14
À travers la dentelle obscure des feuilles et des branchages, le violet du ciel se fond peu à peu au noir tandis que les petites lunes poursuivent leur course et que la face grêlée de la Lune retrouve sa pleine rondeur. Mais Mathieu n’a jeté qu’un seul coup d’œil autour de lui avant de se blottir, le cœur affolé, en sueur, sous les arbres qui ceignent l’île. Une esplanade dallée descend vers la rive ; elle ne mesure sans doute pas plus d’une centaine de mètres de large, mais si la terreur qui a propulsé Mathieu hors de l’édifice ne l’avait soutenu, il n’aurait pu traverser cet espace horriblement ouvert, découvert, où le regard se perd sans pouvoir se poser sur de rassurantes parois. Il connaît un mot pour décrire ce qu’il ressent, agoraphobie, c’est étrangement réconfortant de pouvoir mettre un nom sur sa panique, agoraphobie, il se le répète en silence, agoraphobie. Ça va passer, sûrement ; il n’a pas vécu toute sa vie dans le souterrain ; il y avait l’École, la première, et le jardin dans la deuxième École, même s’il y avait des murs autour, et ensuite hors du jardin, le reste de l’École, et même, des fois, il montait sur la terrasse tout en haut avec… avec… quelqu’un, il ne se rappelle pas bien, mais il voyait l’horizon, très loin de tous les côtés, il y avait une ville en contrebas, immense, et de l’eau à perte de vue, et au début il était malade, mais à force il s’est habitué.
Il s’oblige à observer l’esplanade qui entoure le bâtiment, mais rien n’y bouge, rien n’y a bougé depuis qu’il est sorti. La vaste coupole de l’édifice est obscure, seule la petite sphère qui en couronne la haute flèche métallique brille sur le ciel sombre. Au bout d’un moment, il regarde de l’autre côté, toujours à travers la rassurante proximité des feuilles et des branches agitées par la brise, vers la plage de sable clair et l’eau ondulée qui brille sous la lueur redevenue blafarde de la Lune. Il se force à laisser son regard suivre la surface houleuse, plus loin, toujours plus loin, jusqu’à la ligne sombre qui délimite l’horizon. La côte. Il ferme les yeux, c’est plus facile de penser ainsi, enfermé dans son corps. Il va devoir nager. Pas question d’utiliser le petit bateau qui se balance à quai, tout proche. Ne pas laisser de traces. Pas d’autres traces que… Son esprit se dérobe, mais il se force à compléter sa pensée, pas d’autres traces que Galaas transformé en statue, puis il claque la porte sur les questions affolées qui menacent de l’envahir à nouveau. Pas maintenant. Quitter l’île, voilà la priorité. L’île Voïstra, qui n’est pas très loin de Hleïtzer, a dit Galaas. “ La ville du Grand Lac ”, en setlaod. La ville sur la côte, là-bas, au nord-est, où une luminescence vaguement rougeâtre diffuse dans le ciel. La ville qui doit être Morgorod, sûrement, puisque la deuxième École se trouvait là, et qu’il y avait un lac. Il avait demandé : « C’est la mer ? », et on avait répondu : « Une mer d’eau douce, un lac », et après il avait été malade et…
Priorités. Quitter l’île.
Pour aller où ? À Morgorod ? Se jeter à nouveau dans les bras des maîtres ?
Mathieu claque la porte sur cette pensée-là aussi. Quitter l’île, en tout cas. Avant le lever du soleil.
La ceinture d’arbres et de buissons descend en pente douce vers la plage, qui elle-même descend vers le lac. Beaucoup moins large que l’esplanade, la plage, elle sera vite traversée. Après s’être dévêtu et avoir empaqueté avec soin ses uniques possessions dans la feuille de plastique – les deux couvertures bien repliées aussi autour des vêtements et des sandales, du briquet, du filin et des feuilles de son bref journal – Mathieu s’attache le paquet autour de la taille avec la courroie, prend une grande inspiration, s’arrache au couvert des arbres et traverse la plage à la course, les yeux mi-clos. Au bord, il ralentit, essaie d’entrer dans l’eau sans trop faire de bruit.
Elle est moins froide qu’il ne le craignait, juste fraîche, avec un goût vaguement métallique, pas comme l’eau du souterrain. Il faut à Mathieu quelques mètres pour bien coordonner ses mouvements, le paquet sur ses reins le déséquilibre un peu ; puis il trouve le bon rythme. Le vent souffle plus fort ici, et plutôt vers le nord, mais les vagues sont les bienvenues : elles masquent un peu l’immensité liquide. Au bout d’un moment, Mathieu renonce à nager directement vers la côte : elle s’incurve justement vers le nord, le courant suscité par le vent finira par l’y pousser – un peu plus tard, voilà tout. Il n’est pas si pressé d’arriver, de devoir se remettre à penser. Il lui suffit pour l’instant d’être un corps nu qui nage à grandes brasses lentes dans l’eau maintenant presque tiède. De temps à autre, pour se reposer, il se laisse flotter, les yeux clos, bercé par la houle, en battant paresseusement des pieds. L’espace n’a plus d’importance, le temps n’existe plus, pour un peu, il s’endormirait.
Mais le temps s’écoule, les lunes dérivent dans le ciel tout comme Mathieu traverse l’espace liquide et la ligne sombre de la côte se rapproche, de plus en plus nette. Il peut distinguer la plage, à présent, quand il se trouve au sommet d’une vague : une bande claire parsemée de masses noires, sans doute des troncs d’arbres morts, au pied d’une falaise. Puis il peut voir que la falaise n’en est pas une, mais de vastes terrasses suspendues en escalier, couvertes de végétation, une, deux, trois. Il cesse de regarder, continue à nager en essayant de penser qu’il est dans l’étang, qu’il a seulement vu les parois obliques du jardin. À une cinquantaine de mètres du rivage, il se rend compte qu’il a pied et pourrait marcher, mais il continue à nager le plus longtemps possible, barbote même quand ses mains et ses pieds touchent le fond, pour ne pas avoir à se lever et à regarder autour de lui. Quand il se trouve enfin sur le sable humide, les pieds encore dans l’eau, il reste à plat ventre, la tête sur ses bras repliés, les yeux fermés. Il ne sait pas s’il est épuisé ou terrifié, les deux sans doute, mais il se sent tout faible. Il écoute la nuit à travers les battements de son cœur. Le bruissement du vent dans les arbres de la première terrasse, le clapotement des vagues sur le sable…
Et un martèlement sourd qui enfle à sa gauche.
Il se soulève sur les poignets, tourne la tête vers le bruit, terrifié, tous les muscles noués. Trois formes en mouvement, qui se rapprochent. Massives. Quadrupèdes. Pas des humains – le soulagement l’aplatit de nouveau sur le sable. Il n’a pas la force de s’inquiéter davantage, et d’ailleurs, à une centaine de mètres de lui, les bêtes bifurquent vers le lac et caracolent dans l’eau peu profonde en soulevant des éclaboussures argentées. Leur pelage brille sous les lunes, noir, blanc, zébré. Elles ruent, s’ébrouent, se cabrent, leurs cornes uniques s’entrechoquent en des parodies de combat, avec des claquements secs qui résonnent le long de la plage.
Mathieu se redresse sur les mains et les genoux, lentement, incrédule. Des licornes. Les tovik des Anciens. Elles existent vraiment, alors ? Elles ne l’ont pas vu. Elles jouent. Deux d’entre elles sortent de l’eau, se poursuivent vers la première terrasse. Elles sont plus petites que la troisième, la blanche, qui retourne au pas sur la plage et se couche dans une position curieuse, presque roulée en boule, une posture de félin plutôt que de cheval. Mais ce ne sont pas des chevaux, ce sont des tovik, des Libres Compagnons, qui choisissaient leurs humains parmi les rois comme parmi les gens du commun, et ne portaient jamais ni bride ni selle.
Mathieu les contemple, toujours accroupi ; il a l’impression de rêver. Il les regarde galoper vers la terrasse abrupte, s’y hisser en un bond puissant, s’y enfoncer dans de grands craquements de branches. Elles en ressortent plus loin, bondissent de nouveau sur la plage et font mine de foncer sur la licorne couchée, freinant des quatre pattes pour l’arroser de sable. La licorne blanche, peut-être la mère des deux petites, se relève, se secoue avec dignité et s’éloigne au pas le long de la rive. Les deux petites la suivent au trot, la dépassent, lui tournent autour, agitant leur queue en panache comme des drapeaux.
Mathieu s’est levé, il ne s’en était pas rendu compte ; il les suit des yeux, toujours plus loin, jusqu’à ce qu’elles s’effacent dans la nuit. Et il se retrouve debout sur la plage, seul dans tout cet espace, au bord de l’eau immense sous le ciel immense, mais pendant un instant il n’y a pas de place pour la terreur dans son esprit exalté. Il est libre. Il est dehors. Pour la première fois de sa vie, il est vraiment, vraiment, dehors !
15
La rue est grise, à perte de vue, et horizontale, mais il y avance comme s’il escaladait une montagne, une douleur lancinante dans les genoux, les doigts subrepticement agrippés aux poignées de portes qu’il ne voit pas, aux rebords de fenêtres également invisibles, aux aspérités de murs qui n’existent pas non plus, pour s’aider à bouger. La rue est déserte, mais il a très peur qu’on ne le voie, qu’on ne comprenne avec quelle difficulté il marche. Si on le voit, il est perdu.
Ensuite, sans transition, une place ronde, une gigantesque esplanade dont les confins se perdent dans une brume indistincte, mais le pas y rebondit et vacille comme si le sol était une membrane tendue sur un liquide lourd. Une présence sans visage plane, attentive, ricanante, féroce. Il perd l’équilibre, tombe à genoux, brûlant de chagrin et de rage. Du tranchant de la main, il frappe la membrane élastique. Elle s’ouvre comme un éclair tombe du ciel, sur une immense vague écarlate qui l’encercle d’un seul coup. Horrifié, il ferme les yeux, la bouche, se pince les narines, mais il sait que la substance poisseuse va pénétrer en lui malgré tout, et il ne sera plus alors qu’un sac de peau molle roulant dans la mer rouge.
Mathieu essaie de se redresser, suffoqué, se débat pour se libérer de ce qui l’entrave ; des feuilles lui giflent le visage. Une fois dégagé de la couverture, il reste un moment immobile, cœur battant, gorge sèche, incertain : le jardin, il est dans le jardin ? Puis il se rappelle où il se trouve, avec un mélange d’exultation et de panique. Il sort à quatre pattes du buisson de milierre sous lequel il s’était caché pour dormir, en clignant des yeux dans la lumière du jour. Puis il pense la lumière du jour, et il reste là, comme foudroyé. Les terrasses lui masquent la montée du soleil, mais il peut en sentir la marée lumineuse dans le ciel encore gris qui tourne insensiblement à un bleu laiteux au-dessus de la falaise. La lumière du jour. Depuis combien de temps n’a-t-il pas vu la lumière du jour ?
Il se réfugie aussitôt dans des pensées concrètes, pratiques, utiles. Il va devoir se fabriquer un chapeau. Gare aux coups de soleil, ses habits à moitié déchirés lui laissent trop de peau à découvert. Porter la couverture sur le dos et la tête… Non, il aura trop chaud… Ou alors vérifier s’il y a des aménias dans les environs. Il lève les yeux, à la fois étonné et soulagé de constater comme les noms des plantes et des arbres lui reviennent aisément. Quelques arbres-rois, des racalous et des miralilas, la trinité habituelle, tous plutôt petits, et beaucoup de buissons et d’arbustes ; la couche d’humus ne doit pas être très épaisse sur ces terrasses. Mais oui, des boules d’aménias sont piquées dans les branches ici et là, il doit bien encore y avoir des baies. Il y en a en tout cas dans ce gros chapattier, là, et elles, elles se mangent, même si elles doivent être un peu sèches, maintenant. C’est l’Hiver, maintenant, n’est-ce pas, après l’éclipse de lune ? Mathieu s’agenouille près de l’arbuste, saisit une grappe cireuse à pleines mains, la dévore sans se soucier de l’égrener. S’arrête, la bouche pleine de pâte farineuse et un peu fade, étonné des soudaines larmes que le goût familier lui fait monter aux yeux.
Quand il se relève, une fois l’arbuste débarrassé de presque toutes ses grappes, il est rassasié mais assoiffé. Il n’a pas envie de retraverser la plage nue pour se rendre au lac, il se sent trop bien sous les arbres de la première terrasse. Il continue à examiner le sous-bois, repère les feuilles grasses d’un sodatri, va en fendre une d’un ongle ébréché – il faudra s’occuper de ça aussi, se limer les ongles sur un bout de rocher – et en détache l’épaisse pulpe intérieure. Il est tard dans la saison, le jus a un goût trop acidulé, mais ça désaltère. Après une dizaine de feuilles, il regarde autour de lui, satisfait, en s’essuyant les mains sur son pantalon. Il pourrait vivre ici ! Toutes les plantes, ici, sont des amies.
Quelque chose efface son sourire, il ne sait quoi. Comme un écho de souvenir… une inquiétude, en tout cas. Il ne peut pas rester ici, bien sûr. Pas si près de l’île.
Il va cueillir des baies d’aménias, les écrase, se frotte de leur huile. Ça devrait le protéger, surtout s’il se tient dans le sous-bois le plus longtemps possible. Puis, après avoir de nouveau empaqueté ses affaires avec soin, il cherche un chemin pour grimper sur la première terrasse ; il va se rendre jusque sur la troisième. Il aura peut-être une meilleure idée des lieux, depuis là-haut.
Les chants d’oiseaux et les crissements des insectes se taisent brièvement autour de lui, reprennent dans son dos ; l’herbe bleuâtre est rase entre arbustes et buissons, avec de fréquentes taches de sable : ces terrasses sont en fait d’anciennes plages suspendues par le temps au-dessus du lac. Ici et là, elles ont été aménagées, consolidées par des troncs d’arbres – il y a très longtemps, sûrement au temps des Anciens : on ne s’en rend compte que là où des troncs se sont écroulés, partout ailleurs ils sont invisibles sous la végétation. D’anciens chemins serpentent entre arbres et buissons, aussi. Mathieu préfère les éviter, un peu inquiet, à l’affût d’habitations perdues dans le sous-bois. Mais il n’y a rien. L’endroit est resté, ou redevenu, sauvage. Pourtant, à mesure que Mathieu se rapproche du sommet de la troisième terrasse, il entend par moments des grondements sourds, qui s’approchent et s’éloignent en semblant la longer.
En haut de la dernière terrasse, les arbres sont plus nombreux et plus serrés, mais après quelques centaines de mètres ils s’arrêtent brusquement, une lisière trop rectiligne pour être naturelle et d’ailleurs elle est doublée d’un haut grillage. Au-delà du grillage, pas un seul arbre, une étendue d’herbe hivernale bleue, rase mais touffue ; et plus loin deux larges rubans écarlates, à peu près parallèles, séparés par deux talus aux flancs inclinés également couverts d’herbe et de petits buissons feuillus couleur de rouille. Des véhicules y passent de temps à autre, surtout de gros camions lancés à toute vitesse, de gauche à droite sur la route la plus proche de Mathieu, dans l’autre sens sur l’autre route.
Mathieu ne regarde pas longtemps – trop d’espace. Il retourne sous le couvert des arbres puis, après réflexion, sur la deuxième terrasse. Il marche depuis environ cinq heures, à en juger par le soleil. Il doit se trouver au moins à quinze ou seize kilomètres au nord de son point de départ. Peut-être serait-il temps de décider où il va aller. Galaas a dit qu’ils le croient mort. Si c’est vrai – personne ne semble jeté à sa poursuite, en tout cas – il peut aller n’importe où !
Il s’immobilise, s’assied dans l’herbe, soudain accablé : n’importe où, c’est nulle part. Il ne connaît rien de cet endroit, il ne sait même pas vraiment où il se trouve. Sur Virginia, mais une planète, c’est très vaste. Près de Morgorod, qui est située au bord d’un très grand lac – peut-être le Hleïtan de l’histoire de Matal Ughataï ? Il n’a jamais vu de cartes nulle part, pourquoi ne lui ont-ils jamais montré de cartes ? Virginia, Morgorod, ce sont seulement des mots. Où aller, dans des mots ? Le seul qui signifie un peu quelque chose pour lui, c’est Morgorod, parce qu’il a vu la ville et le lac, quelquefois, depuis la grande terrasse tout en haut de l’École. Morgorod, où se trouvent les maîtres.
Et des milliers, des centaines de milliers, peut-être des millions d’autres personnes. Les chiffres lui donnent le vertige, l’idée de tous ces corps pressés dans l’espace, mais il se force à poursuivre sa pensée : et tous ne sont pas des maîtres. Il n’a pas oublié ce qu’il a appris des gardiens, et de Galaas – si tant est que les certitudes de Galaas soient fiables. Il y a au moins deux sortes de gens, dehors : les maîtres, avec leur pouvoir cruel, et les autres, ceux qui mangent les tablettes orange et ne savent rien. Et les têtes-de-pierre, s’oblige-t-il à ajouter. Mais les têtes-de-pierre, comme les maîtres, habitent l’École. Tant qu’il se tient loin de l’École… La ville était immense, vue depuis la terrasse. Sûrement, et surtout si les maîtres le croient mort, il devrait pouvoir se cacher au milieu de tous ces gens ? Ils essayaient de lui faire peur, quand ils disaient que la vie était terrible hors de l’École, c’était pour l’empêcher de s’évader. Mais il l’a fait, il s’est évadé, il leur a échappé, il est libre !
Il s’arrête pour manger de nouveau. Il repère et déterre des tubercules de rattèles entre les racines des miralilas – il n’a rien pour en peler la peau noire et annelée, mais il les gratte contre un rocher ; et puis, un peu de peau de rattèle n’a jamais tué personne même si la texture cassante en est désagréable, un peu comme si on croquait du verre ; sur le tronc d’un racalou, il y a quelques poignées de champignuttis encore comestibles ; et les sodatris sont toujours là pour la soif. Une fois rassasié et désaltéré, Mathieu se remet en route. Quoi qu’il arrive à Morgorod, il pourra toujours au moins trouver à manger, pour peu qu’il ait accès à des jardins ou à des parcs ! Et pour autant qu’il se rappelle ce qu’il a vu de la ville en contrebas de l’École, il y en avait beaucoup, de la verdure…
Tout en marchant, il essaie d’imaginer ce qui pourrait arriver à Morgorod, mais se rend vite compte que c’est une erreur : toutes ses ignorances lui reviennent en pleine face et au bout d’un moment, partagé entre une rage et un accablement également impuissants, il s’oblige à compter des hippopotames pour ne plus penser à tout ce qu’il ne sait pas ou croit savoir, aux omissions et aux mensonges des maîtres, à leurs motivations également insondables. Puis, sans vraiment en avoir conscience, il passe à l’un des mantras qui lui faisaient traverser la durée de l’initiation, autrefois, et, comme autrefois, il finit par plonger dans une transe légère.
Un choc, un cri. Il se retrouve assis par terre face à une vieille femme aux courts cheveux blancs coupés en brosse, vêtue d’habits sales, aux couleurs passées, qui s’est accrochée d’une main à un tronc d’arbre pour ne pas tomber et qui de l’autre serre contre sa maigre poitrine une bouteille en plastique blanchâtre.
« Eh, d’où tu sors, toi ? » s’écrie-t-elle d’une voix éraillée.
« Je ne vous avais pas vue », balbutie Mathieu, paniqué.
« Pour un peu, je renversais ma bouteille », marmonne la vieille alors qu’il se relève en s’époussetant, et il prend son haleine en pleine face, un souffle alcoolisé qui le fait presque larmoyer. Il la regarde mieux, voit comme elle vacille même en s’accrochant à la branche. Cette vieille femme est ivre ! En pleine forêt ?
Une humaine en tout cas, et qui parle un virginien à peu près reconnaissable. Mais sûrement pas dangereuse.
La vieille le dévisage avec une stupeur croissante : « Eh ben, c’est sûr que je t’ai pas vu non plus. T’es drôlement loin d’chez toi, mon gars. » Elle prend une gorgée, s’essuie la bouche tout en le détaillant d’un œil injecté de sang, mais au regard acéré malgré l’alcool. « Et tu f’rais mieux d’y r’tourner. Pas très bon d’être pris dehors, en ce moment, pour les têtes-de-pierre comme toi. »
Plus que la stupeur ou la crainte, c’est la rage qui fait tressaillir Mathieu, mais l’habitude l’aide à se retenir, à dissimuler. Et il se rend compte ensuite que la vieille a parlé sans animosité. Elle l’observe maintenant avec une certaine curiosité presque compatissante, ma foi.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé, dis donc ? D’où tu sors comme ça ? Tu t’es sauvé la dernière fois qu’y sont allés danser à hors le mur ? »
Il ne comprend pas, mais la mention du mur l’inquiète. Il demande : « Où ça ?
— À hors le mur », répète la vieille visiblement déconcertée.
« Quel mur ? »
Cette fois elle reste muette un moment, puis émet un rire caquetant et reprend une gorgée d’alcool. « Eh, elle est bonne ! Mais t’as raison, y en avait un dans l’temps, y a longtemps, au début d’la colonisation. Plus d’mur, maint’nant. Mais ça r’vient au même. Dedans, dehors. » Elle examine les habits déchirés de Mathieu, ses cheveux et sa barbe hirsutes. « Et toi, comment ça s’fait que t’es sorti d’hors le mur ? »
Et tout d’un coup Mathieu comprend qu’elle a dit Orlemur, c’est un seul mot, sûrement un nom de lieu. Pour en avoir le cœur net, il demande : « C’est où, Orlemur ? »
La vieille fronce les sourcils : « Dis donc, tu t’fous de moi ? Y t’ont trop tapé sur la tête ? »
Mathieu va protester puis, en un éclair, il imagine les possibilités, baisse la tête et murmure : « Je ne sais pas. Je ne me rappelle rien. »
Du coin de l’œil il surveille l’expression de la vieille femme, voit qu’il a frappé juste : elle se détend un peu.
« Orlemur ? À Morgorod ? Dans la basse ville, le quartier des têtes-de-pierre ? »
Mathieu secoue la tête d’un air accablé, et ce n’est pas vraiment de la comédie. Il y a un quartier réservé aux têtes-de-pierre ailleurs que dans l’École ? Un endroit d’où ils ne doivent pas sortir ?
La vieille l’examine avec une commisération avinée. « Rien du tout ? Tu t’rappelles rien du tout ? Ton nom ? »
Il secoue encore la tête.
« Ah ben, mon pauv’gars. » Après une hésitation, elle lui tend la bouteille de plastique : « Prends-en une, va. »
Il n’ose pas refuser, fait mine de boire une gorgée et de s’essuyer la bouche avec une humble satisfaction : « Merci », murmure-t-il.
La vieille le considère un moment, renifle, lâche la branche qu’elle tenait toujours pour prendre en vacillant un peu le bras de Mathieu : « Viens-t’en, on va aller chez moi. C’est pas loin. »
En route, elle continue à l’interroger : sûrement, il se rappelle quelque chose ? Mathieu n’a presque pas à inventer. Il dit seulement : « Je me suis réveillé dans le lac, j’ai nagé », et la vieille fait le reste, du moins dans sa propre tête, car elle prend un air entendu et lui tapote le bras en répétant : « Mon pauv’ gars ! »
“Chez elle”, c’est une minuscule clairière où se dresse un abri rudimentaire, moitié tente, moitié cabane, installé entre les troncs multiples d’un morellier qui a été débarrassé de ses branches basses ; dans l’espace rond délimité par les troncs, les champignons associés à l’arbre ont évidemment disparu sous les couches de branches mortes, de sable et de vieilles couvertures qui constituent le plancher. L’abri lui-même est assez bien conçu : on a ingénieusement tiré parti des matériaux disponibles, bois, ficelles, feuilles de plastique ; des habits pendent sur une corde à l’intérieur, et dans un coin il y a des boîtes de conserve bien rangées. Mais surtout des bouteilles de toutes tailles et quelques cuves, en plastique, en ferraille, et un alambic de fortune sur un petit poêle déglingué.
« Voilà », dit la vieille en lâchant le bras de Mathieu pour un ample geste de présentation – un peu trop ample, elle se rattrape tant bien que mal. « Bienvenue chez Mama Caroline ! »
Mathieu exprime l’admiration attendue, prend le siège qu’on lui désigne – un bout de tronc mort – et décline l’offre de nourriture. La vieille hausse les sourcils : « Quoi, t’as pas faim ?
— J’ai déjà mangé, merci. »
Elle se met à rire : « Ah oui ? C’est où, ton restaurant ? »
Mathieu sourit, un peu incertain : « Dans la forêt. Il y a plein à manger, dans la forêt. »
La vieille femme semble partagée entre l’amusement et la pitié : « Tu mangeais quoi, des feuilles ? »
Mathieu hésite à nouveau. « Non, je n’ai pas vraiment cherché d’espèces à feuilles comestibles. Il y avait mieux, des chapattes, des rattèles. Des champignons, aussi. »
La vieille regarde autour d’elle d’un air déconcerté. « Dans la forêt ? C’est quoi, des rattèles ? »
Cette fois Mathieu ne répond pas tout de suite. Elle vit dans la forêt, et elle ignore tout cela ? Comme elle le regarde d’un air vaguement méfiant, il cherche autour de lui, aperçoit un miralilas avec, entre ses racines à découvert, les caractéristiques touffes d’ombelles. Il va gratter sous la mousse, déterre deux tubercules et les montre à la vieille qui l’a suivi en titubant un peu.
« Vous avez un couteau ? »
Elle tire un petit couteau de sa poche, et il entreprend de dépiauter le rattèle, qu’il lui tend ensuite : « Ça se mange cru. Cuit, c’est moins nourrissant. »
Comme elle hésite, il en casse un morceau, le mâche allègrement. La vieille consent à mâchouiller le morceau qui reste – elle n’a plus toutes ses dents –, hausse des sourcils étonnés : « Eh, ça goûte la carotte ! »
Mathieu s’abstient de commenter. Il n’a jamais mangé de carottes.
La vieille femme l’interroge pendant plusieurs minutes sur les plantes comestibles de la forêt, et il ne peut faire autrement que de lui répondre, mais il est inquiet : visiblement, elle n’avait pas été au courant. Et lui, aurait-il dû l’être ? Heureusement, Mama Caroline est trop ivre pour vraiment s’étonner. Elle lui donne plutôt une grande tape dans le dos : « Eh ben, tu vois que tu t’rappelles des trucs ! »
Il marmonne, « La mémoire est une chose bizarre », mais la vieille femme n’écoute pas : elle finit de gribouiller les informations dans un petit carnet dépenaillé, puis elle regarde autour d’elle d’un air vastement satisfait : « Cinq saisons que j’viens ici, et j’savais même pas que j’vivais dans un garde-manger ! J’vais pouvoir rester ben plus longtemps sans aller me fournir en ville. Chui drôlement contente de t’avoir rencontré, mon gars ! »
Elle se penche vers lui d’un air compatissant : « Enfin, j’veux dire, y aurait p’têt’ mieux valu pas pour toi… Mais t’es vivant, hein ? » Puis, après un petit silence occupé par quelques solides gorgées, elle reprend : « Alors, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? »
Bonne question. Mathieu ne sait vraiment pas quoi répondre.
« Le mieux, tu sais, quand même, ça s’rait de r’tourner à Orlemur. Y s’occuperont de toi. Y pourront pas t’laisser comme ça. » Mama Caroline continue à ponctuer sa réflexion de petites gorgées. « T’as pas d’papiers, hein ? »
Il la regarde sans comprendre ; elle soupire, fouille dans une de ses nombreuses poches pour en sortir une petite carte rectangulaire en plastique dur avec un rond doré d’un côté, étonnamment peu usé. De l’autre côté, il y a une image de son visage – mais elle a l’air bien plus jeune – son nom “ Caroline Dassimo ”, une adresse, des chiffres… Elle rempoche la carte en hochant la tête : « Ouais, bon. Remarque, c’est l’lendemain du jour de l’an, férié, les gris doivent pas vraiment grouiller dans les rues, même autour d’Orlemur…
— Les gris ? » demande Mathieu, soudain étreint d’angoisse. « Les maîtres ? »
Après un temps d’arrêt perplexe, la vieille hausse les épaules : « Ben non, la police, quoi ! » Elle le dévisage avec une curiosité larmoyante : « Mon pauv’ gars, qu’est-ce qu’y t’ont fait ? Tu t’rappelles même pas des gris, ni d’ton nom, juste de c’qu’on peut bouffer dans la forêt ? Pas à dire, t’es un drôle de tête-de-pierre ! »
Un éclair de colère traverse à nouveau Mathieu, qui ne peut s’empêcher de demander : « Et vous ? »
La vieille le regarde, interloquée, puis se plie en deux en hoquetant de rire, manquant de laisser échapper sa bouteille. « Ah ben non, vraiment pas, mon gars ! Moi, chui juste une irrék… irrécupérable. J’fais c’que j’veux, j’vais où ça m’chante, et je bois quand ça m’plaît. Y peuvent toujours bien essayer d’m’empêcher, j’m’en fiche, de toutes leurs régulations. Et si j’veux voyager, j’voyage, sans blague. Un esprit libre, voilà c’que j’suis. Un esprit lik… libre. »
Elle lève sa bouteille pour un toast aux invisibles régulateurs, se rend compte que la bouteille est vide, va en chercher une autre pour venir se rasseoir d’un pas chancelant. Après avoir offert la bouteille à Mathieu qui refuse, elle prend une grande rasade qui la fait tousser à fendre l’âme. Mathieu se penche vers elle, inquiet, mais elle se redresse, des larmes sur les joues, hilare : « Ça c’est du bon ! Maint’nant, pour tes papiers, petit, écoute bien – elle lui secoue un index crasseux sous le nez – … faut aller à la Maison Méridienne, à Orlemur. Y t’diront quoi faire. Y zauront qu’à te voir, y comprendront. Tout en guenilles… »
Elle lui prend la main droite, en examine les cicatrices, puis celles plus récentes de son poignet et de son avant-bras avec une attention avinée : « … tout marqué, pauv’ petit… Jeté dans le lac, c’est-y possible ! Quand même pas vot’ faute si vous êtes comme ça… »
Elle continue à marmonner des paroles inintelligibles dans sa bouteille, tout en buvant. Mathieu a le sentiment que, s’il veut encore en tirer quelque chose d’utile, il a intérêt à se dépêcher.
« Comment on fait pour aller à Orlemur ? »
La vieille femme le dévisage un instant d’un œil glauque, puis une étincelle se ranime en elle et elle fait un grand geste vague en direction du nord-est : « Tout droit par là, mon gars. P’têt’ dix kilomètres par la côte. Ça s’rait mieux pour toi, par là. Un peu plus long qu’la route, mais y aura personne. Le premier quartier d’maisons après la zone industrielle, ça s’ra Orlemur, c’est simple. Tu peux pas t’tromper. Après, va à la Maison Méridienne. T’auras qu’à d’mander. Y sont pas mal comme toi, à Orlemur. Y t’aideront sûrement. Ouais, sûrement… »
16
Après avoir accepté de la vieille femme, pour se protéger du soleil, un léger poncho de coton tout usé et une casquette délavée portant l’inscription DYNAMO – « la meilleure équipe de foot de tous les temps à Morgorod », a déclaré la vieille d’un ton péremptoire, et il s’est prudemment abstenu de poser des questions sur le sujet – Mathieu se remet en route. Il redescend sur la première terrasse et en longe le bord : il peut ainsi voir ce qui se passe sur l’eau, tout en étant dissimulé dans le sous-bois. Il n’aime pas trop regarder du côté du lac : l’immensité gris-bleu occupe tout l’horizon, du nord au sud, on a peine à imaginer qu’il y a une autre rive loin à l’ouest, invisible. De toute façon, tout est tranquille de ce côté ; c’est à peine si, à mesure qu’il se rapproche sans doute de la ville, Mathieu aperçoit les points blancs de dizaines de voiliers de plaisance ; en plissant les yeux dans l’éclat réfléchi du soleil, il peut aussi distinguer plus loin de la côte des formes plus massives, comme des traits noirs posés sur l’eau, des cargos et des pétroliers. Ces sortes de bateaux-là servent au commerce, c’est tout ce qu’il en sait, avec leurs noms. Il préfère le sous-bois, dont il connaît toutes les espèces de plantes, toutes les essences d’arbres, leurs modes de reproduction et leurs propriétés nutritives ou médicinales.
À mesure qu’il avance, la terrasse descend en pente douce, tout comme les terrasses supérieures avec lesquelles elle se confond peu à peu ; ce n’est bientôt plus qu’un unique plateau peu élevé au-dessus de la plage de sable rose, et le sous-bois devient plus clairsemé. Mathieu peut bientôt distinguer dans le lointain la “ zone industrielle ” dont a parlé la vieille femme. Il est heureux d’avoir au moins ce nom à donner à ce qu’il voit, parce qu’il ne sait pas ce qu’il voit – ce qu’il va traverser bientôt, car cette zone s’étend jusqu’au bord du lac. Il n’a jamais rien vu de tel. Pratiquement pas un arbre, à peine quelques bandes d’herbe bleuâtre ici et là, maladive, le long de vastes cours carrées ou rectangulaires recouvertes d’un matériau noir, malodorant, avec des lignes blanches peintes dessus en rangées parallèles. Tout un réseau de routes recouvertes du même matériau noir, entre de vastes bâtiments aux formes géométriques, comme des boîtes entassées les unes sur les autres, ou collées les unes contre les autres, parfois peintes de couleurs vives, parfois simplement gris sale, certaines couvertes de tuyauteries, aux toits hérissés de hauts tubes verticaux qui doivent être des cheminées, car certains fument – mais d’autres pas. Des boules métalliques brillantes de plusieurs étages de haut, bardées elles aussi de tuyaux et d’échelles métalliques ; d’autres énormes bâtiments ronds et plats, disposés en rangées, totalement dépourvus de portes et de fenêtres. Parfois, en travers d’une des routes noires, ou entre la route et les édifices, passent deux rails métalliques posés en parallèle sur des morceaux de bois ; parfois, il y en a plusieurs ; ce doivent être d’autres sortes de route, car de longs véhicules pourvus de roues métalliques y sont à l’arrêt, attachés les uns aux autres à la queue leu leu. À un moment donné, Mathieu longe une sorte de champ, mais sans herbe, où de grands bras de massive ferraille se balancent d’avant en arrière, un peu comme des oiseaux qui feraient mine de picorer sans jamais vraiment toucher le sol. Mais ce n’est qu’une étrangeté de plus dans l’étrangeté totale du paysage.
C’est aussi un paysage très encombré, le regard n’a guère l’occasion de s’y perdre au loin bien longtemps, et Mathieu ne s’y sentirait pas trop mal à l’aise, d’autant qu’il prend soin de raser les murs, prêt à se cacher s’il aperçoit quelqu’un. Il y a bien quelques voitures qui roulent sur les routes noires, et au début il a eu peur, mais de toute évidence on ne fait pas attention à lui ; dans l’ensemble tout est extrêmement calme. Mais ce sont les odeurs qui le perturbent, âcres, tenaces, impossibles à définir ; sa gorge pique, ses yeux larmoient comme s’il y avait dans l’air des vapeurs nocives ; et puis l’absence presque totale de végétation, l’impression de saleté, de lourdeur qui émane de ces édifices, de leurs formes, de leurs matériaux inhabituels. Pas une ombre de paragathe rouge, pas une miette de pierre dorée. Quand il y a de la pierre, ce n’en est pas, pas comme dans le souterrain en tout cas, plutôt une sorte de ciment massif. Du verre sale, de la céramique, de drôles de petites pierres rectangulaires rougeâtres qui ne sont pas de la paragathe du tout… Sur les murs parfois des affiches, ou des noms écrits très gros – Bayer-Niko Gmbh, Segushi, Leontiev-Delatour…
Heureusement, ça ne dure pas trop longtemps, une demi-heure tout au plus. Une chance que la vieille femme lui ait dit de suivre la côte : c’est l’endroit où la zone industrielle est la moins large ; il peut voir comme elle monte à l’assaut des plateaux successifs à sa droite et s’y étale au contraire à perte de vue vers l’est et le sud. Le quartier qu’il va trouver ensuite, toujours selon la vieille femme, ce doit être Orlemur. Le quartier des têtes-de-pierre.
La transition n’est pas très brutale ; en fait, c’est surtout un resserrement et une uniformisation du paysage, ce qui convient assez bien à Mathieu. Maintenant, il est entouré d’édifices presque tous semblables, des boîtes de cinq ou six étages, grises, beiges et crème, rectangulaires ou carrées, souvent jointives, trouées de rangées de fenêtres également rectangulaires ou carrées. Heureusement, des petites voitures sont arrêtées ici et là le long des trottoirs déserts, de modèles très semblables mais peintes de couleurs différentes, et parfois de plusieurs – des teintes primaires, vives, presque incongrues mais plaisantes dans toute cette grisaille. Toujours les mêmes rues gris-noir, mais bordées de trottoirs, avec de petits arbres au mince tronc droit et rugueux, régulièrement espacés, prisonniers de carrés de terre à l’herbe chétive ; leurs branchages s’arrondissent en boules très vertes de minces feuilles vernies. Il ne connaît pas cette espèce ; il cueille une feuille, la froisse sous son nez – juste une vague odeur de verdure – en mâchonne un bout, le recrache aussitôt : absolument pas comestible. L’odeur âcre de la zone industrielle est toujours là, portée par le vent, mais elle s’estompe peu à peu à mesure que Mathieu avance. Quand il lève les yeux pour regarder au loin, pas trop souvent quand même, il peut voir que la ville se déploie et s’élève vers le nord et l’est, en pente d’abord douce puis plus abrupte, formant des plateaux dont le plus haut prend de l’altitude vers l’est, devenant une véritable montagne couverte d’édifices et de verdure. De l’autre côté, au nord-ouest, l’immensité gris-bleu du lac s’étend à perte de vue, Mathieu peut la voir briller d’une lueur un peu opaque sous le ciel maintenant couvert, chaque fois qu’il croise une des rues descendant vers le rivage.
Et puis il arrive à un pont sur un large canal incurvé, toujours sans avoir rencontré âme qui vive, et tout change. Du moins le décor change-t-il : l’architecture est ici très différente, évoquant celle de l’École, mais ces éléments familiers lui sont presque un soulagement. De la paragathe rouge – les dalles de la rue, du trottoir, les murs à fresques des maisons individuelles à un ou deux étages, aux fenêtres rondes ou en losanges… En fait, la plupart des maisons n’ont plus de terrasse couronnée de verdure : on a souvent rebâti deux ou trois étages dessus – le contraste est curieux entre la paragathe et les matériaux gris ou beige dont on s’est servi pour ces additions, et puis, les proportions ne sont pas bonnes ; mais dans certaines, on a laissé un ou deux arbres sur la terrasse et construit les étages à côté ; et puis, de la verdure, comparativement aux quartiers que vient de traverser Mathieu, il y en a quand même partout, entre les maisons dans les petites allées qui les séparent, des arbres-à-eau le long du canal, le long de la rue…
Puis il remarque les branches cassées, les dalles parfois défoncées, l’herbe piétinée, les graffitis gravés dans l’écorce des arbres-à-eau, écrits sur les murs en travers des fresques, la saleté accumulée dans les coins, feuilles mortes, papiers, détritus divers ; des poubelles en plastique noir débordent dans les allées, sous le linge suspendu aux cordes tendues d’une maison à l’autre ; le long des maisons courent encore des tuyaux, certains attachés avec du fil de fer ; il y a très peu de petites voitures, mais partout sur les trottoirs des espèces de grilles à tubulures coudées verticales et parallèles, où sont rangés des engins à deux roues, surtout des bicyclettes, attachés par des filins ou des chaînes. Et quand il passe, souvent, il déclenche les cris furieux d’animaux attachés dans les allées. Ça ressemble un peu aux banki des Anciens, sauf que c’est plus gros, plus long, avec des oreilles bien plus petites, le museau plus long – et la queue n’est visiblement pas préhensile.
Le cœur serré, Mathieu regarde autour de lui. Pourquoi n’y a-t-il personne ? Comment va-t-il trouver la Maison Méridienne ? La deuxième question lui donne la réponse à la première : la méridienne doit être commencée, imbécile, tout le monde est chez soi en train de s’apprêter à dormir ! Faudra-t-il donc frapper à une porte, déranger des gens ? Il continue à marcher machinalement, incertain, réticent à franchir ce pas. Voit avec un indicible soulagement une silhouette féminine qui se hâte devant lui, fait “ eh ! ” et court pour la rattraper.
La femme – trapue, âge moyen, taille moyenne, robe sans manches aux couleurs passées, une lourde sacoche jetée sur l’épaule – s’est retournée et le regarde approcher. Il voit clairement son expression changer quand il arrive à environ cinq mètres d’elle. De vaguement agacée mais résignée, la femme devient surprise, puis stupéfaite ; elle se raidit, esquisse même un geste de recul en fronçant le nez. Mathieu mortifié s’arrête ; il doit sentir mauvais et avoir l’air vraiment patibulaire avec ses guenilles, sa barbe et ses cheveux hirsutes. « Excusez-moi, Gospoza, dit-il de son ton le plus humble, je cherche la Maison Méridienne. Pourriez-vous me dire comment y aller ? »
La femme semble s’être un peu reprise, mais il peut voir comme elle se retient de reculer quand il fait un pas de plus, et il n’insiste pas. Les yeux de la femme se détournent de Mathieu, reviennent furtivement, se dérobent à nouveau, avec la même expression d’incrédulité vaguement dégoûtée. « Tout droit sur cette rue-ci, après le troisième canal, dit-elle d’une voix brève, deuxième rue à gauche, jusqu’à la place Dobrov. C’est sur la place. »
Puis la femme tourne les talons et s’éloigne à pas pressés dans la direction qu’elle vient d’indiquer à Mathieu. Avec un soupir, il attend qu’elle se soit assez éloignée puis se met en route à son tour ; au bout d’un moment, la femme se retourne, le voit à quelques dizaines de mètres derrière elle, presse davantage le pas. Mathieu ralentit. La femme bifurque enfin dans une allée, et il reprend son allure normale.
Ça commence bien.
Un, deux, trois canaux – à l’eau sale, lourde et huileuse. Première, deuxième rue à gauche. Également désertes. Sauf, parfois, les animaux attachés qui hurlent en le voyant passer, sûrement des bêtes de garde. Les murs donnant sur la rue ont été défoncés et remplacés par les vitrines grillagées de petits commerces. Enfin la place Dobrov, même si ce n’est indiqué nulle part, une petite place hexagonale à l’herbe pelée, autour d’un bassin à sec où se dresse la carcasse d’un arbre-à-eau mort. Mathieu fait le tour de la place en observant les façades des maisons ; malgré leur état parfois délabré et les additions sur les terrasses, les édifices sont tous subtilement différents dans leur architecture ancienne – mais tous semblables dans leur anonymat. Enfin, au-dessus de la porte d’entrée d’un des bâtiments, une inscription ternie, MAISON MER D E. Mathieu se rend compte que quelqu’un a délibérément effacé des lettres dans le deuxième mot, ne comprend pas tout de suite pourquoi, puis, plus inquiet qu’amusé, il enlève sa casquette et pousse la porte.
Dans la pièce minuscule qui doit servir de bureau, l’horloge à balancier indique 16:15, la méridienne est bien entamée. Sur un comptoir haut trône une grande coupe de verre poussiéreuse remplie de tablettes enveloppées dans du papier orange et vert. Saisi d’un soupçon, Mathieu en prend une, la sort de son enveloppe, la renifle. La froisse avec le papier et la jette dans la poubelle, le cœur battant soudain de rage. Il respire profondément, remarque le petit panneau : SONNER JUSQU’À 16:30, à côté d’une espèce d’hémisphère métallique brillant, à l’autre bout du comptoir. Il comprend vite le mécanisme, frappe le timbre qui résonne. Un moment de silence, puis des pas traînants se font entendre dans le couloir, et un grand échalas presque chauve entre dans la pièce en bâillant ; son bâillement se fige, comme l’enjambée qui allait franchir le seuil de la porte, et l’homme dévisage Mathieu d’un air étonné.
À la fois agacé et inquiet, Mathieu se racle la gorge : « On m’a dit de venir ici. Que vous m’aideriez. »
L’homme continue à le contempler. Puis il se reprend avec un petit sursaut, vient s’installer derrière le comptoir, sort un registre, tend une main : « Papiers ?
— Je n’en ai pas. Je les ai perdus. »
L’autre laisse lentement retomber sa main, répète : « Perdus. »
Il ne demande ni où, ni quand, ni comment. Son regard s’attarde sur les bras nus que Mathieu a découverts en rejetant son poncho sur ses épaules. Mathieu se rappelle la réaction de la vieille dans la forêt et s’accoude au comptoir, cicatrices bien en évidence.
« J’ai eu un accident. Sur le lac. Je ne me rappelle pas grand-chose. On m’a dit que vous pouviez m’aider. »
Le regard de l’autre danse sur le visage de Mathieu, en évitant toujours ses yeux.
« Pour les papiers, c’est pas moi », dit enfin l’homme, comme s’il avait pris une décision. « Il faudra aller voir le Conseiller Pélisson. Ici, c’est juste un hôtel. Vous voulez… faire la méridienne ?
— Me laver, me raser, et faire la méridienne, oui », acquiesce Mathieu, sans montrer qu’il est déconcerté. Cet homme semble avoir compris quelque chose, comme la vieille plus tôt, mais quoi, exactement ? Elle n’avait pourtant pas l’air d’être au courant, pour les maîtres… En tout cas, ce type est mal à l’aise. Mais pas comme s’il avait peur. Plutôt… une sorte de tristesse honteuse.
« Vous n’avez pas d’argent », reprend l’autre au bout d’un instant, sans inflexion interrogative, en hochant la tête avec résignation presque avant que Mathieu ne réponde : « Non. » Avec un soupir, il se retourne vers le petit panneau de clés accroché au mur du fond, en tend une.
« Premier étage, escalier du fond, et allez-y mollo avec l’eau chaude. » Puis, après une petite pause : « J’irai vous porter des habits propres. »
Mathieu prend la clé. L’autre dit dans son dos : « J’aurai quand même besoin d’un nom, pour le registre. »
Mathieu y a pensé pendant qu’il marchait vers la ville. « Nat, dit-il sans se retourner, Nat Galas. »
17
C’est le jour de l’an, jour férié, mais le préposé à la Maison est très clair sur le sujet quand Mathieu vient le consulter après la méridienne : mieux vaut se procurer des papiers le plus vite possible. L’homme lui dessine un petit plan indiquant comment se rendre chez le Conseiller Pélisson, et lui fait répéter l’itinéraire en le suivant du doigt sur le papier. Alors que Mathieu va sortir, il le rappelle : « Attends, bon sang ! » Mathieu obtempère, tandis que l’autre fouille dans un tiroir ; apparemment, maintenant qu’il s’est rasé et s’est tant bien que mal taillé les cheveux, il a droit au tutoiement… L’homme décolle une pellicule de papier de l’objet qu’il tient à la main – un gros triangle de tissu rouge – et il colle le triangle sur le revers de la veste légère qu’il a fournie à Mathieu. « Essaie d’éviter les patrouilles de gris si tu en vois, OK ? Des hommes en uniformes gris », ajoute-t-il après coup, en lissant bien le triangle, comme s’il parlait… à un enfant ? Mathieu interloqué ne réagit pas. « Et si jamais ils t’arrêtent, dis que tu n’arrives pas à dormir et que tu as oublié tes papiers. Joue les imbéciles. OK ? »
À la fois touché et déconcerté par le souci que l’homme semble manifester à son égard, Mathieu répète l’itinéraire, et les instructions. L’autre le contemple d’un air perplexe, pousse un grand soupir et tourne les talons.
Dès que Mathieu se trouve sur la place, il prend conscience d’un bourdonnement sourd, à la limite du perceptible. La méridienne est terminée, la ville se réveille, même si c’est un jour férié. La place et la rue qui y mène ne sont plus désertes : plusieurs bicyclettes, quelques passants – des riverains qui se connaissent, car ils se hèlent en se souhaitant la bonne année ; quelques-uns promènent leurs animaux en laisse… Mathieu prend une grande inspiration, carre les épaules, et se met en route ; il a gardé la casquette qu’il a enfoncée sur ses yeux, moins pour qu’on ne le voie pas que pour ne pas trop voir lui-même. Il marche à pas rapides, tête basse, sans regarder personne. Et ma foi, personne ne semble trop faire attention à lui parmi les petits groupes qu’il croise ou dépasse. Il ne veut pas savoir si on se retourne sur lui. Les animaux, au moins, ne disent rien.
Des hommes en uniforme gris, il en aperçoit seulement deux fois, à une intersection ; heureusement, il est sur le bon trottoir, il n’a pas à traverser. Il continue à marcher, tous les muscles noués, mais rien ne se passe. Il poursuit son chemin parmi les citadins plus nombreux, yeux baissés, cœur battant. Personne ne lui parle, personne ne s’arrête. Peut-être que la vieille femme avait raison, malgré tout : c’est encore là qu’il sera le mieux, à Orlemur, parmi des gens comme lui, perdu dans la foule.
En ce jour en fait doublement férié, lundi et jour de l’an, le Conseiller Pélisson fête avec sa famille et ses amis dans sa jolie maison en haut d’Orlemur – du bon côté du quartier, Mathieu l’a vite compris à la transformation progressive du décor. C’est plus propre, par ici, presque pas de maisons à plus de deux étages, beaucoup de terrasses en jardin, herbe et arbres bien soignés, presque pas de graffitis ; il y a plus de petites voitures que de bicyclettes dans la rue et le long des trottoirs – mais toujours autant d’animaux de garde dans les allées. “ Dedans, dehors ” a dit la vieille en parlant d’Orlemur dans Morgorod. Apparemment, il y a un dedans et un dehors à Orlemur même. Mais Mathieu s’en moque : tout ce qu’il veut, ce sont des papiers, puisqu’il ne pourra pas vivre sans papiers à Orlemur, et encore moins s’il veut quitter Orlemur, sans doute.
Un petit garçon d’à peine cinq saisons vient lui ouvrir la porte, le regarde avec la stupeur qui commence à devenir habituelle, mais qui se colore ici de terreur, et s’enfuit en hurlant : « Papaaaaa ! »
C’est pourtant une femme qui arrive, peut-être Maman, mais Mathieu ne lui laisse pas le temps de passer à autre chose que la surprise : « Excusez-moi de vous déranger, Gospoza, mais je voudrais voir le Conseiller Pélisson. J’ai besoin de papiers d’identité. »
La femme, brune, assez jeune et jolie, qui porte un petit tablier de dentelle blanche, le dévisage un moment d’un air consterné, hésite, puis s’efface en lui faisant signe d’entrer. Elle referme la porte en hâte derrière lui.
« Qu’est-ce que c’est ? » dit une voix masculine agacée, dans une pièce au fond du couloir, où bourdonnent des conversations discrètes.
« Je crois que vous devriez venir, Gospodi », répond la jeune femme adossée à la porte.
Les conversations s’interrompent, reprennent un ton plus bas. Un bruit de pas, et le Conseiller Pélisson apparaît dans le couloir. La quarantaine confortable, vêtu d’une belle combinaison d’intérieur molletonnée, les sourcils froncés. Il tient le petit garçon dans ses bras. Il s’avance d’un pas d’abord vif, qui ralentit et finalement s’arrête à environ deux mètres de Mathieu, tandis que les lignes de son visage subissent les transformations maintenant prévisibles, de l’agacement à la stupeur puis – une variante bienvenue, quoique inquiétante – à la colère. Il pose à terre l’enfant qui reste paralysé, un doigt dans la bouche, les yeux fixés sur Mathieu ; il lui donne une petite tape sur les fesses : « Va, Pauli ! ». L’enfant se sauve.
« Suivez-moi », dit le Conseiller Pélisson entre ses dents serrées et, sans attendre, il tourne les talons ; Mathieu obéit. L’un derrière l’autre ils traversent la cour intérieure – bassin ombragé d’un grand arbre-à-eau en pleine santé, mosaïques multicolores –, gravissent l’escalier menant à la terrasse, traversent celle-ci en diagonale – deux splendides racalous, un arbre-roi, divers arbustes fleuris, herbe bien entretenue, et ce qui ressemble de façon incongrue à un jardin potager pour l’autre moitié –, entrent dans une petite pièce qui donne sur la terrasse, apparemment un bureau. Le Conseiller Pélisson ferme la porte avec soin, se retourne vers Mathieu : « Vous ne manquez pas de culot, venir chez moi le jour de l’an ! Je ne sais pas ce qui me retient d’appeler la police ! »
La première réaction de Mathieu, c’est la rage. Ensuite, la terreur. Du coup, il reste muet. Heureusement, car l’autre poursuit : « Pourquoi vous faut-il des papiers ? »
Mathieu doit s’y prendre à deux fois pour dire, d’une voix altérée : « Je les ai perdus. J’ai eu un accident. »
L’effet va-t-il être le même ? Pas tout à fait. « Quand ? » demande Pélisson d’un ton sec. « Où ? »
Mathieu hésite. Doit-il parler de l’île ? Non. « Je ne me rappelle pas. Je me suis réveillé dans le lac. J’ai nagé. Ensuite, j’ai marché. Je ne me rappelle rien. »
Pélisson se laisse tomber dans une chaise derrière le bureau. Maintenant, son visage a une expression plus habituelle : un mélange de consternation, de pitié… de vague dégoût quand même.
« Tu ne te rappelles rien. »
Mathieu se raidit malgré lui : qu’est-ce qui lui vaut ce soudain tutoiement ? Mais l’autre poursuit : « Qui t’a dit de venir me voir ?
— L’employé de la Maison Méridienne », dit Mathieu de son ton le plus innocent ; après tout, c’est vrai aussi.
Pélisson émet un soupir exaspéré et reste un moment sans bouger. Puis, avec une sorte de résignation, il ouvre un tiroir, en sort des formulaires.
« Je vais te faire un passe provisoire. Valable seulement dans Orlemur. Les papiers définitifs seront déposés d’ici une demi-semaine à la Maison Méridienne, Kowalski les gardera pour toi. En aucun cas… – il relève les yeux et martèle : – en aucun cas tu ne remettras les pieds ici, c’est clair ? »
Mathieu hoche la tête. L’autre passe une des feuilles dans le rouleau de sa machine à écrire, commence à taper. « Tu ne te rappelles pas ton nom, je suppose…
— Nat Galas »
Bref coup d’œil surpris, cliquetis de touches. « Âge, date de naissance ?
— Ça, non. »
L’autre l’évalue rapidement du regard : « On dira vingt-cinq de toute façon, c’est l’âge minimum maintenant pour sortir d’Orlemur. Domicile… 256, Kalvasz Nord, on complétera le numéro d’appartement plus tard. Tu iras là, ils ont toujours des chambres libres.
— Je n’ai pas d’argent », remarque Mathieu, un peu interloqué.
L’autre hausse les épaules : « Kowalski s’en occupera. Et tu vas chercher du travail, oui ? »
L’intonation est presque menaçante, et Mathieu dit « Oui » – il n’y avait pas encore vraiment pensé, mais ça paraît logique.
« Dès que tu auras un emploi, retourne voir Kowalski et il complétera les papiers. Il te fera aussi signer ta carte. »
Pélisson tire la feuille de la machine à écrire, la relit rapidement, la tend à Mathieu : « Signe en bas. » Pendant qu’il signe, l’autre sort une petite boîte rectangulaire plate, qu’il ouvre sur une sorte de petit coussin noir. « Pose le bout de ton index et de ton pouce là-dessus et appuie, en roulant. Ensuite, pose-les très soigneusement l’un après l’autre dans les carrés, au milieu de la feuille. »
Mathieu reste un moment déconcerté ; l’autre fait “ tsk ”, pose un doigt sur la surface molle à l’intérieur de la boîte, le montre tout noirci à Mathieu puis l’appuie sur un bout de papier qui traîne ; l’empreinte de son doigt s’y inscrit. Mathieu hoche la tête, et l’imite, un peu inquiet. A-t-on jamais pris ses empreintes à l’École ? Il ne se rappelle pas… Pourrait-on le retrouver ainsi ?
L’autre extirpe d’un autre tiroir – fermé à clé – un assez gros appareil inconnu de Mathieu, qui se fige. Pélisson hausse un peu les épaules en marmonnant “ C’est pour les photos ”, approche l’appareil de son œil, dit : « Ne bouge plus. » Un déclic, un éclair de lumière, Mathieu sursaute, mais l’autre dit encore : « Mets-toi de profil », et il obéit machinalement. Nouveau déclic, nouvel éclair. Puis, après plusieurs minutes, il y a un autre déclic, Pélisson tourne une petite manivelle, et une étroite feuille rectangulaire sort d’une fente à la base de l’appareil. Pélisson l’examine, marmonne « Ça ira ». Après avoir rempli à la machine une mince carte de carton, il la plie en deux, y appose trois timbres – également sortis d’un tiroir fermé à clé – colle la feuille rectangulaire, tend le tout à Mathieu en répétant : « Signe en bas. »
Mathieu, fasciné, regarde sa double image en couleur. Il a eu le temps de se regarder dans le miroir de la salle de bain, à la Maison Méridienne, ce n’est plus le même choc, mais c’est tout de même étrange de se dire que c’est lui, ce mince visage maigre et pâle écrasé de boucles noires en désordre, ces yeux cernés au regard trop clair, cet air perdu. Mais c’est l’image qui fait ça, il a été surpris. Dans le miroir, il avait plutôt l’air féroce…
Il signe de nouveau, son faux nom, son vrai nom, après tout, qui peut en décider ? Empoche la carte. Pélisson a écrit sur un morceau de papier l’adresse de la rue Kalvasz, la lui tend. Il la prend.
« C’est tout ? » remarque-t-il, un peu surpris.
« Bien sûr que non », dit l’autre toujours avec la même irritation à fleur de peau. « Je m’occupe de tout le reste. Mais rappelle-toi, en aucun cas tu ne reviens ici ! »
Mathieu agacé ne peut se retenir de dire sèchement : « J’avais compris la première fois. »
L’autre a l’air décontenancé. Il semble chercher quoi dire, ne trouve rien ; son regard recommence à errer sur Mathieu, se pose sur ses poignets appuyés sur le bureau, surtout le poignet droit, où les cicatrices sont plus fraîches. Il semble s’affaisser un peu sur lui-même. « As-tu vu… un docteur ? » dit-il enfin.
Pris au dépourvu, Mathieu hausse les épaules : « Non. »
Pélisson lui reprend le morceau de papier, griffonne une autre adresse. « Va le voir. De ma part. Il est… discret. »
Mathieu reprend la feuille, hésite. Devrait-il essayer de prendre avantage du soudain fléchissement de l’autre ? Mais comment ? Quelles questions poser ? Son ignorance est un bâillon… Découragé, soudain un peu honteux aussi – après tout, cet homme qui ne le connaît absolument pas est en train de l’aider – il lui tend la main, enregistre son haut-le-corps, se raidit de nouveau.
Le Conseiller Pélisson remue des papiers sur son bureau sans relever la tête, et marmonne tout bas : « Je suis désolé. »
Mathieu, bien sûr, ne va pas lui demander pourquoi.
En sortant, reconduit par la jeune femme muette, il aperçoit un grand bol de faïence plein de tablettes orange que la porte lui avait caché à son arrivée. Il a ralenti malgré lui, elle s’en est rendu compte et a dû suivre la direction de son regard car elle prend le bol et le lui tend avec une esquisse de sourire timide : « Un peu de râcle ? » Il secoue la tête en murmurant « Non, merci », et quitte pour toujours la demeure du Conseiller Pélisson.
18
Un peu plus tard dans l’après-midi, Mathieu va louer une chambre dans la pension de la rue Kalvasz, une vaste maison ancienne à quatre étages entassés de bric et de broc sur la terrasse disparue. Kowalski, le grand échalas préposé au bureau de la Maison Méridienne, lui a donné de quoi se loger et manger jusqu’à l’arrivée de ses papiers : « En cinq jours tu devrais bien être capable de te trouver un emploi ! » Sa réserve de bonne volonté à l’égard de Mathieu semble épuisée, car lorsque Mathieu se hasarde à demander où aller trouver de l’emploi à Orlemur – puisqu’il ne peut encore en sortir, sans les papiers appropriés – l’autre lève les bras au ciel : « Lis les petites annonces, regarde dans les vitrines ! Je ne suis pas une agence d’emploi ! » Il lance une brassée de journaux écornés sur le comptoir en marmonnant « Il en a de bonnes, Pélisson ! » et quitte le petit bureau d’un air exaspéré.
Mathieu étale les journaux sur le lit, le seul endroit assez large. Il veut regarder les offres d’emploi, mais en les cherchant il se perd malgré lui dans les nouvelles. C’est une expérience très étrange : il connaît bien la langue, il peut lire toutes les phrases, mais elles sont hérissées de mots dont il ignore le sens, ou même de termes dont, de toute évidence d’après le contexte, le sens n’est pas celui auquel il est habitué. A-t-il perdu la mémoire à ce point ? Il ne se rappelle rien de ce qui lui est arrivé dans le souterrain avant qu’on ne cesse de lui donner les tablettes orange, mais il avait appris à lire bien avant. Il y a des mots dans ces journaux qu’il est certain de n’avoir jamais vus. Il a passé combien de temps en bas ? Un minimum de cinq saisons, un maximum de dix, pas plus, sûrement. Le vocabulaire n’a pas pu changer à ce point. Non, les livres qu’on lui a laissé lire en virginien, à la petite École ou à celle de Morgorod, ne contenaient tout simplement pas ces mots. Il y a dans cette demi-douzaine d’exemplaires des journaux d’Orlemur – deux petits journaux de quartier d’à peine une dizaine de feuillets chacun – des centaines de choses dont il n’a jamais entendu parler, quotidiennes, banales, dépourvues d’importance – et chacune d’entre elles est un piège où son ignorance peut l’envoyer trébucher. La première chose à faire, quand il aura de l’argent et du temps, c’est chercher une bibliothèque et acheter un dictionnaire. En attendant, se taire le plus possible, ne pas poser de questions, observer.
Et trouver un emploi. Il secoue son accablement, essaie de museler sa rage. Il ne va pas laisser les maîtres continuer à régir sa vie en le ligotant de questions inutiles. Il est là, dehors, il leur a échappé, et il survivra, malgré eux, malgré tout.
Le seul emploi pour lequel il est sans doute qualifié, c’est celui de botaniste ou de jardinier, mais on ne peut dire qu’ils pullulent à Orlemur. En fait, les offres d’emploi tout court ne pullulent pas à Orlemur même, les colonnes de demandes d’emploi sont bien plus longues, bien qu’on mentionne beaucoup d’emplois temporaires dans le port de Morgorod – hors-limite pour Mathieu, sans papiers définitifs. Après de longues délibérations, il encercle deux offres qu’il croit comprendre et qui lui semblent raisonnablement dans ses cordes – livreur dans une usine de meubles, préposé à l’entretien dans un magasin d’alimentation : dans les deux cas, on ne demande pas d’expérience antérieure. Il note avec soin les adresses… et se rend compte avec consternation qu’il n’a pas la moindre idée de la topographie de la ville.
Il hésite longuement, mais en fin de compte il va frapper à la porte de la chambre voisine de la sienne. Plus tôt ou plus tard, il va bien devoir se débrouiller avec les autres habitants d’Orlemur, n’est-ce pas ?
On vient vers la porte, il l’entend, mais on n’ouvre pas. Agacé, il frappe de nouveau.
Après un autre moment d’immobilité silencieuse, la porte s’entrebâille sur un gros homme chauve au teint bistre, aux paupières bridées et à la face plate, en gilet blanc sans manches retroussé sur une ample bedaine, et qui dévisage Mathieu avec l’étonnement désormais familier. Vite mâtiné de méfiance inquiète, ici.
« Bonjour, Gospodi Samuels, dit Mathieu de son air le plus avenant (il a lu le nom sur la porte). Je suis votre voisin de gauche. Est-ce que vous auriez un plan de la ville à me prêter pour quelques minutes ? »
Il a du mal à interpréter les émotions qui se pourchassent sur le visage luisant du gros homme, mais la tonalité générale est plutôt négative, ça, il peut le voir. Un moment il croit que l’autre va lui claquer la porte à la figure, mais l’homme marmonne quelque chose qui pourrait être “ Attendez ”, s’éloigne, farfouille avec bruit dans des tiroirs, puis revient tendre à Mathieu une liasse rectangulaire plastifiée qui s’ouvre en accordéon dans sa main. À peine Mathieu l’a-t-il prise que la porte claque.
« Je viendrai vous le rendre dans un quart d’heure ! » lance-t-il à l’homme invisible.
L’autre grogne trois syllabes qui ressemblent à « Garde-le ! » sur un ton qui dénote cependant plus la répugnance que la générosité. Mathieu n’insiste pas et retourne chez lui : il a trop hâte de voir à quoi ressemble vraiment la ville.
Il lui faut un moment pour comprendre à quoi correspondent symboles et abréviations. Il semble y avoir deux villes distinctes. La ville principale, à la disposition très claire, est un grand demi-cercle d’environ onze kilomètres de diamètre tourné vers le lac, avec des grandes artères et de larges canaux incurvés autour du port – trois kilomètres de long, le port. D’autres rues et canaux plus petits sillonnent transversalement les anneaux concentriques ainsi délimités, des zones d’habitation, et des zones vertes aussi, quelques parcs mais surtout des “ jardins communaux ”. S’arrêtant au dernier grand canal qui ceinture la ville principale, le Canal Tianmin, quatre grandes artères rectilignes découpent le demi-cercle en tranches égales, triangulaires, aboutissant toutes au même endroit sur le port ; deux autres avenues longent la côte de part et d’autre du port. Le reste de la ville, bien moins étendu, se distingue par une disposition complètement différente des quartiers, en quadrilatères et sans canaux, le long de la côte au nord-est et au bord de la zone industrielle au sud-ouest, ainsi que tout autour du demi-cercle de la ville principale, mais de façon en quelque sorte aléatoire : la ville principale – initiale, pense soudain Mathieu – a été conçue d’une certaine façon, et ensuite on a complètement changé de style…
En tout cas, il y a aussi la basse ville et la haute ville. Le quartier d’Orlemur se trouve tout entier dans la basse ville, une zone à peu près rectangulaire de quatre kilomètres de long sur deux kilomètres de large qui ne se rend pas jusqu’au port, coincée entre le lac au nord et le premier plateau au sud, et délimitée à l’est et à l’ouest par une portion de canal – le Grand Canal Danilov vers le port, le Grand Canal Tianmin de l’autre côté. La haute ville, curieusement, ne commence qu’au tout dernier haut plateau, sur la montagne, et c’est là que se trouvent tous les édifices importants, municipaux et autres, l’université, plusieurs collèges et musées, le parlement provincial – un énorme bâtiment rectangulaire au bord du haut plateau, plus d’un demi-kilomètre de long, qui abrite aussi la mairie, la bibliothèque municipale et l’Institut Polytechnique.
De l’École, pas de trace. Pourtant, par recoupement, ce ne peut être que ce bâtiment-là… Mais ce n’est pas comme s’il voulait y aller ! Mathieu détourne résolument son esprit de la question, cherche plutôt une bibliothèque locale dans Orlemur, en vain ; il n’en trouve d’ailleurs pas non plus dans les quartiers voisins. Faudra-t-il se rendre dans ce qui est presque certainement l’École ? Cette idée le remplit d’une terreur qui lui fait honte, mais qu’il n’arrive pas à maîtriser. Non, il y a sûrement moyen de procéder autrement !
Pour se calmer, il repère les adresses où il ira se présenter le lendemain, replie la carte avec soin et se plonge dans la lecture des journaux pour le reste de la journée et une partie de la soirée, crayon en main. Les connaissances acquises à l’École sont peut-être une dentelle pleine de trous, mais il est encore capable d’apprendre. Aller chercher les sens cachés dans ces textes à l’insu même de leurs rédacteurs, en les mettant en rapport les uns avec les autres, ne doit pas être bien plus difficile que de saisir les cinq ou six sens différents d’une phrase en setlaod selon l’accentuation des mots qui la composent.
Quand il éteint enfin la lumière, il croit au moins savoir pourquoi c’est une lampe à gaz comme à la petite École – où qu’elle se soit trouvée –, et non une lampe électrique comme à l’École de Morgorod : il n’y a pas d’électricité dans la basse ville “ en présence de la Mer ”. La basse ville est sous “ l’influence de la Mer ”, contrairement à la haute ville. Il ne sait pas ce qu’est “ la Mer ”, qui de toute évidence n’a rien à voir avec ce que ce mot signifie normalement pour lui, mais il a reconstitué par recoupements une partie de ce qu’elle fait : elle est “ revenue ” la veille, pendant l’éclipse (elle “ repartira ” donc à un moment donné, il suppose), et en dessous d’une certaine altitude, elle empêche l’usage de l’électricité.
Après avoir lu et relu les textes, informations, articles, publicités, petites annonces, lettres de lecteurs, où l’on semble toujours éviter avec soin de parler du reste de Morgorod, à plus forte raison du reste de la région, il sait aussi, le cœur étreint d’angoisse, qu’Orlemur est une prison. Étrangement dépourvue de gardiens, de portes et de barreaux, mais une prison malgré tout et, s’il y est entré facilement, il aura peut-être beaucoup de mal à en sortir.
19
Cinq jours plus tard, il se demande comment il réussira même à y survivre.
Il a obtenu, non sans surprise, le premier emploi auquel il a postulé – préposé à l’entretien, une façon prétentieuse de dire qu’il nettoie les planchers derrière clients et personnel du grand magasin d’alimentation Krogel, en plein milieu d’Orlemur – mais dès la fin de la première journée le superviseur le prend à part, l’air vaguement embarrassé, pour lui demander de rester désormais dans l’arrière-magasin, avec les commis à l’entreposage ; il nettoiera après la fermeture. Gospodi Clayton avait déjà l’air un peu bizarre en l’engageant, un peu trop jovial, la voix trop forte, comme s’il avait eu affaire à un sourd, – ou à un idiot, a fini par comprendre Mathieu en constatant que les autres employés ont tendance à en faire autant. Travailler à l’entrepôt, ce n’était pas la description de l’emploi, mais il ne se hasarde pas à poser des questions, va où on lui dit d’aller. Les commis acceptent son aide avec une évidente réticence, le surveillent tout le temps comme s’ils craignaient de le voir commettre des bêtises. Pendant les jours suivants, il apprend à ne pas arriver dans le dos de quelqu’un sans faire de bruit, à ne pas engager de conversation si on ne lui parle pas d’abord, et à ne jamais toucher personne par inadvertance – et à feindre de manger de la râcle orange, apparemment gratuite, et que tout le monde mâchouille presque tout le temps. Il serre les dents, se récite des mantras et travaille. Le reste du temps, il le passe dans sa chambre à la pension, à décrypter les journaux, à dresser des plans pour quand il aura ses papiers et assez d’argent. Ou à dormir. Surtout, ne pas trop penser.
Lorsqu’il revient le quatrième jour – il doit travailler cinq heures tôt le matin et les cinq dernières heures de l’après-midi, plus une heure en soirée – le superviseur l’intercepte à l’entrée, lui tend un petit rectangle de papier : « Je suis désolé, mais vous ne convenez pas à l’emploi. L’atmosphère de travail… Nous devons vous laisser partir. »
Mathieu le regarde fixement, abasourdi, lutte pour garder son calme : « J’ai fait tout ce qu’on m’a dit ! »
L’autre se tortille, l’air gêné ; quelques employés passent, en prenant bien soin de ne pas les remarquer.
« Dites-moi ce que vous voulez que je fasse, je le ferai », insiste Mathieu.
Le superviseur semble prendre une décision ; il bourre la petite feuille dans la poche de poitrine de Mathieu – du bout des doigts, comme s’il avait peur de se salir – et dit d’un ton sec : « Vous ne convenez pas à l’emploi, c’est tout, passez aux finances et faites-vous payer.
— Mais pourquoi… », commence Mathieu. L’autre tourne les talons, et Mathieu se retrouve devant trois des commis les plus baraqués, qui regardent leurs ongles, sifflotent les yeux au plafond, se balancent d’avant en arrière, les bras croisés, lui barrant le passage.
Dans un vertige de rage et d’incompréhension, Mathieu obtempère. L’employée qui lui compte son maigre salaire glisse un regard autour d’eux puis murmure, sans se pencher vers lui : « Va du côté du port, ça paie mal mais ils sont moins regardants, surtout en ce moment.
— J’ai seulement un passe provisoire, pour l’instant », dit Mathieu, complètement désemparé.
La femme lève les sourcils et soupire : « Clayton est vraiment un salaud… »
Mathieu va essayer de lui demander pourquoi on le congédie, mais une autre employée arrive, la femme se détourne d’un air indifférent, et il n’a plus qu’à se diriger vers la sortie.
Il essaie l’autre emploi qu’il avait repéré dans les annonces, à l’usine de meubles, mais bien entendu le poste est pourvu depuis longtemps. D’ailleurs, à la tête que faisait la préposée au personnel pendant leur très bref entretien, il n’aurait sans doute pas eu grand chance. Il se retrouve dans la rue, accablé, marche au hasard en regardant les vitrines au cas où il y aurait des offres. Il n’y en a pas.
Il passe le reste de la matinée à courir tous les emplois offerts dans les petites annonces, même ceux pour lesquels il n’a aucune chance. L’après-midi, après la méridienne, il frappe aux portes des jolies maisons d’Orlemur-en-haut, offrant ses services comme jardinier. Vers le milieu de l’après-midi, son petit discours est parfaitement au point, les arbres et les plantes des terrasses, comme il les connaît bien, comme il peut faire bénéficier les propriétaires de ses connaissances… Au mieux on l’écoute cinq minutes avec une certaine curiosité incrédule – surtout au début quand il cite le nom setlaod de certaines plantes et décrit l’usage qu’en faisaient les Anciens : personne ne comprend de quoi il parle, et à une occasion la maîtresse de maison revient assez de sa surprise gênée pour se mettre à rire et lui donner un billet de deux béris, “ pour l’histoire, c’est bien inventé ”. Ce qui ne l’empêche pas de lui refermer la porte au nez. Ensuite, Mathieu évite de mentionner les Anciens et se limite aux noms virginiens des plantes. Sans plus de succès.
Ce soir-là, les pieds douloureux, il retourne à la pension Kalvasz tout en grignotant le sandwich acheté à un marchant ambulant avec les deux béris – c’est toujours ça de pris. La fatigue lui fait la tête légère – il n’a pas mangé assez dans la journée, non plus, seulement trois fois, pour économiser l’argent. Il se laisse tomber sur son lit. Et demain, quoi ? Faire le tour d’Orlemur-en-bas, le même numéro ? On a sûrement besoin de jardiniers à Orlemur-en-bas, où il n’y a pratiquement plus une terrasse intacte !
En désespoir de cause, le lendemain matin, il retourne à la Maison Méridienne.
Kowalski est en train de lire le journal derrière son comptoir, en mastiquant, et ne l’a pas entendu entrer. Mathieu toussote. L’autre sursaute, jette son journal, dévisage Mathieu avec un mélange de colère et de stupeur. Puis il semble se calmer et ramasse son journal. « Tes papiers ne sont pas encore arrivés », dit-il d’un ton bougon.
« Je sais. Ce n’est pas pour ça.
— Quoi, alors ? »
Le ton n’invite pas à la confidence, mais Mathieu s’obstine : « J’ai trouvé un emploi, mais hier matin on m’a mis à la porte.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Rien ! Tout ce qu’ils m’ont dit ! »
L’autre pousse un autre soupir excédé, tapote son journal, se renverse dans son fauteuil en croisant les bras : « Et qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
— Au moins me dire pourquoi on m’a congédié ! » s’exclame Mathieu dont le sang commence à bouillir. « Pourquoi les gens me traitent comme un imbécile ou un pestiféré. On est tous des têtes-de-pierre, ici, non ? !
— Dis donc, on ne vient pas chez les gens pour les insulter ! » postillonne Kowalski en se levant, tout rouge.
Mathieu se mord les lèvres, mortifié de sa bêtise – il a enfreint le tabou : « C’est juste que je veux comprendre », dit-il enfin d’une voix enrouée.
L’autre se rassied, passe la main dans ses rares cheveux, change son journal de place. « On n’est pas tous… comme toi. Y en a… qui le sont plus que d’autres. C’est… eh bien, c’est désagréable. Tu ne te rends pas compte, c’est pas de ta faute, je sais bien, mais on ne peut pas obliger les gens à t’employer, ou à travailler avec toi. Tu as tellement l’air… d’un térien ! Et puis, on ne te voit jamais vraiment venir. Je sais pas comment te dire. Y a comme un malaise, quoi. C’est pas de leur faute non plus, aux gens. Y en a vraiment pas souvent, des comme toi. En fait… – il dévisage Mathieu avec une certaine curiosité – … les derniers, c’était il y a une dizaine de saisons, deux, un gars et ensuite une fille, et ils étaient plus jeunes que toi. »
Mathieu assimile en silence. « Qu’est-ce qu’ils sont devenus ? » demande-t-il enfin.
L’autre détourne les yeux, se balance dans son fauteuil : « Je ne sais pas trop. Le gars travaillait sur le port, à un moment donné, je me rappelle. Mais je ne les ai pas revus. Ils avaient des papiers, eux, en tout cas. »
Est-ce une menace ? Mathieu met ses mains dans ses poches pour dissimuler ses poings serrés. Quand il est sûr que sa voix ne le trahira pas, il demande d’un ton humble : « Qu’est-ce je vais faire maintenant ? Je ne peux pas aller dans le port sans mes papiers. »
L’autre fait un petit bruit agacé, et plonge la main dans le bol de râcle pour prendre une autre tablette. « Continue à chercher en attendant, qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Tu as encore une journée. Pélisson ne me rembourserait pas, après. On ne se laisse pas tomber les uns les autres, mais faut pas pousser. »
Et vous allez vous faire rembourser combien ? a envie de demander Mathieu. Mais il se tait, bien sûr. Il remercie Kowalski, lui assure qu’il va se trouver du travail, et retourne à la pension Kalvasz éplucher les petites annonces du journal, que Kowalski lui a généreusement laissées. Il sait qu’il ne trouvera rien. Il ne pense pas vraiment à ce qu’il fait. Il y a seulement ce poids brûlant dans sa poitrine, cette pensée qui tourne en rond comme un animal enragé dans sa tête : Tête-de-pierre, trop tête-de-pierre !
La journée suivante, c’est jeudi, jour de relâche. Il fait semblant d’agir : il sort, il marche dans les rues, il sillonne Orlemur, en haut, en bas, partout. À un moment, alors qu’il traverse des jardins communaux, il se dit qu’il pourra toujours trouver à manger là. Ensuite, il remarque les guérites, les grillages et les chiens. Qu’à cela ne tienne ! Il grimpera sur les terrasses des jolies maisons, à Orlemur-en-haut, et il les pillera. Ce n’est pas comme si les propriétaires se rendraient compte qu’il manque des baies et des tubercules dans leurs jardins. Et il ira chez Pélisson, pour commencer !
Le jour suivant, octadi, est aussi une journée de relâche, il le comprend quand il sort, tard, pour se rendre à la Maison Méridienne : le bourdonnement du quartier est presque imperceptible, les magasins sont fermés, des enfants jouent sur les trottoirs. Le premier groupe rencontré, une demi-douzaine de garçons et de filles d’environ dix saisons, le laisse passer sans réagir – à moins que le soudain silence, derrière lui, ne soit une réaction. Il accélère le pas, tête basse sous sa casquette enfoncée jusqu’aux sourcils. Puis il entend le bruit de course, voit quelques garçons le dépasser, se poster sur son chemin. Ne pas hésiter, passer tout droit. Il les entend chuchoter derrière lui, puis plus rien. Pas question de se retourner. Il arrive à un croisement, s’apprête à traverser et sent qu’on tire sur sa veste. Il se retourne, voit un garçon et une fille qui détalent à toutes jambes en s’esclaffant.
Il traverse. Maintenant qu’il est alerté, il fait mine de regarder de temps à autre dans les vitrines. Ses poursuivants restent à distance, mais à deux reprises il en trouve un tout près. Le jeu, apparemment, consiste à arriver dans son dos sans se faire remarquer. Inoffensif. Il ne va quand même pas s’abaisser à sévir contre des gamins.
Il se rend sans incident à la Maison Méridienne, où Kowalski lui tend ses papiers avec une esquisse de sourire : « Alors, tu as trouvé du travail ?
— Non. J’en chercherai demain. Je signe où ?
— Là, dans la petite bande blanche. Les autres papiers, tu peux les garder chez toi. Ne les perds pas. Et garde toujours sur toi la carte avec les photos, c’est plus sûr. À un moment, on te convoquera pour les tests sanguins. Pour le travail, faut pas te décourager. Ils ont besoin de bras, sur le port. Et puis, tu peux trouver du travail partout, maintenant. »
Il veut dire “ à Morgorod ”, mais sa jovialité sonne faux et il doit bien se douter que Mathieu ne le croit pas, car son regard évite le sien. Si les têtes-de-pierre d’Orlemur sont trop délicats pour l’engager, les citoyens de Morgorod ne le feront sûrement pas !
Malgré les machines qui accomplissent une grande partie du travail, on a besoin en effet de bras sur le port, où semble régner une activité frénétique. De bras et de dos, mais plus solides que les siens. Il titube sous le poids de la caisse qu’on lui a posée sur les épaules pour le tester, et il a l’impression d’être minuscule au milieu des grands gaillards de dockers qui le regardent en riant, la plupart sans vraie méchanceté, au reste, plutôt avec une pitié un peu brutale. Il trouve ensuite des petits travaux à exécuter ici et là, quelques heures à aller chercher à manger et à boire pour les dockers, à transporter des messages, un après-midi à faire du rinçage de bouteilles chez un marchand de vin, deux jours dans une taverne – l’alcool rend les gens plus tolérants, semble-t-il, comme la vieille Caroline dans la forêt.
Ensuite, rien. Et nulle part où aller, parce qu’il n’a plus de quoi payer la chambre de la pension Kalvasz. Pas question de retourner demander de l’aide à Kowalski ! Ce serait une humiliation inutile, il en est persuadé. La température est assez douce, malgré le vent qui souffle toujours, n’a pas cessé de souffler, toujours vers le nord, depuis que Mathieu a quitté l’île Voïstra. Il se trouve un coin où dormir sur le port – après avoir été chassé de plusieurs endroits attirants par d’autres vagabonds qui les ont occupés bien avant lui. Il a encore de quoi s’acheter un peu à manger, mais il fait durer : il cherche sur les docks là où se tient le marché aux fruits et aux légumes, puis dans les poubelles derrière les tavernes ; ensuite, dans celles des restaurants plus huppés au nord du port – mais là encore il se fait vite chasser par les clochards occupants légitimes des lieux.
Quelque chose le retient encore d’aller explorer les jardins des terrasses, comme il se l’était dit à moitié sérieusement. Il pourrait se faire prendre, et alors, que lui arriverait-il, malgré ses papiers en règle ? Au moins, le port ne semble pas avoir de loi anti-vagabonds. Mathieu reste là parce qu’il espère encore, obstinément, y trouver du travail – et parce qu’il n’oserait pas se montrer dans Orlemur, même Orlemur-en-bas, dans l’état où il est désormais. Barbu, les cheveux hirsutes, les habits de plus en plus sales… Vers la fin de la semaine, sa première semaine de liberté à Morgorod, ou presque, il n’essaie même plus de se laver. Au moins, si l’on se détourne de lui, que ce soit parce qu’il sent mauvais !
C’est maintenant antédi, le premier jour de la fin de semaine, le jour où sont payés les gens qui ont un véritable emploi. Le soir où les gens qui ont un véritable emploi peuvent se détendre et s’amuser. La nuit où certains décident de s’en aller danser à Orlemur.
Ils arrivent par le port, Mathieu est aux premières loges. Il se réveille en sursaut dans le vacarme et les cris, il pense “ incendie ”, puis “ émeute ”, puis il n’a plus le luxe de penser, il entend les coups qui s’abattent sur la pile de carton voisine, les hurlements du clochard. Il jaillit de son abri et se met à courir. À sa gauche, à sa droite, des silhouettes courent aussi, certaines sont des fuyards comme lui, d’autres agitent de courts bâtons à gros bout rond, d’autres encore font claquer des fouets – il voit juste trop tard, la mèche vient lui brûler l’épaule, il redouble de vitesse. C’est Orlemur, maintenant, la zone commerciale. Il y a des explosions de verre brisé, fenêtres, vitrines, bouteilles, de grands rires, des sifflements perçants, des hululements joyeux, des grincements ou des cliquetis de ferraille qu’on laisse traîner sur des grilles ou des grillages en passant à la course, des écroulements de cageots et de caisses, des tonneaux et des conteneurs vides qui roulent en tonnerre et vont s’écraser contre les murs.
Mathieu court, saute par-dessus des obstacles, parfois des corps étendus. Il y a des flammes à présent, des petites voitures cabossées renversées le ventre à l’air, des bicyclettes arrachées à leurs amarres et tordues autour des réverbères. Et des cris plus aigus, des femmes, des enfants, des hurlements de chiens, des voix d’hommes furieuses, affolées, implorantes, des visages terrifiés ou grimaçants, un surtout qui jaillit soudain en gros plan, une grosse face ronde, huileuse, grêlée comme la lune, hilare, occultée aussitôt par un bras muni d’un tuyau de fer. Mathieu se dérobe, sent le tuyau atterrir sur son bras gauche mais glisser ensuite, il trébuche, se reprend, repart, le bras vibrant de douleur.
Il court, les jambes en feu, le cœur prêt à éclater. Autour de lui, Orlemur danse.
20
Le silence le fait revenir à lui, ou bien le message de ses yeux enfin décrypté par son cerveau. Il ralentit et doit aussitôt s’arrêter pour ne pas tomber. Ses jambes se dérobent sous lui, il titube jusqu’au mur le plus proche, s’y adosse, se laisse glisser par terre. Sa respiration fait un vacarme effrayant dans le silence. Le silence de Morgorod, d’une rue résidentielle déserte et endormie de Morgorod. Il n’est plus dans Orlemur.
Quand le tonnerre de son cœur, la forge de son souffle se sont apaisés, il peut écouter. Rien. Il y a bien une rumeur lointaine, derrière lui, une lueur plus rouge dans la nuit, mais c’est tout. Quelle heure est-il ? Il lève les yeux vers le ciel, la Lune est encore haute mais ses petites lunes ont disparu. Deux, trois heures du matin. Il s’oriente machinalement, tandis que son regard, en s’abaissant, balaye la montagne puis les plateaux successifs. Il est parti plein est, il doit se trouver quelque part entre l’avenue Bœrlin et l’avenue Hokasz, le quartier… il ne se rappelle pas le nom du quartier, tressaille soudain, horrifié : la carte, ses affaires ! Et prend conscience en même temps de la présence de son sac en travers de sa poitrine, de la courroie dans son dos. Il s’affaisse sur lui-même, il pleurerait presque de soulagement. Tout ce qu’il possède au monde est dans ce sac.
Moins les couvertures, abandonnées sur le port. Tant pis. Ça pourrait être pire.
Une descente. Il comprend, maintenant. C’est de ça qu’ils parlaient à mots couverts, depuis quelques jours, les gens dont il a surpris les conversations ici et là dans le port. S’étonnaient de ne pas en avoir eu pour le jour de l’an. Les deux clochards, l’autre jour : « Ils veulent juste leur faire accroire, les endormir, mais ça devrait plus tarder, maintenant. Solvey-Miei a viré près de deux cents ouvriers juste avant le premier janvier. On va sûrement avoir droit à une descente. » Et l’autre : « Mais non, ils les laisseront pas faire après l’incendie de la dernière fois.
— Le vent souffle pas encore vers Morgorod », a remarqué le premier – le plus vieux, celui qui avait fini par laisser Mathieu dormir dans le même coin qu’eux – et il a ramassé ses pénates pour aller s’installer ailleurs, sans doute, car il a disparu du coin.
Au bout d’un moment incolore où il a l’impression de s’endormir, Mathieu revient à lui de nouveau avec un grand frisson, au son d’une sirène de pompiers qui passe dans le lointain. Ne pas rester là. Il se relève, fait glisser son sac dans son dos, se met en marche. Droit devant. Il ne sait pas où il va, ça lui est égal. Il veut juste s’éloigner d’Orlemur.
Il marche. Les rues sont désertes. Les canaux sont déserts, désertes les avenues. Au bout d’un moment, à l’effort plus intense qu’il doit fournir, il comprend vaguement qu’il monte. Il lève les yeux et il voit les lumières, tout en haut, l’éclat de la haute ville, dans la montagne. Autour de lui, il fait très sombre entre deux taches de réverbères jaunâtres, même si certaines demeures, ici où là, sont vaguement phosphorescentes par endroits, un peu comme ces taches qui dansent devant les yeux quand on s’est trop frotté les paupières. Là-haut scintillent des constellations de lumières en cascade, en vagues, en feux d’artifice sans cesse recommencés, multicolores, irréelles, fascinantes. C’est comme un aimant, et Mathieu continue à monter, un peu penché en avant quand il rencontre les marches menant aux canaux, les yeux fixés sur la montagne lumineuse.
Mais finalement, au pied d’un escalier trop long, il s’arrête, l’esprit vide, déconcerté, comme s’il ne savait plus comment gravir des marches. Il y a des petits arbustes dans le talus qui flanque le canal. Il va se glisser sous l’un d’eux, froissant au passage des feuilles qui émettent un parfum inconnu, un peu musqué, il se roule en boule les bras pliés sur son sac, et il ferme les yeux.
Sur la rue grise, à perte de vue, la douleur lancinante dans les genoux pendant qu’il se traîne le long de cette menteuse horizontalité, les doigts qui dérapent sur les poignées de portes invisibles, les aspérités de murs qu’il ne voit pas non plus. La rue est pleine de monde, une foule transparente et houleuse. Si on voit comme il a du mal à marcher, il est perdu.
Et puis l’esplanade ronde dont les confins se noient dans la brume, où le pas rebondit et vacille, où le lourd liquide roule sans fin sous la membrane élastique. Des ailes noires claquent quelque part, un vaste ricanement résonne. À genoux, brûlant de rage et de désespoir, frapper des deux mains. L’éclair rouge, la vague énorme, la terreur. Englouti par la substance visqueuse, il ne sera bientôt plus qu’un sac de peau vide ballotté dans l’infini. NON !
Dans un effort surhumain, il se réveille, recroquevillé sous des feuilles, le corps noué d’une énorme crampe. Une rumeur l’environne, comme un vaste grondement sur lequel se détachent des timbres argentins, des sifflets… Il y a des mouvements non loin de lui, à sa droite, il les identifie par à-coups à travers les feuilles – des gens, des voitures, des bicyclettes. Une sirène de bateau au-dessus de lui, un instant de désorientation ; puis il se rappelle : terrasse, canal, ferries à vapeur. Puis, un choc, le souvenir qui déboule : la nuit, la descente, la course. Il n’est plus à Orlemur !
Il se redresse avec prudence, écarte le buisson. Il se trouve à une demi-douzaine de mètres d’une rue assez passante, au pied du talus d’un canal. À moitié dissimulé par les buissons, un étroit sentier dallé de paragathe suit le pied du talus, au ras des édifices qui le bordent à gauche. Tout est dans l’ombre, malgré la lumière du jour. L’ombre de la montagne : le soleil n’est pas encore très haut.
Mathieu se glisse avec prudence dans le petit chemin. Personne ne semble le remarquer parmi les piétons matinaux qui se hâtent de l’autre côté sur le trottoir. Tandis que l’ombre se retire vers la montagne, il suit longuement le talus en direction du nord-est, sous le couvert bienveillant de petits racalous, de milierres et de prunelliers roses. Pas de graines ni de baies, c’est bien trop tard dans leur saison. Il a faim. Davantage d’anneaux de verdure entre rues et canaux, dans la haute ville, s’il en trouve un il pourra manger. Mais ça n’a pas l’air d’être le cas ici, les édifices se suivent sans arrêt, séparés par de simples allées aux détours capricieux, l’habituel chemin dallé bordé de deux bandes d’herbe bleue. Bien entretenues, les allées, un minimum de bric-à-brac bien rangé le long des maisons, poubelles, tricycles d’enfants, bois en cordes, caisses et balançoires. Pas de chiens. Une rue vient buter contre le canal. Petite rue, des commerces, des vitrines. Une odeur de pain en train de cuire.
Mathieu s’arrête sur le trottoir de la rue, où passent au loin quelques enfants lancés à la course dans une rue transversale, sans doute vers une école. Aller où, maintenant ? Il pivote sur ses talons pour regarder l’autre côté de la rue, au-delà du canal. Et se fige. L’ombre a glissé le long du dernier plateau de la basse ville, et le soleil commence à dévoiler la haute ville. Un des édifices de la haute ville, le plus vaste, qui trône avec son parc dans l’axe de l’avenue Kulhevich – divisée en deux pour en faire le tour et continuer ensuite à escalader la montagne.
Un éblouissement douloureux, comme si l’espace faisait un saut périlleux ou se retournait comme un gant. Mathieu désorienté, au bord de la nausée, voit le parc et l’avenue sous lui, en contrebas, l’éventail de la ville, ses avenues et ses canaux concentriques, au loin l’étendue miroitante du lac. Une voix ironique murmure près de lui : « Un jour, tout cela t’appartiendra, mon fils », et une main vient se poser près de la sienne plus petite, sur la paragathe lisse du rebord de la terrasse. Une main au poignet enserré d’un lourd bracelet d’argent gravé de tigres, dressés autour de l’œil noir d’une pierre polie. Une main qui disparaît de son champ de vision pour venir se poser sur son épaule, et il lève la tête en souriant vers… vers quelqu’un, il ne sait plus qui, il ne veut pas savoir qui, il n’arrive même pas à voir un visage, il est de nouveau dans la rue, les yeux plissés à cause du soleil, pétrifié par le souvenir.
« Qu’est-ce que tu fais là, toi ? »
Le choc de cette voix inconnue le traverse comme une décharge électrique. Il se retourne. À quelques mètres, deux hommes en uniformes gris acier le regardent, bouches rectilignes, yeux invisibles dans l’ombre de leur casquette à visière verte. L’un d’eux infléchit son bâton souple à deux mains devant sa poitrine.
Mathieu reste un instant tétanisé, puis il balbutie : « Je suis parti. Hier, à Orlemur, la descente. J’ai couru droit devant moi. Je ne savais pas… »
L’un des policiers l’interrompt : « Papiers. »
Mathieu fouille dans son sac, sort la précieuse carte, et la carte provisoire. Le premier policier examine la carte provisoire, tandis que le second retourne l’autre carte entre ses doigts ; le premier émet un petit grognement et rend la carte provisoire à Mathieu. « Il est enregistré », dit-il à son partenaire, qui tend la carte à Mathieu tout en l’examinant des pieds à la tête avec une lenteur délibérée.
« Tu n’as pas d’emploi dans la haute ville, je suppose », dit-il enfin avec un lent sourire narquois.
Mathieu secoue la tête. Ne pas les regarder en face. Jouer les imbéciles.
Le policier toujours souriant le pousse du bout de son bâton, un petit coup sec juste sur son triangle rouge tout sale et à moitié décousu : « Alors tu ferais mieux de retourner à Orlemur vite fait, mon gars.
— Et qu’on ne te revoie pas dans le coin », ajoute l’autre, plus sincère dans sa dureté non déguisée.
Mathieu obtempère en rangeant ses papiers d’une main qu’il voit avec rage trembler. Il commence à descendre la rue, où passants et véhicules se font plus nombreux. Au bout d’une centaine de mètres, il ne peut plus résister, il se retourne. Les Gris ont disparu.
Il s’immobilise. Il tremble, mais c’est la rage qui a pris le dessus, une rage aveuglante. Il jette autour de lui un regard égaré. Des vitrines brillant au soleil – et il doit se retenir pour ne pas y envoyer son poing à la volée. Des gens, sourcils froncés, surprise, répugnance, dont le regard se dérobe aussitôt, qui passent bien au large, qui voudraient pouvoir changer de trottoir.
Son estomac se rappelle soudain à lui, un gargouillement violent, presque douloureux.
Il enfonce la main dans la poche gauche de son pantalon. Oui, la pièce est toujours là, sa dernière pièce de dix béris, une neuve toute brillante qu’il gardait un peu comme un talisman – s’il ne l’utilisait pas, il finirait par trouver du travail, de meilleurs restes dans les poubelles ou au marché, un meilleur coin pour dormir…
Il suit l’odeur du pain en train de cuire, encore une centaine de mètres, arrive sur une petite place qu’un panneau bien propre indique être la place Greshe, une esplanade en demi-cercle où des étals sont installés devant les boutiques. Il va droit à celui de la boulangerie, où sont alignés à l’ombre de l’auvent des gâteaux à étages multicolores, des tartes, quelques bocaux de petits fours dorés. Quand il passe, la femme qui se tient là le contemple, les yeux écarquillés, puis recule à l’autre bout de l’étal. Mathieu pousse la porte de la boulangerie.
Qui s’ouvre en tintant sur le paradis, des rangées de baguettes, de miches, de gros pains dodus. Un comptoir bien brillant, avec l’inévitable grand bol de râcle. Et un homme trapu en tablier blanc et aux bras enfarinés dont le sourire aimable s’efface lorsqu’il voit Mathieu.
Mathieu le devance, la main tendue avec la pièce qui brille dans sa paume : « Je voudrais un gros pain, s’il vous plaît. »
L’autre grogne : « Il n’y en a plus. »
Mathieu flotte dans une rage si intense qu’elle en est devenue presque voluptueuse. Il sourit : « Mais oui, il y en a. » Il s’approche du comptoir, satisfait de voir l’autre esquisser un mouvement de recul. « Et moi j’ai de quoi acheter un de vos gros pains, là, six béris et cinquante. »
Le boulanger ouvre et ferme la bouche comme un poisson qui se noie. Il devient tout rouge.
« Si je te dis qu’il n’y en a plus, c’est qu’il n’y en a plus ! File, ou j’appelle les Gris ! »
Le boulanger a élevé la voix ; dans le miroir qui couvre partiellement le mur, derrière les petites baguettes filiformes à un béri, Mathieu peut voir les passants commencer à s’attrouper autour de l’étal. Il contemple une dernière fois les pains dorés dans les paniers et sur les étagères, remet avec une lenteur délibérée la pièce de monnaie dans sa poche, et tourne les talons.
Mais dehors, les badauds ne s’écartent pas pour le laisser partir ; on le dévisage avec hostilité, des phrases bourdonnent, sans aménité : « Encore un de ces sales tériens… Quel culot… n’ont qu’à travailler comme tout le monde… »
Il oublie toute prudence, la rage de nouveau chauffée à blanc dans les veines ; il bégaie : « Je ne demande pas mieux que de travailler ! Mais il n’y a pas de travail, ou alors des tâches si répugnantes qu’il faut crever de faim pour les accepter !
— Eh, si tu ne crèves pas encore de faim, de quoi tu te plains ? »
Un rire à la tonalité soudain plus tranchante parcourt l’attroupement. L’homme qui vient de parler a une face de lune sous des cheveux pâles coupés en brosse, si ras qu’on distingue au travers toutes les bosses de son crâne. Mathieu a déjà vu ce visage. La nuit dernière, à la lueur des flammes, derrière un tuyau de fer.
Il se mord les lèvres, parcourt des yeux le cercle qui refuse de se défaire autour de lui, à la recherche d’un regard qui ne se détournera pas. Il n’y a plus une seule ménagère dans le lot, tout à coup, ce sont seulement des hommes, plutôt jeunes, plutôt costauds. Un peu plus loin il y a les autres, ceux qui regarderont sans intervenir. Il sait ce qui s’en vient, la rage répond à l’appel, toute prête, vibrant dans ses muscles. Et en même temps, il continue à se sentir curieusement détaché. Il s’attendait à quelque chose de ce genre depuis le début. Presque comique que ça arrive si tard, autour d’un pain qu’on ne veut pas lui laisser payer, à cause d’une phrase plutôt moins imprudente que toutes celles qu’il a retenues depuis une semaine…
Le cercle hostile se resserre. Le premier crachat arrive, bien visé, en plein milieu du triangle rouge sur sa veste, et Mathieu accueille avec une sorte de gratitude le ressac de fureur qui va lui faire prendre les devants, le jeter contre ses assaillants avant qu’ils ne se jettent sur lui.
« Qu’est-ce qui se passe, ici ? »
Un flottement perceptible, un relâchement, une réorientation de la tension. Une allée s’ouvre de l’extérieur pour laisser approcher une haute silhouette massive. Belle veste sans manches en coton brodé, chemise légère blanche, impeccable, teint fleuri rasé de frais, un grand cabas au bras. Mais il n’y a pas à se tromper : un notable. Mathieu ne laisse pas ses poings se desserrer.
« Que se passe-t-il ? répète la voix aux inflexions bonasses. Ah, un térien… »
La voix de l’homme trahit un certain ennui résigné, et Mathieu relève le menton, les dents serrées. Mais la seule présence du nouveau venu semble avoir changé l’atmosphère. Dans le cercle, les yeux ne sont plus aussi fixes, les épaules s’arrondissent, les mains rentrent dans les poches ; on se balance d’un pied sur l’autre en redevenant soudain un employé, un étudiant, un père de famille, on se demande comment filer sans trop se faire remarquer… Seul Face-de-Lune continue à dévisager Mathieu avec une expression butée.
« Alors, qu’est-ce qu’il y a ? » demande le notable à la cantonade, mais en regardant le boulanger.
L’homme fait un pas en avant comme à regret, en s’essuyant les mains sur son tablier blanc : « Tous mes pains sont réservés, Gospodi Merril, et ce…
— Tous vos pains, à cette heure-ci ?
— Presque tous… Et les autres, c’est pour les gens du quartier ! » dit le boulanger avec une note de défi.
Le dénommé Merril le dévisage d’un air plus las que désapprobateur, mais le boulanger détourne les yeux en reniflant.
« Votre métier, c’est de vendre du pain, eh ? dit la voix tranquille du bonhomme. Alors, s’il a de quoi payer, pourquoi ne pas lui en vendre à lui ? »
Quelqu’un murmure quelque chose dans le dos de Merril ; il se gratte la tête en se retournant sans hâte ; le murmure s’efface. Merril pousse un petit soupir et regarde de nouveau Mathieu, toujours avec la même expression un peu ennuyée. Mathieu soutient l’examen sans essayer d’avoir l’air inoffensif. Une brève surprise passe dans les yeux du bonhomme.
« Tu as un nom, maltchik ?
— Je ne suis pas votre garçon. Nat. »
Les gens encore attroupés manifestent leur désapprobation, un grognement inarticulé mais unanime. L’artisan ne semble pas l’entendre : « Nat qui ?
Mathieu hausse les épaules : « Nat Galas. » Comme si un nom comptait, pour un tête-de-pierre hors d’Orlemur. Ce qui compte, c’est le triangle rouge.
« Pourquoi ne pas rester à Orlemur ? Tu y trouverais plus facilement du travail. »
Mathieu hausse encore les épaules avec un sourire délibérément insultant. Il ne va pas se laisser amadouer par le ton assez bienveillant de ce gros type. Et surtout, il ne va pas commenter !
Merril fait une petite moue. Il insiste – et Mathieu est quand même un peu étonné : « Que fais-tu pour vivre ?
— Je ne vole pas, si c’est ce que vous voulez dire ! Il y a assez de poubelles dans cette ville. »
De nouveau le friselis mécontent dans l’assistance ; il s’y mêle de la surprise, à présent. Quoi, ils n’ont jamais vu un tête-de-pierre insolent, un tête-de-pierre combatif ?
« Et tu vis, avec ça ? » reprend l’artisan.
Mathieu dissimule son propre étonnement. L’autre insiste encore ? Où veut-il en venir ? Il a décidé de faire un exemple ? Mathieu le dévisage avec une insolence étudiée, mesurant la grande carcasse bien nourrie qui le domine de la tête et des épaules : « Ai-je l’air florissant ? »
Une pause. Les réactions de l’assistance ont le temps de prendre une forme plus précise, qui n’annonce de nouveau rien de bon. Face-de-Lune essaie d’en profiter, comme brusquement réveillé : « Il cause trop, ce térien, on va lui faire un bout de conduite jusque chez lui, qu’est-ce que vous en dites, les gars ?
— Viens », dit Merril à Mathieu, presque en même temps – un seul mot, mais sa voix résonnante semble noyer celle de Face-de-Lune. « Si tu n’es pas un paresseux, ce n’est pas le travail qui manque chez moi. »
Face-de-Lune en reste sec, comme les deux ou trois hommes en qui les velléités de lynchage étaient en train de se réveiller. Merril se retourne vers eux et le cercle élargi des badauds, un mouvement ample et presque majestueux de sa masse imposante, accompagné d’un petit haussement de sourcil étonné, tiens-vous-êtes-encore-là ? Tout le monde semble se rappeler presque en même temps une course urgente à faire ailleurs. Il ne reste bientôt plus que Merril, Face-de-Lune, le boulanger et Mathieu. Merril adresse un regard indéchiffrable à l’agitateur, puis lui tourne le dos pour s’éloigner vers l’autre côté de la place.
« Attendez », dit Mathieu. Le grand homme se retourne. Mathieu ouvre sa main droite sous le nez du boulanger, y fait sauter le béri d’argent : « Mon pain ? »
Le boulanger souffle violemment par le nez, rentre dans sa boutique, et Mathieu pense qu’il va lui claquer la porte à la figure, mais l’homme prend un gros pain et le lui tend d’un geste brusque en regardant ailleurs.
« La monnaie, s’il vous plaît ? » insiste Mathieu avec une politesse suave, en sachant que c’est trop, en se délectant de savoir que c’est trop. Le boulanger compte rageusement la monnaie, jette la poignée de pièces aux pieds de Mathieu et rentre dans son magasin en fermant la porte avec une force qui fait vibrer la vitrine. La femme se trouve là, l’air apeuré. Le boulanger lui montre l’étal en grognant quelque chose d’inaudible, et disparaît dans le fournil. La femme jette un regard craintif vers l’extérieur, s’approche de la porte, reste une main sur la poignée.
Mathieu regarde les pièces par terre. Il hésite, mais se force à ne pas les ramasser. L’expression de Merril vaut bien ça. Qu’est-ce qu’il croit ? Que Mathieu va se mettre à plat ventre parce qu’il lui a proposé du travail ? Il ne va sûrement pas le lui payer bien cher, son travail !
Mathieu va se planter à moins d’un mètre du grand bonhomme – qui ne recule pas. « Alors, comme ça, vous voulez m’employer ? » lance-t-il, rempli d’une curiosité perverse : jusqu’où faut-il le pousser, ce citoyen modèle, pour qu’il se trahisse à son tour ?
Merril hoche la tête : « Si tu as des papiers en règle. »
Mathieu ricane : « Personne de plus en règle que moi ! »
Merril le dévisage un moment : « Quel âge as-tu ? » Ni agacé ni protecteur. Plutôt vraiment curieux.
« Vingt-cinq », dit Mathieu en découvrant ses dents.
Et alors, de façon complètement inattendue, Merril sourit, pour de vrai, lui : « Si tu as vingt-cinq saisons, tu as duré bien longtemps avec un caractère pareil, mon garçon. Il faudra mettre une sourdine si tu veux vivre à l’extérieur d’Orlemur. »
Mais l’intonation n’est pas ce à quoi Mathieu s’attendait : pas de menace, ni la note déjà tyrannique du propriétaire. Non, une constatation un peu triste, un peu amusée, un peu étonnée. Un conseil donné de bonne foi. Sans doute Merril lui-même croit-il en son personnage d’homme vertueux. Chacun doit être traité selon son mérite. Les têtes-de-pierre sont des êtres humains, après tout. Ce n’est pas leur faute s’ils puent.
Mathieu hausse les épaules. Peu importe. Il va manger, et il ne dormira pas dehors cette nuit.