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Je suis en train de me regarder dans le miroir quand Rodolfo n’arrête pas de toquer à la porte. J’entends sa main taper avec insistance, de petits coups, séparés par de jolies paroles en italien.
J’ai la figure transformée en carte de géographie. Les différentes couleurs du maquillage, que j’avais cette nuit, se mélangent comme dans un tableau de Picasso en raison de le fête que je me suis faite et des larmes qui n’arrêtent pas, maintenant, de couler. Le pire, c’est que je ne me rappelle seulement, que j’étais à une fête avec mes copines. Ou du moins, c’est ce que je crois. Je devrais me retrouver avec elles et, je n’ai pas idée d’où elles peuvent être maintenant.
Les paillettes de mon fard à paupières glissent doucement sur mes joues.
Je sens comment me pince le petit doigt du pied droit, celui que je lançais en avant dans ma course vers les toilettes. Il me fait horriblement mal, même si pas autant que ma fierté, et bien entendu beaucoup moins que mon mal au cœur. Oui, les rêves brisés provoquent un horrible mal au cœur.
Brisés.
Pourquoi imaginer Rodolfo Vitti m’embrassant et se privant d’amour pour moi pendant quinze ans, ce sont beaucoup d’années. De trop. Maintenant, il est impossible de faire correspondre la réalité avec cette construction de l’esprit que je me suis montée et ce n’est la faute à personne d’autre que moi. Je pleure pour ma tragédie, je me trouve avec qui j’ai toujours voulu être et cet homme ne s’avère pas être celui que je voulais qu’il soit.
–Apri, dai, per favore. Ouvre-moi, ma Jolie, nous ne pouvons pas commencer notre lune de miel comme ça.
Rodolfo vient de prononcer les paroles magiques, celles qui comme dans les contes de fées, font que les portes s’ouvrent automatiquement. Du moins, celle de la salle de bain, elle s’est ouverte. Il a suffi d’écouter ces paroles et je n’ai pas pu éviter que ma main ne vole vers la poignée de la porte pour l’ouvrir.
Lune de miel ?
Je regarde à nouveau la bague à mon doigt. Je me souviens de l’histoire du fil rouge. Il me semble impossible que je veuille m’obliger à le croire.
Quand je l’aperçois en face de moi (il n’a pas remis sa robe de chambre), je fais, sans le vouloir, deux pas en arrière, jusqu’à ce que mon corps se retrouve contre l’énorme lavabo. Je regarde autour de moi, mais pourquoi le carrelage des hôtels brille comme s’ils étaient illuminés par derrière? Je ne suis jamais arrivée à les faire briller comme ça à la maison, même si j’acheté les produits qu’ils annoncent à la télé, ceux qu’ils promettent qu’ils ...
Rodolfo retient ma main en l’air, celle qui se trouvait déjà en chemin pour me coller une autre baffe auto-infligée. J’avais besoin de me sortir par moi-même de cet état de pensées stupides où je m’étais mise. C’est quelque chose qui m’arrive d’habitude quand je suis sur les nerfs, je me mets à penser à des conneries sans fin. Et maintenant, je suis très, très sur les nerfs. Je sens sa main enveloppant la mienne, et pour un millième de seconde, l’espoir me pénètre à nouveau. Peut-être qu’après tout, mes rêves ne sont pas tout à fait brisés. Peut-être que je dois juste faire quelques petits ajustements. Rodolfo Vitti est un grand homme, il est trop tôt pour penser qu’il ne puisse pas me faire planer au septième ciel, comme j’ai toujours pensé qu’il le ferait. Si je renonce à mes idées préconçues, il se peut que ce soit encore mieux.
Nous passons un moment à nous regarder directement dans les yeux, ensuite la main de Rodolfo cesse de recouvrir la mienne. Ses doigts changent de position pour s’entrelacer avec les miens. Mes doigts, comme s’il s’agissait de racines d’un arbre, s’emmêlent avec les siens dans un jeu que je voudrais sans fin. Ma tête est vide, j’abandonne complètement toutes les divergences que j’avais cru voir entre l’idéal et la réalité. Rodolfo s’est rapproché de moi de manière si subtile, si lente, que je ne m’suis même pas rendue compte qu’il avait bougé. Mais maintenant son nez frôle le mien. La main, qui n’est pas unie à la mienne, me caresse la joue et nos lèvres d’une manière qui semble être comme un appel à tous les papillons du monde. Tous, absolument tous résident maintenant dans mon estomac. Ils virevoltent comme des fous, avec une force telle qu’un instant je crois que je pourrais m’envoler.
Si, je pouvais flotter dans la salle de bain, sortir en gravité par la porte et ensuite par la fenêtre. Je flotterais sur la ville comme un ballon à la dérive. Un ballon rose en forme de cœur, propulsé par ce que Rodolfo Vitti est en train de me faire sentir. La langue se déplace avec expertise dans ma bouche et je sens comme si on ne m’avait jamais embrassée auparavant. Je m’abandonne à cette sensation, rien de plus parfait ne peut exister. A cet instant, je sais que les baisers donnés à mon oreiller, ceux qu’il y quinze en arrière je donnais sur le dos de ma main pour répéter ce moment, n’ont été que des baisers en pacotille. Rien à voir, avec ce qui se passe maintenant.
Rodolfo a lâché ma main, qui retombe à côté de moi sans que je ne puisse la contrôler. Ses deux mains sont sur mon cou, elles se déplacent vers ma nuque comme si ses doigts étaient recouverts de velours. Ensuite, elles reviennent de face et commencent à descendre jusqu’à recouvrir mes seins. Oui, Rodolfo ne me caresse pas, il m’enveloppe, il me fait sentir la femme la plus chanceuse de l’univers. Je sens mon ventre en flammes alors que ses doigts dessinent avec élégance les rondeurs de mes formes féminines.
Rodolfo me prend dans ses bras et m’emmène au lit. C’est alors, à partir de ce moment précis, que la réalité dépasse la fiction.
De beaucoup.
Oh, oui. De beaucoup, beaucoup.
Mes rêves restent petits. Le sexe avec les hommes de mon passé se convertit en un cliché en noir et blanc.
Maintenant, il ne reste devant moi que les couleurs vives que Rodolfo me fait sentir pendant que nos corps se meuvent comme s’ils dansaient une valse lente. Nous nous marions à la perfection
Il n’y a rien d’autre que je ne puisse désirer.
***
J’ouvre les yeux et j’ai besoin de quelques secondes pour savoir où je suis. Je vois le léger tissu blanc des rideaux de la baie vitrée flottant dans l’air qui rentre de la rue. Un air torride qui remplit la chambre du mélange des odeurs du désert de Mojave celles de la ville. La certitude que je suis à Las Vegas s’empare de moi. Je sais que je suis arrivée ici avec mes copines, mais après ... Je tourne mes yeux sur la droite presqu’avec peur car je viens de me souvenir d’avec qui je crois être et ne voudrais pas que tout n’ait été qu’un rêve et que mes mouvements le dissipent.
Je vois ses cheveux noirs, sa peau hâlée, ses énormes cils fermant ces yeux aquamarines qui m’ont toujours dérobé la raison.
Rodolfo Vitti est auprès de moi. Je ne l’ai pas rêvé.
Je me lève essayant de bouger le moins possible, je ne veux pas le réveiller. Je me souviens de ce qui s’est passé entre nous.
–Mmmmm –je ne peux éviter d’émettre un son doux très bas.
Oui, tiens si je m’en souviens. C’est dommage que je sois complètement incapable de me rappeler de ce qui s’est passé avant. Avant que je ne me réveille pour la première fois dans cette chambre avec cette gueule de bois à mourir, avec ce mal de tête qui menace de me fendre le crâne en deux.
Lorsque mes pieds touchent la moquette, je remarque un pincement au petit doigt de mon pied droit qui pour peu me fait hurler. Ça me fait horriblement mal. Je me baisse pour l’inspecter et je me rends compte qu’il est tout noir. Non pas que lui, sinon que le bleu s’étend comme un tache d’huile qui voudrait me grimper dessus. Je ne supporte pas même le frôlement de ma main. En voulant me toucher le doigt pour voir ce qui s’est passé, je sens des crampes dans l’ensemble du pied, jusqu’à ma cheville. J’ai peur qu’il soit cassé. Je n’avais pas pensé que ça pouvait être si grave, du moins quand je me le suis cogné et en tout cas pas non plus quand Rodolfo et moi, nous faisions l’amour.
Je me déplace dans la chambre en sautillant. La montagne de tulle blanc que j’ai découverte au loin quand j’ai ouvert les yeux pour la première fois se trouve toujours au même endroit. Je la ramasse. C’est une robe de mariée, comme cela me l’avait semblé au début. Une robe qui certes manque de bon goût. Je me la passe, seulement pour me regarder dans le miroir. Elle est à ma taille et oui, elle me donne l’impression de ressembler à une meringue, de celles qu’on mettait dans le temps sur les gâteaux dans les villages.
Je regarde cette immense quantité de tulle, la quantité exagérée de pierreries brodées sur le corset, la bague à mon doigt, avec cette pierre qu’on dirait de dessins animés. Je m’observe
moi-même. Mes longs cheveux emmêlés, des traces de maquillage ; tout a dû être réparti entre les draps et l’oreiller.
Je constate combien ça fait du bien de dormir, le mal de tête et la gueule de bois ont pratiquement disparu. Il n’y a rien de mieux pour les maux que ... Oui, que cet homme que je regarde en ce moment dormir absolument placide. Je n’ai qu’un peu de soif. J’allais à la salle de bain pour boire de l’eau quand je me suis rendue compte que nous avons un bar. Un bar pas du tout petit, accompagné de tabourets, avec un frigo assez grand, plus que les typiques
mini-bars des hôtels. Dedans, il y a de tout : des bouteilles de différents alcools, des bouteilles d’eau française et italienne, des jus de fruits, des bonbons de chocolat noir ou blanc et même un bol de fraises.
Je bois de l’eau à n’en plus finir et je mange quelques fraises tout en continuant à déambuler dans la chambre. Je trouve d’énormes portes coulissantes en un bois si bon que je parierais qu’il s’agit de chêne. Je les ouvre et de l’autre côté se trouve un salon plus grand que la maison de mes parents. Des canapés, une table et un énorme téléviseur.
Un monstre de téléviseur.
Je m’approche à la zone où se trouve le lit, il m’avait semblé avoir vu qu’il y avait une télé de ce côté-là. Et, oui, en effet, il y en a une avec un bon écran. Mais, celle qui se trouve dans le salon ressemble à un écran de mini cinéma, elle prend presque tout le mur. Je m’étends sur un des canapés et profite de l’air conditionné. Dans la chambre à coucher, la chaleur suffocante qui rentre par la fenêtre ouverte a changé complètement l’ambiance. De fait, je ne comprends pas comment Rodolfo puisse dormir si placidement.
J’essaie de me souvenir de ce qui s’est passé. Je ne suis sûre que de quelque chose : je suis à Las Vegas. Je sais que j’étais venue ici avec mes copines depuis l’Alabama. C’était l’enterrement de la vie de jeune fille de Betty et ... Je fronce les sourcils, en m’efforçant de rappeler des heures que j’ai perdues dans ma mémoire. Je cherche inutilement mon portable, il doit se trouver dans aucun coin de cette énorme suite.
Je m’aperçois que nous avons deux salles de bain et, comme toute fille de ma génération qui s’apprécie, l’image de Pretty Woman me vient à l’esprit... Non, non, je ne me suis pas une prostituée, du moins je l’espère. Je revois la bague à ma main et je me retiens de rire en n’arrêtant pas de me sentir comme Julia Roberts. J’ai sauté la partie du milieu du film. Pas de prostitution ni de mauvaises histoires, je me suis mariée directement avec le galant. Bien que, malheureusement, je ne m’en rappelle pas.
Je me lève et je vais aux toilettes. Je me regarde dans le miroir sans pouvoir effacer le sourire de ma figure. Je dis tout bas tout en étirant une main vers le front:
–Salut, je suis Julia.
Après tout, moi aussi je suis rouquine, bien que depuis des années je me teigne les cheveux en châtain parce qu’entre le rouge naturel de Julia et le mien, il y a un fossé. Vous savez déjà, le genre de fossés qui font que dans l’échelle qui va de l’horreur jusqu’au plus beau, je me situe au point le plus mauvais et elle au meilleur. Mais bon, j’ai dû avoir quelque chose de bien si Rodolfo a voulu me convertir en sa petite femme.
Mes yeux scintillent. Dans la glace, je me vois belle même si je suis plus débraillée que d’habitude.
–Allons –je me dis avec des paroles qui bougent la bouche sans émettre aucun son–. L’amour est le meilleur des maquillages.
Je ne peux pas l’éviter, je me sens belle, chanceuse et aimée. Mais surtout, très, très chanceuse.
Ceci dit, voyant que nous avons deux salles de bain et me rappelant le film mythique, je regrette de ne pas avoir un walk-man pour me mettre dans la baignoire pleine de mousse. En l’absence de musique, je vide le pot entier de sels de bain et j’ouvre le robinet, observant comment l’eau se teint en rose. Je m’immerge dans ces eaux aromatiques qui caressent mon corps et je m’apprête à en profiter. Je ne pense pas en sortir avant que ma peau ne se ride, pas avant de lever les mains et de constater que les bouts de mes doigts se soient transformés en raisins secs.