaos sont encore trop mal préparés, malgré leurs efforts. Nous sommes des enfants qui apprennent à marcher. »

À l’intonation, Mathieu devine que demander d’autres éclaircissements lancera Séoud dans une grande tirade religieuse, et il n’insiste pas. Il ne se sent plus le goût de mieux savoir ce que représente la Mer pour les Immortels en dehors de l’expérience ambiguë de leurs contacts avec elle. Quelles que soient les réponses de leur foi, elles ne peuvent en être pour lui ; il sera toujours incapable d’y faire la part de la réalité et celle du désir. Un peu dans la position de Lefèvre, somme toute. Mais Lefèvre est un télépathe ; il pourrait, s’il le voulait vraiment, rejoindre les Immortels. Mathieu, même s’il le voulait, ne le pourra jamais. Et pourquoi le voudrait-il ? Il n’y a pas de place pour lui là non plus.

Une fois revenu sur le rivage, il demande à Séoud s’il pourrait le faire ramener chez les Bordes tout de suite après la méridienne. Il n’a même plus envie de consulter le Livre des Immortels. Séoud aquiesce sans faire de commentaires, et trois heures plus tard un autre Immortel, Maurice, le reconduit le long de la piste qui serpente dans la montagne. Mathieu n’a pas envie de parler, et l’autre, intuitif sans doute, ne parle pas.

Lefèvre est sur le pas de la porte quand ils arrivent. Il ne presse pas Mathieu de questions – il semble se donner assez de mal pour simplement rester debout – mais Mathieu ne se fait pas prier pour raconter son bref séjour sur la Mer.

« Pas d’Abram… », murmure Lefèvre.

« … mais ça ne veut rien dire », conclut Mathieu à sa place. Va-t-il s’obstiner dans sa fantaisie ? « Les licornes vous ont pourtant dit qu’il s’est jeté dans la Mer.

— Les licornes peuvent être trompées. Et elles peuvent mentir.

— Et de toute façon, vous ne croyez pas à la communication des Immortels avec la Mer », lui rappelle Mathieu, agacé à présent.

« Je crois… que je ne crois rien, dit Lefèvre en levant un doigt. Je sais que je ne sais rien.

— Vraiment ?

— La plupart du temps.

— C’est aussi une sorte de foi.

— Le scepticisme ? Une passion, tout au plus », réplique Lefèvre avec un fantôme d’ironie.

 

 

 


47

Après avoir senti comme un grand froid s’emparer de lui, Oghim eut l’impression de s’endormir et juste le temps de songer, tristement, qu’il avait échoué. Puis, sans transition, il entendit une voix qui disait : « Éveille-toi, Oghim ».

Il essaya d’ouvrir les yeux, mais en vain.

« Éveille-toi, Oghim », répéta la voix.

Il sentit qu’il était étendu sur une surface dure, et que la voix résonnait comme dans un vaste espace clos, mais il ne parvint pas à ouvrir les yeux.

« Éveille-toi, Oghim », dit la voix pour la troisième fois.

Alors seulement Oghim put ouvrir les yeux. Il se trouvait au milieu d’une salle immense dont il ne pouvait distinguer les limites dans la lumière des Ékelli. Il s’assit et chercha la blessure de son cœur – mais il ne la trouva pas. Une grande joie l’envahit à l’idée qu’il était enfin arrivé dans l’île.

« Tu as fait un long voyage pour arriver jusqu’à nous, Oghim Karaïdar, dit la voix qui venait de la lumière. Désires-tu toujours retrouver ton ombre ?

— Oui ! dit Oghim.

— Nous t’avons doté de nombreux pouvoirs en chemin, te voilà plus qu’un humain, reprit la voix. Cela ne te suffit-il pas ? »

Oghim s’agenouilla, incertain tout à coup. « Suis-je plus qu’un humain ? murmura-t-il. Vous qui voyez dans les cœurs, ne voyez-vous pas comme le mien est plein de crainte, de doute, d’orgueil ? Je ne suis qu’un humain. Moins encore, puisque je n’ai pas d’ombre. Rendez-la-moi, je vous en prie, et peut-être alors pourrai-je me rendre digne de vos bontés.

— Il te faut choisir, Oghim, dit la voix résonnante. Ton ombre ou tes pouvoirs. »

Oghim resta un long moment silencieux, atterré. Il songeait à tout ce qu’il pourrait accomplir grâce à ses pouvoirs… Mais ne voulait-il pas vivre parmi ses frères et sœurs les humains ? Comment le pourrait-il si le soleil ne marquait pas sa place à côté d’eux sur la terre ?

Et pourtant, il se rappelait l’ivresse de voler comme un oiseau dans le ciel libre.

« Ô Ékelli, vous êtes cruels, dit-il en pleurant. Donnez-moi mon ombre et reprenez vos pouvoirs. La puissance de l’amour est aussi grande, et elle ne me séparera pas de mes frères. »

Il resta à genoux, tremblant de son audace. Mais il entendit les voix des autres Ékelli qui manifestaient leur approbation devant son choix.

« Voici ton ombre, Oghim Karaïdar, dit la voix qui venait de la lumière. Elle a toujours été en toi, et elle y sera toujours. Mais à présent les autres pourront la connaître aussi. »

Et dans la lumière se forma comme un nuage qui prit peu à peu la forme d’un corps humain devant Oghim. C’était une jeune fille, et elle lui ressemblait comme une sœur. Tremblant, exultant, Oghim tendit la main et toucha son ombre. Un instant elle resta devant lui, souriante, puis Oghim la sentit pénétrer en lui par la main qui la touchait, et lorsqu’il regarda à ses pieds, il vit une forme noire découpée par la lumière des Ékelli, et qui lui ressemblait.

« Nous sommes moins cruels que tu ne le penses, Oghim Karaïdar, reprit la voix. Tu conserveras tes pouvoirs, toi ainsi que tes descendants. Continue à en faire bon usage et ils ne te quitteront pas. Utilise-les pour le mal, et c’est ton ombre qui te quittera, sans qu’il soit au pouvoir de personne, alors, de jamais te rendre à toi-même. »

Et c’est ainsi qu’Oghim Karaïdar devint le premier humain à recevoir tous les dons des dieux, le premier hékel.

 

 

 


48

Mathieu rêve. Le rêve de la rue grise, de la rue douloureuse, un rêve qu’il n’a pas fait depuis des semaines. Il ne marche même plus, il rampe, en s’accrochant du bout des ongles dans les rainures qui séparent les dalles incolores. Il n’y a plus personne, nul fantôme-espion à demi translucide pour le voir, le désigner, le trahir. Il est seul et il rampe, tout le corps brisé. Il rampe vers la place à la peau élastique, la voilà, sans transition il se trouve au milieu, perdu comme un minuscule iris dans un œil immense, si isolé, si vulnérable sous le ciel invisible et pourtant lourd… Il continue à ramper misérablement pour s’échapper, retourner dans la rue dont les murs ne le protégeront pas vraiment, mais tellement moins exposée. Il fait bien attention, maintenant, il ne met pas les ongles, il se tortille comme un ver en s’aidant de ses poignets aux mains bien relevées pour se traîner sur la pellicule molle et pulsante de la place, mais son corps entier est devenu un rasoir, un mince rasoir tranchant, et derrière lui, sous lui, la membrane se fend, les lèvres luisantes s’ouvrent sur un grand rire doux et cruel, et en sanglotant il roule, il coule, il sombre dans la pénombre rouge, aimante, féroce.

En sanglotant il se réveille, en criant un nom, le nom. Mais dans la fraction de seconde qui sépare le sanglot du cri, alors qu’il n’a pas réintégré son corps, alors qu’il est encore tout rêve, il pense, comme une concession extrêmement difficile, avec une sensation intérieure d’arrachement, que le bleu et non le rouge est la couleur de l’eau. Instantanément, le temps d’un éclair, il baigne dans du bleu.

Et il crie. Et il ouvre les yeux dans la lueur fantomatique des murs de la chambre, hors d’haleine, le cœur déchiré, et Nathalia est là qui le caresse, qui le berce, qui lui dit que c’était un rêve, juste un rêve, Mathieu, juste un rêve.

Il se serre contre elle, il écoute son cœur s’apaiser. Du rêve, il ne reste que des blocs épars d’images qui sont des sensations qui sont des émotions, et la certitude, comme du plomb en fusion.

« Je ne le tuerai jamais, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix qu’il entend enfantine. Jordan. Je ne le reverrai jamais. Je ne pourrai jamais savoir. »

Nathalia murmure tout bas : « Non, Mathieu. Mais tu sais, en réalité. Tu sais bien. »

Abram lui a dit la même chose, le souvenir en flotte paresseusement dans sa mémoire. “ Tu sais tout ce qu’il y a à savoir sur Jordan.” Et c’était vrai. C’est vrai. Pourquoi ce poids brûlant dans sa poitrine, alors ? S’il comprend, ne devrait-il pas être apaisé ? Pardonner ? Le simple fait de penser ces trois syllabes le remplit d’une répulsion si profonde qu’il a envie de cracher. Non. Il sait. Il comprend. Et il n’oubliera jamais, et ce ne sera jamais fini.

Appuyé aux pierres fraîches et maintenant lumineuses du mur, il n’arrive pas à se perdre dans la chevelure parfumée de Nathalia blottie contre sa poitrine, dans la douceur miraculeuse de sa peau. Il ne peut s’empêcher de revenir sur le rêve. Comme on s’acharne sur le sang croûté d’une blessure, il essaie de traverser la catastrophe rouge pour revenir à cet instant, cette fraction de seconde, cet éclair, juste avant de se réveiller : le bleu et non le rouge est la couleur de l’eau… La phrase n’arrête pas de lui tourner dans la tête, au point de devenir une comptine en se transformant, le bleu, est non le rouge, est la couleur de l’eau, tandis qu’il essaie de recapturer l’image, la sensation, l’émotion qui l’a accompagnée. Une descente… non. L’arrachement douloureux lui-même ne s’est pas fait vers l’extérieur. Si mouvement il y a eu, c’était une implosion et non une explosion, ou moins la sensation d’une descente que l’impression d’un retour. Un retour.

« J’ai hâte que la Mer soit partie », murmure soudain Nathalia, inconsciente de la pente différente de leurs pensées. « J’ai hâte qu’on puisse recommencer avec le groupe.

— Non », s’entend dire Mathieu – avec le même soudain sentiment de détente et de déchirement qu’à la toute fin du rêve. Le visage de la jeune femme, tourné vers lui, se fait incrédule, puis anxieux. Sa certitude à lui s’efface presque mais il s’y accroche, obstiné : « Toi, tu continueras. Je suis sûr que vous n’avez pas besoin de moi. C’est l’aëllud qui a commencé le déblocage pour toi. Il faut continuer. Moi non. J’en ai fini avec ça. »

Elle proteste. Ils protestent tous, plus tard. Il les écoute sans rien dire – étonné de pouvoir ne pas répliquer, même quand Nathalia lui dit qu’il a peur de ce qu’il est, que son refus de continuer les recherches est une fuite. Lefèvre hoche la tête. Mathieu aussi : c’est plausible, il comprend qu’on puisse le penser. Mais c’est faux. La discussion continue pendant plus d’une heure, chacun revenant aux mêmes arguments sous des formes différentes. Mathieu écoute, accablé mais calme, même quand Nathalia se met à pleurer et sort de la pièce en courant. Tout d’un coup, avec une évidence qui devrait l’atterrer mais qu’il accueille avec un détachement étrange, il voit la nature de leur relation, il comprend que Nathalia n’est pas seulement sortie de la pièce, que leurs chemins viennent de diverger. Elle veut continuer, elle continuera les recherches avec le groupe, la confluence mystérieuse de l’aëllud et des enfants achèvera sa métamorphose, elle rejoindra leur univers, celui de Lefèvre, de Joanna, de Gunther – et de Stéphane, qui s’est levé pour courir derrière elle.

Il attend un moment dans le silence qui suit le départ de Nathalia. Puis il se lève, les observe tour à tour, Joanna désolée, Gunther pensif, Lefèvre irrité. « Le choix, vous vous rappelez ? dit-il à Lefèvre, mais il leur parle à tous. Eh bien, j’ai choisi. »

Il sort de la cuisine, va prendre à la bibliothèque le premier livre qui lui tombe sous la main, et descend vers la côte.

Ce n’est pas son heure habituelle : sous le couvert des racalous qui étendent leurs ramures au-dessus du chemin, les trois licornes s’avancent, revenant de leur promenade matinale au bord de la Mer. Il s’immobilise. Le chemin n’est pas assez large et elles marchent en file, lentement, Étoile la première, la tête basse pour saisir au passage les touffes de fine herbe bleue à l’abri des arbres. Elle est à une dizaine de mètres seulement de Mathieu quand elle l’aperçoit, et se fige en soufflant, un son de surprise – de crainte ? Par-dessus son encolure apparaissent les têtes blanches et curieuses de ses compagnes et, pendant un bref instant, elles composent un animal fabuleux, une licorne à trois têtes, deux blanches autour d’une noire, presque comiquement symétriques. Mais il n’y a rien de comique dans leur immobilité, dans le sifflement menaçant qui monte de la gorge d’Étoile pour se transformer en grondement bas.

Mathieu s’écarte du chemin sans les quitter des yeux, recule entre les branchages serrés des racalous. L’immobilité du trio de licornes se brise d’un coup, la tête noire d’Étoile cesse de suivre son mouvement, sa corne se relève, la procession tranquille reprend son cours.

Il les regarde passer devant lui, disparaître peu à peu dans la lumière tamisée de l’allée, le long de la falaise. Il poursuit son propre chemin vers la Mer, parce que c’est ce qu’il avait commencé de faire, le seul endroit où il peut envisager d’aller à présent, là où l’univers n’aura pas changé, ou pas trop : le plumetier sur la peau ondulante de la prairie, le scintillement brumeux au ras de l’herbe, l’éclat bleuté qui travaille en dessous à ses incompréhensibles desseins.

Au bout d’un moment, par habitude, il ouvre le livre. Le quatrième tome des chroniques de Virginia, écrit par Fergus (pas d’autre identité que ce nom, ou ce prénom), un successeur de William F. Hollander à la tête des Immortels en voie de devenir des Rebbims, après la guerre de libération, au lendemain de la Peste. Mathieu n’a pas terminé le deuxième tome, à peine feuilleté le troisième. Pas grave. C’est même exactement ce qu’il lui faut, devoir reconstituer comme un puzzle ce qui est arrivé dans les chapitres précédents. Mieux qu’un roman policier. Cela l’occupe jusqu’à la méridienne, puis jusqu’au retour des licornes, qui s’éloignent lentement pour lentement revenir le long de la Mer, Herbe et Cascade très en avant – il peut distinguer les deux mâles l’un de l’autre à présent, Cascade un peu plus petit, la robe plus claire. Ils remontent la prairie en premier, sans lui jeter un regard, et disparaissent dans le sous-bois derrière lui. Étoile commence à gravir à son tour le chemin tracé dans les herbes. Elle s’arrête à la hauteur de Mathieu, la tête tournée vers lui.

Et elle change de direction, pour venir s’immobiliser non loin de son arbre. Le ciel brumeux d’Été est presque blanc, comme opaque au-delà du scintillement inaltérable de la brume ; la silhouette de la licorne s’y détache comme sans relief au-dessus de Mathieu. La ligne aiguë de la corne se déplace tandis que la tête massive se tourne de côté et qu’un œil à la phosphorescence verte se fixe sur Mathieu. Le museau un peu camus se baisse, vient pousser doucement ses pieds ; il y a un sifflement doux, comme désolé.

« Ce n’est rien », dit Mathieu. Il est assez navré lui-même. Comme pour Jordan, comme pour Nathalia, il comprend, mais ce n’est pas assez pour effacer la peine.

 

 

 


49

Pendant la dernière semaine, les adultes comme les enfants vivent dans une hébétude qui ne laisse guère de possibilités à la conversation. Mathieu, de toute façon, passe la majeure partie de ses journées au bord de la Mer. Nathalia et lui dorment toujours dans la même chambre – c’est tout ce qu’ils y font désormais, mais elle en a besoin. Avec tendresse, avec tristesse, elle se blottit contre lui, ensommeillée ; avec la même tendresse résignée il la sent dériver dans le sommeil. Quand ils parlent, c’est de sujets anodins. Il sait qu’elle n’essaierait pas de le faire changer d’avis – mais il préfère ne pas avoir l’occasion d’éprouver sa propre résolution.

Le jour du départ de la Mer, juste avant la méridienne, ils avalent tous une dose particulièrement forte de somnifère : ils ne pourraient supporter éveillés le contrecoup intérieur de l’activité de la Mer au moment où elle disparaît, vers le milieu de l’après-midi. La veille, Joanna a assuré à Mathieu que tout ira bien et qu’on n’aura pas besoin de lui, mais il veut rester pour s’assurer tout de même qu’il ne se passera rien de fâcheux. Il ne parvient pas à dormir pendant la méridienne, écoule l’heure suivante à la bibliothèque, ouvrant et refermant des livres dont aucun ne le retient longtemps, s’interrompant de temps à autre pour aller surveiller les dormeurs, trouve Katik couchée en rond aux pieds d’Érin ; la banker pousse un petit sifflement malheureux en le voyant, se laisse même caresser.

Il traîne encore un peu, monte sur la terrasse. L’éclipse est déjà commencée, un mince liséré noir sur la face du soleil. La zone d’ombre s’épaissit à l’ouest, tandis qu’une teinte violacée envahit le ciel.

Après une dernière ronde dans la maison silencieuse, il n’y tient plus, il sort.

Il s’engage dans le sentier. Pas une tapoche en vue. Les oiseaux pépient toujours, cependant. Dans la lumière qui n’est déjà plus tout à fait celle du jour, le chemin familier prend des allures étranges. Le vent qui souffle sans discontinuer de l’intérieur des terres depuis le début de la semaine semble une main forte et chaude qui pousse Mathieu dans la pente, à travers rochers, bosquets et prairies, tandis que le jour s’assombrit en des teintes d’orage. Le long de la dernière falaise, les odeurs du couvert, exacerbées par la chaleur, ont une intensité presque palpable qui monte à la tête.

Il s’assied. La Mer est une étrange aurore bleutée : la luminescence scintillante de la brume s’arrondit en coupole dans le ciel métamorphosé. Tout à l’heure, l’éclat familier fera place à une ondulation de collines peu élevées filant vers l’océan invisible au loin, de la terre sablonneuse scalpée de sa végétation par le séjour de la Mer. Le mystère de la Mer. Des phénomènes physiques inexpliqués parce qu’impossibles à étudier scientifiquement, protesterait Lefèvre. Mais inexpliquée parce qu’inaccessible, présente et pourtant impossible à toucher, la Mer : un mystère. La foi des Immortels paraît soudain plus séduisante à Mathieu que le scepticisme rationnel de Lefèvre (est-il si rationnel, au reste ?). Tout à l’heure, lorsque les deux baïstoï, les deux “ parfaits ”, qui ont atteint l’Illumination – quelle qu’elle soit – se jetteront de leur bateau dans la Mer, ils affirmeront à la fois la présence du mystère et leur participation à sa vérité, la seule façon peut-être de la connaître, même si elle n’est plus alors transmissible.

Un froissement d’herbe le redresse. Une forme plus noire dans la pénombre, deux éclats phosphorescents et verts : Étoile, qui s’avance vers lui à pas lents, comme hésitants. Il s’assied, les bras autour des genoux, il n’arrive pas à être alarmé. Elle s’approche tout près, tête basse à cause des feuillages où sa corne s’embarrasse et, après une courte pause, elle lui pousse un peu l’épaule du museau.

Il lève une main, incertain. Osera-t-il la toucher lui-même ? Le souffle chaud court à intervalles réguliers sur sa peau, la tête massive ne bouge pas. Il tend les doigts, effleure le dessus velouté des naseaux. Pas de réaction. Il s’enhardit jusqu’à caresser franchement le poil dru. La licorne ne bouge toujours pas, une immobilité qu’il sent tendue, volontaire. A-t-elle choisi ce jour d’obscur soleil pour faire sa paix avec lui ?

Avec des gestes mesurés, il se met debout, les yeux rivés à ceux de la licorne dont la tête suit son mouvement. Il pose de nouveau une main sur le museau baissé. Ils restent un moment ainsi, immobiles. Puis la licorne se détourne, elle va repartir… Non ? Elle s’immobilise de nouveau, présentant son flanc à Mathieu, la tête tournée vers lui. Comme si la proximité allait lui permettre de mieux comprendre son intention, il s’approche, car oui, il y a une intention dans les yeux phosphorescents fixés sur lui. Il n’a jamais été si près. Du grand corps immobile émane une odeur animale et chaude comme il n’en a jamais sentie : musc, terre, herbes écrasées ; des feuilles arrachées sont emmêlées dans la crinière noire.

La licorne tend le museau, le cou arqué, pousse de nouveau Mathieu. Que veut-elle ?

Quelques pas l’éloignent de lui, quelques pas la ramènent. Elle lui présente encore le flanc. Le pousse encore du museau.

Elle veut qu’il monte sur son dos ? Il le demande à haute voix, stupidement, tout en caressant la courbe frémissante du flanc qui s’offre à lui. Pour les enfants, elles s’accroupissent parfois, mais Étoile ne semble pas vouloir en faire autant pour lui… Peut-être en agrippant la crinière, en sautant avec le pied posé brièvement sur l’articulation de la patte avant… Mais c’est si inélégant… et peut-être inconfortable pour l’animal.

Le museau de la licorne le pousse une fois de plus tandis qu’elle émet un sifflement bref et impérieux.

Mathieu entortille ses mains dans la crinière épaisse, prend son élan… sent contre ses genoux la poussée que lui donne le museau de la licorne, et se retrouve à cheval, le cœur battant à tout rompre. Il est plus assis qu’à cheval, en fait – le dos musculeux est trop large. Il se glisse en avant jusqu’à se trouver plus près de la tête que du milieu du corps, dans le creux entre les épaules, mais c’est une position curieusement confortable.

Étoile fait un pas, et Mathieu s’agrippe en hâte à la crinière. La licorne ne semble pas en être incommodée. Elle marche un moment de long en large, puis se met à trotter vers le bas de la prairie. Mathieu se raidit, inquiet, mais une fois qu’il a trouvé le bon angle d’assise, les genoux relevés pour se tenir avec les pieds, le mouvement devient fluide, harmonieux, et son angoisse s’envole, même lorsque la licorne prend le galop le long de la Mer. Il n’est jamais monté à cheval, mais c’est sûrement différent, comme doit être différente la sensation du cavalier. Il ne se sent guère cavalier, au reste, pas ce qu’il imagine d’un cavalier : quelqu’un qui dirige et domine. Mais invité, un passager. Curieusement enveloppé par la course de la licorne, comme si elle était autour de lui, et non lui sur elle. Des images fugitives, les vagues de l’océan jamais vu, Nathalia dans la marée triomphante de l’amour…

Et au dernier moment il ne pense plus mais il sait, et il ne bouge pas, et la licorne infléchit brusquement sa course pour plonger dans la Mer.

 

Un éclair bleu. Il est seul. Il flotte face au ciel. Au-dessus de lui, le scintillement clignotant de la brume. Sous lui une surface mouvante qui épouse étroitement la forme de son corps, le soutient, le porte. Et puis… Ni le noir ni l’inconscience, mais l’instant d’après, sous la même luminescence bleutée, bercé par la même houle, un sentiment troublant de discontinuité.

Et les voix. Une multitude murmurante, autour de lui… En lui ? Mais lointaines, discrètes, comme on parle bas autour d’un dormeur à peine éveillé.

Il n’a pas le temps d’aller au-delà des sensations, de commencer à penser. Une vague le soulève, le porte en avant, le dépose sans heurt sur une surface plus dure où il reste étendu sur le dos sans bouger. Comme il a les yeux ouverts, il regarde. Comme il regarde, il voit : une vaste étendue baignée d’un violet profond, le ciel, l’éclipse. L’espace d’un éclair, il est de nouveau sur l’île Voïstra, exaltation et terreur mêlées, est-il vraiment sorti du labyrinthe ?

La mémoire lui revient, le temps et l’espace reprennent leur place, ou il reprend sa place dans l’espace et le temps. Le ciel est trop violet. Il se redresse, il se relève. Étoile ?

Aussitôt des questions fusent dans sa tête, qui ne lui appartiennent pas et dont il ne comprend d’abord que la stupéfaction. Il regarde de tous côtés, affolé. Pas de soleil. La face grêlée de la Lune, irradiant une intense lumière violette. Il ne comprend pas. Il sent comme un mouvement dans la pénombre de l’éclipse, mais il ne voit personne. Il y a seulement cette vibration ténue, derrière lui, du côté de la Mer.

Mais voilà que le mouvement se précise devant lui, et ce sont des points de lumière mouvants, des torches, des gens qui tiennent des torches, qui courent vers lui et dont la rumeur, incompréhensiblement, court aussi dans sa tête. Un homme s’est détaché de la foule. Vêtu d’une courte tunique bleue, il est grand, massif, sa peau imberbe brille d’un éclat doré dans la lueur de sa torche. Sous les épais sourcils presque jointifs, de grands yeux encore agrandis par la stupeur, des yeux à la pupille ovale.

Mathieu recule d’un pas en balbutiant : « Galaas ? »

Mais ce n’est pas Galaas.

 

*

 

Après avoir remercié les Ékelli, Oghim quitta leur temple. Il se dirigeait vers le rivage de l’île quand il sentit une étrange et soudaine torpeur l’envahir. Terrassé, il se coucha sur le sol et ferma les yeux.

Et dans ce sommeil qui n’en était pas un, il lui vint une vision.

Un jeune homme était dressé dans sa vision, et il ne ressemblait à aucun des hommes qu’il avait pu rencontrer au cours de son long voyage vers le Nord. Il portait un pantalon très court qui lui découvrait les jambes jusqu’à mi-cuisse et un curieux maillot rouge sans manches, collant, largement échancré sur la poitrine. Il avait la taille d’un adolescent, une peau claire, presque blanche, et ses yeux étaient d’une couleur inconnue des humains sur Tyranaël : bleu très pâle, presque incolore, comme le ciel de l’été, parfois, au-dessus du Hleïtan. Sur sa poitrine au-dessus de l’échancrure de son maillot, on voyait une cicatrice plus sombre en forme d’éclair. Le jeune homme contemplait un grand Tyrnaë penché vers lui, et son esprit était en proie à la plus grande confusion. Enfin, il fit un pas en arrière en prononçant le nom de Galaas, et c’était une question.

 

*

 

Un murmure naît peu à peu parmi les gens assemblés, se fait voix, se fait cri. Mathieu, sans savoir comment, sait que ces inconnus le reconnaissent. Il est stupéfait mais sans savoir pourquoi, il n’a pas peur. Les gens crient : « Od Atan ! Od Atan ! » Et il comprend qu’ils crient : « L’Étranger, l’Étranger. »

 

*

 

« L’Étranger, l’Étranger », criait la foule exultante, comme si elle avait reconnu le jeune homme. Et le jeune homme comprenait ces paroles, mais sa confusion ne diminuait pas. Une très jeune paalao aux cheveux rouges vint rejoindre le Tyrnaë qui se tenait devant l’Étranger. Elle offrit ses mains en signe de bienvenue, et dit au jeune homme de ne pas avoir peur.

« Je m’appelle Matieu », murmura-t-il, dans la langue d’Oghim.

Et tout disparut, comme soufflé par le vent.

 

*

 

Mathieu contemple l’adolescente aux cheveux rouges qui lui tend ses mains ouvertes, paumes tournées vers le haut. Il sait, toujours sans savoir comment, qu’elle est trop intimidée pour parler. Il sait que l’homme qui n’est pas Galaas est un Rani, comme la jeune fille, comme les hommes et les femmes qui se pressent autour d’eux et les observent en murmurant. Il perçoit leur exaltation et leur respect, leur stupéfaction, leur crainte, leur émerveillement, il sent qu’il pourrait en percevoir davantage s’il pouvait passer au travers de l’invisible sphère de silence qui l’entoure depuis qu’il a repris conscience.

Et soudain quelque chose traverse cette frontière. Un mélange déroutant de sensations fuyantes, ou d’émotions, qui parviennent à Mathieu par bouffées comme la rumeur d’une pièce lointaine alternativement révélée et masquée par une porte battante en train de se fermer peu à peu. Quelqu’un lui parle, ou essaie de lui parler. Quelqu’un dit son nom dans sa tête, Mathieu ?… Mathieu … c’est toi ? Il ne sait s’il a senti, vu ou touché cette question, mais on la lui a posée, en virginien, et il ne sait comment il le sait mais c’est Abram, et sans savoir où diriger ses paroles, ses pensées, il crie éperdument : « Oui, oui, c’est moi, oui ! »

Où es-tu ?

« Je ne sais pas ! Étoile… elle m’a emporté dans la Mer et elle a disparu et je suis avec des Ranao et… »

La Mer… est partie, Mathieu… Elle t’a… emporté… de l’autre côté. Le contact déroutant se défait, revient, de plus en plus faible. Encore quelques bribes, lointaines, presque effacées, incompréhensibles. Puis plus rien. Abram a disparu. La porte est refermée.

Mathieu parcourt des yeux le demi-cercle des Ranao. À la périphérie de sa vision, l’éclat bleu de la Mer vibre sous sa luminescence impalpable. La Mer. Il se trouve au bord d’une prairie, au bord de la Mer, mais la Mer a disparu du bord de sa prairie à lui. Au-delà des Ranao, de leurs bouches silencieuses et leurs pensées sonores, aucun plumetier ne brille là dans l’herbe là où se tenait le sien. La Mer est partie. Il est parti avec elle. Elle ne l’a pas dissous. Elle l’a emmené. Ailleurs.

Il regarde ceux qui l’entourent et, plus près, le géant doré et la jeune fille aux cheveux rouges. Ils attendent, pleins de ferveur. L’adolescente offre toujours ses paumes ouvertes. Il va poser les mains sur ces mains tendues. Si c’est un rêve, tout s’évanouira.

Les mains sont chaudes et bien réelles sous les siennes. C’est peut-être un rêve tout de même, peut-être est-il endormi sous son arbre, et il rêve. Mais il n’y croit pas vraiment. Il sait, d’une certitude intime et incontournable, qu’il ne rêve pas. Il cesse de lutter.

« Je m’appelle Mathieu », dit-il en setlaod.

 

*

 

Oghim se réveilla sur la berge de l’île. « Que m’est-il arrivé ? » demanda-t-il à haute voix.

« Je ne sais pas », dit Galaas, qui était assis près de lui.

Oghim, encore plus étonné, lui demanda comment il avait fait pour franchir la Barrière, mais Galaas répondit simplement : « C’est ici que j’habite, quelquefois. »

Oghim comprit alors qui l’avait accompagné dans son voyage. Il s’agenouilla avec respect, mais l’Ékelli le releva et l’embrassa en disant : « Tu m’as offert ton amitié lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, Oghim. Ne sommes-nous plus des amis ? Raconte-moi plutôt ce qui t’est arrivé pendant ton sommeil. »

Mais lorsqu’Oghim eut terminé son récit et lui demanda de nouveau le sens de sa vision, l’Ékelli ne put que répondre encore : « Je ne sais pas. »

Et Oghim lui-même ne le sut pas avant très longtemps, mais il avait fait un Rêve, le premier de tous les Rêves qui ont été ou seront vrais un jour. Il ne disposerait jamais à sa guise de ce pouvoir, au contraire : c’était le pouvoir qui disposerait d’Oghim, et des enfants de ses enfants. Mais il lui avait été accordé pour lui permettre de connaître la générosité du temps, d’apprendre que tout, quelque part, était, serait ou avait été – et qu’il en était bien ainsi.

Arrivé au bord du Lleïtltellu, Galaas étreignit de nouveau Oghim, avec regret : « C’est ici que nos chemins se séparent. Je dois rester pour un temps parmi mes compagnons. Va, la Barrière ne peut plus t’arrêter. »

Oghim traversa de nouveau la Barrière et retourna chez les siens. Mais plus jamais il ne revit Galaas, l’Éternel Vagabond Divin.