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Chapitre Trois

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J’ai fermé les yeux et j’ai récapitulé.

Nous étions toutes en Alabama. Les cinq merveilles, ou quelque chose de semblable: Betty, Laura, Sarah, Lorna et moi. Betty se marie dans trois jours et nous-autres, nous lui avons préparée cet enterrement surprise. Elle était convaincue que nous allions dîner et un peu plus, ayant insisté qu’elle ne voulait rien de spécial. Toutefois, nous avions réuni assez d’argent, autant que nos salaires de gondolières de supermarché nous l’avaient permis. Nous l’avons emmenée à l’aéroport  ... Je n’oublierai jamais sa tête.

–On ne va pas monter dans un avion, non ? –avait-elle dit.

Betty a la panique des avions. Oui elle l’avait. En réalité, la pauvre, elle n’en avait jamais pris un. Il lui suffisait de penser qu’en tombant de si haut, il n’y avait aucune chance de survie. Nous avons dû recourir à la téquila. Margaritas pour toutes dans un de ces bars d’aéroport. Nous avons bu, portant un toast tour à tour au bonheur de notre chère Betty, pour que Lorna laisse une fois pour toutes son ennuyeux mari et pour que les autres nous rencontrions bientôt des hommes gentils qui nous aiment. Tous les prétextes étaient bons pour porter un toast. Nous avons fini par lever notre verre avec le serveur, pour la paix dans le monde et pour les valises de Hello Kitty. La chate au bandeau dans les cheveux n’amuse aucune de nous, mais porter un toast pour les valises de Hello Kitty, parait toujours une bonne idée après six margaritas.

Je ne sais pas combien de margaritas nous avons finalement bus, suffisamment pour que Betty ne voit plus d’inconvénient à passer au-dessus des nuages. Nous sommes arrivées tout sourire à la porte d’embarquement et nous avons été à deux qu’on ne nous laisse pas monter à bord. Nous avons dû nous retenir, arrêter de nous regarder l’une à l’autre, parce que si nous le faisions, immanquablement nous nous éclations stupidement de rire. Comme quand nous étions au collège. Nous ne pouvions pas nous regarder si nous voulions que le personnel de la compagnie aérienne considère que nous étions suffisamment sobres pour nous laisser voler.

Les images de quand nous sommes arrivées à Las Vegas, je les ai aussi assez brouillées, je suppose c’est dû à ce que nous avons continué à boire dans l’avion. Je me rappelle des rires, la limousine blanche que nous avons louée pour nous amener en ville. Je sais aussi que nous nous sommes penchées par le toit-ouvrant pour pousser des cris à tous les beaux hommes (et moins beaux aussi) que nous avons rencontrés sur notre chemin. Nous nous sentions comme des adolescentes.

–Qu’est-ce que je lui ferai, moi, à ce petit cul ... –Avait crié Laura à plusieurs reprises–. Quoi? –avait demandé l’un d’eux surpris en voyant nos têtes–. Il était grand temps que nous rendions un peu de toutes les conneries qu’on nous avait criées dans notre vie, non?

Oui, ça, je m’en souviens. Je me rappelle qu’il nous avait fallu bien peu de temps, à toutes, pour nous souvenir de ce qu’ils nous avaient criées quand nous passions face aux zones de travaux. Nous avions passé beaucoup d’années à écouter tout genre de  manques de respect et c’était maintenant l’occasion unique de leur rendre la balle. Ainsi, nous avons profité de notre ballade en limousine pour rééquilibrer ce que nous avions perçu comme déséquilibré jusqu’à ce moment-là.

Et on a bien rigolé. Et oui, dites-donc, ça oui qu’on a bien rigolé. ...

Ensuite, tout se confond dans une nébuleuse grise et je meurs de rage et de honte. Ça me tue de ne pas savoir à quel moment est apparu Rodolfo Vitti  et ni de ce qui s’est passé pour que maintenant nous soyons où nous en sommes.

Je sors de la baignoire et je m’arrange les cheveux avec le sèche-cheveux. J’ai fermé la porte de la porte de la salle de bain ainsi que  les portes coulissantes qui séparent le salon de la chambre à coucher dans cette immense suite. Je ne veux pas que le

sèche-cheveux ne réveille mon adoré Rodolfo. Lorsque je me considère présentable, je m’attache la sortie de bain avec un nœud double pour qu’elle ne puisse pas s’ouvrir sans le vouloir.  J’y repense, et je défais un des nœuds. Ensuite je défais l’autre et j’attache la ceinture en faisant un petit nœud fragile. Je me fais un clin d’œil dans le miroir, avec un sourire jusqu’aux oreilles. Je respire profondément et j’ouvre les portes coulissantes.

Rodolfo s’est réveillé, il est toujours au lit. Il a le bras plié sur le front, sa forte poitrine est découverte. Il regarde le plafond comme si là-bas se trouvait la chose la plus intéressante qu’il ait jamais vue dans sa vie et, pendant un moment, il me donne l’impression d’être déçu. Mais je m’approche et quand il se rend compte de ma présence, il me regarde et me sourit.

Je m’assieds au bord du lit.

–Comment ça va? – je lui demande. Je ne sais quoi dire d’autre. 

J’ai toujours imaginé toutes les choses que nous nous dirions, tout ce que je lui raconterais sur ma vie, sur ma triste enfance, sur le difficile qu’ont été les choses pour moi. J’ai toujours imaginé que je l’encerclerais dans mes bras et qu’il me dirait qu’à partir du moment où nous serions ensemble tout allait bien se passer. Mais maintenant, de tout ce torrent de paroles imaginées, c’est comme s’il n’en restait plus rien. Je suis incapable d’établir une conversation avec lui.

–Une merveille –me dit-il en me prenant la main–. Et toi?

–Très bien. J’ai utilisé la baignoire.

Rodolfo me caresse les cheveux.

–Je le vois –dit-il, faisant allusion à mes cheveux désormais  propres.

–Et ça –Je dis en tendant la main où j’ai la bague–. C’est? Attends –Je pose délicatement les doigts sur les lèvres de Rodolfo pour qu’il ne dise rien–. Je ne parle pas du diamant, tu m’as déjà dit il y a quelques heures que c’était un vrai et je n’en doute pas un seul instant. Il suffit de voir comme il brille contre le jour. Les éclats qu’il lance.  Les couleurs qui se reflètent en lui. Il est... merveilleux. 

–Je me réjouis qu’il te plaise– me répond-il en me mordant, pour jouer, les doigts avec lesquels je lui avais fermé le bouche.

–Attends –Je ne veux pas qu’il m’interrompe, ou je n’oserai jamais le lui demander–. Ce que je demande c’est si cette bague représente ce que je crois qu’elle signifie.

Rodolfo fronce un sourcil et je sens comme si tout mon corps se convertissait en une bougie allumée, qui se consume peu à peu.

–Qu’est-ce que tu crois que ça signifie ? Dis-le moi toi.

Je m’éclaircis la voix pour répondre.

– Mariage? Quand tu m’as demandé que je sorte de la salle de bain, tu m’as dit que j’étais ta... ta...

S’il n’arrête pas de me regarder aussi intensément qu’il le fait, jamais je ne pourrai le dire.

–Nous sommes mariés? –je lâche droit au but, d’un ton le moins sexy et moins subtile de toute l’histoire.

–C’est exact –dit-il en me déposant un baiser sur la main.

–Pourquoi? –D’accord, le ton précédent n’avait pas été le moins sexy de l’histoire. Celui-ci, oui qu’il l’a été. Mon Dieu, comment ce cri a-t’il pu sortir de ma bouche?

– Ça ne te plait pas d’être mariée avec moi? –me

demande-t’il en faisant cette moue irrésistible que j’ai vue tant de fois dans ses films.

Immédiatement, je décompresse intérieurement et je suis incapable de mentir : Je suis enchantée d’être mariée avec lui. C’est ce que j’avais souhaité toute ma vie mais, au fond, sans jamais y croire.

–C’est que... C’est que.... –Je ne trouve pas les paroles–. Je ne comprends pas, pourquoi moi?

–Parce que tu es la femme la plus charmante que j’ai vue dans ma vie.

D’accord, ça non, je ne peux pas le croire bien que mon cœur me réclame à cors et à cri que ce soit vrai. Je sais parfaitement que je ne suis pas la plus jolie ni ... Moi que sais-je, on n’a pas eu le temps de nous connaître, Rodolfo ne peut pas savoir si je suis charmante ou non, il n’a pas idée de quel est mon caractère.

–A quoi je vais me consacrer? –je lui demande en le regardant de côté, comme s’il s’agissait d’un examen.

–A être ma femme? –me demande-t’il en tentant de me faire rire. En voyant qu’il n’y parvient pas, il essaye à nouveau–. A partir de maintenant, tu consacreras à ce que tu veux. C’est pour cela que tu es la femme de Rodolfo Vitti. Tu peux faire et être ce que tu veux. Peu importe ce que tu faisais avant! Ecoute –dit-il en me prenant des deux mains–. Je sais que ça peut être un grand bouleversement pour toi. Mais tu m’as dit, oui, je le veux, avec tant de conviction comme je l’ai dit moi aussi. Ça été brusque? Peut-être, mais tous les deux, nous l’avons dit de tout cœur. Les choses n’ont aucune raison de suivre un temps préétabli. C’est écrit où que ça doit être comme ça? D’autres couples ont besoin d’années pour se connaître. Nous, non. Nous nous sommes regardés et nous avons dit oui,je le veux de tout cœur.

–C’est que je ne me rappelle pas de l’avoir dit!

–C’est vrai?

Je confirme en me mordant la lèvre. Je me lève pour fermer les fenêtres, la chaleur commence à me gêner. Quand je pose mes mains sur elles, j’entends la voix de Rodolfo derrière moi.

–Attends, ne les ferme pas s’il te plait. L’air conditionné est une horreur pour ma voix et demain j’ai un tournage.

–Mais, la fumée des voitures ce n’est pas pire ? La poussière du désert que transporte le vent? Cette humidité collante?

Rodolfo nie de la tête.

–Je suis sicilien, la chaleur me manque.

Je baisse la tête, je sais d’où il est. Je sais tout sur lui, à part pourquoi il s’est marié avec quelqu’un comme moi.

Sans me laisser poser plus de questions, il prend le téléphone et commande un petit déjeuner stratosphérique que je dévore sans broncher. C’est comme si je n’avais pas mangé depuis quelques jours. Rodolfo me montre qu’en réalité, ça fait presque deux jours que je n’ai rien ingurgité. Depuis que j’ai quitté Alabama avec mes copines et jusqu’au moment où je dévore les œufs frits et les pancakes, il s’est passé exactement cinquante heures.

–Où sont mes copines?

–Je ne le sais pas –répond Rodolfo sincèrement.

Quand il s’est assuré que j’ai mangé suffisamment pour ne pas m’évanouir en chemin–il m’explique que dans peu de temps nous devons prendre un avion pour nous déplacer au Caire, lieu du prochain tournage. –, il me met au courant de ce qui s’est passé.

–Je n’avais jamais vu des yeux comme les tiens –dit-il, devant ça j’ouvre doucement ma bouche pour rechigner.

–Ils sont couleur noisette–j’explique–, le plus courant du monde.

–Tu te trompes. Ils sont les noisettes les plus exquises, les plus douces qui existent. Tu étais au bar avec tes amies, nous nous sommes choqués et tu es tombée par terre, j’ai pensé que tu ne me pardonnerais pas si tu t’étais fait mal. Mais je t’ai levée et tu m’as regardé avec tes yeux doux et moi ...

–Tu es fou. Tu as épousé quelqu’un pour la manière dont elle t’a regardé?

–J’ai toujours cru à la théorie du fil rouge.

Je sens que mon cœur se noue. Un de ces nœuds qui ressemble plutôt à un triple saut mortel en tire-bouchon, un de ces sauts qui remporte tous les 10 du jury et les applaudissements euphoriques du public.

–Peu importe la distance qui sépare ceux qui s’aiment –ajoute-t’il–, le fil se charge de les unir tôt ou tard. Parce que le destin le veut ainsi.

–C’est comme ça –poursuit-il–. Tes yeux m’ont suffi pour savoir que celle qui se trouvait de l’autre côté du fil rouge c’était toi. Ça a toujours été toi. En plus, ensuite, tu m’as dit–Son regard descend vers mon pied, qui est maintenant complètement noir–. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé? –s’exclame-t’il terrifié.

–J’ai dit, que t’est-il arrivé?

–Non, que t’est-il arrivé? Regarde comme tu as ton pied.

Il fait venir le médecin de l’hôtel, qui, après m’avoir examinée, confirme que je me suis cassée le petit doigt. Vingt minutes s’écoulent, lorsque quelqu’un frappe de nouveau à la porte de la suite. Quand j’ouvre, trois personnes rentrent et se chargent de me mettre une sorte de petit truc en plastique pour m’immobiliser le doigt. Ensuite, ils m’injectent un anesthésique alors même que je leur dis (en mentant) que ça ne me fait pas si mal. Ils me donnent des anti-inflammatoires que je devrais prendre toutes les huit heures.

–Toujours avec l’estomac plein –insiste le médecin–. Essayez de maintenir le pied en hauteur et ne marchez pas plus que ce qui est absolument nécessaire.

En un clin d’œil, ils m’apportent des vêtements de la boutique de l’hôtel  (Il semble que ceux que je portais quand je me suis retrouvée avec Rodolfo ont disparu. Je les ai balancés par la fenêtre de la chapelle où nous nous sommes mariés, selon ce qu’il m’a raconté à l’oreille). Je m’habille et deux grooms, à qui j’essaie d’expliquer que nous n’avons pas de bagage qu’ils puissent emporter, me prennent dans leur bras pour m’amener jusqu’à la rue.

Maintenant, je me retrouve dans une limousine, à côté de Rodolfo, en chemin vers l’aéroport. Je lui demande mon portable, il faut que j’appelle mes copines, mais Rodolfo m’assure que quand on m’a enfilé la robe de mariée–selon lui la robe que j’avais moi-même choisie; j’ai du mal à croire que j’ai eu un si mauvais goût– je n’avais déjà plus de portable sur moi.

Nous arrivons à l’aéroport et notre voiture s’arrête face au bâtiment principal. Elle poursuit son chemin par un portillon qu’un des gardes ouvre après avoir échangé quelques paroles avec notre chauffeur. Alors, nous nous dirigeons directement vers la piste de décollage, passant entre de petits avions et d’autres de différentes tailles qui je suppose sont privés. Nous nous immobilisons finalement devant le plus grand d’entre eux, celui qui porte sur  un côté un grand panneau portant le nom “Vitti”  en lettres dorées.

Je bouge la main et mon index levé choque contre la vitre de ma fenêtre.

–Oui, c’est le mien –dit-il avant que je ne puisse demander quoi que ce soit.

Le chauffeur m’ouvre la porte et m’offre une main pour m’aider à descendre.

Rodolfo, ma che hai fatto? Come mai sei così in ritardo?

Un homme de la même stature que Rodolfo, avec les mêmes couleurs de cheveux et des yeux mais avec pas mal de kilos de plus, parle sans arrêter de bouger les mains. Il  reproche l’une et l’autre fois à mon mari notre retard. Ensuite, entre la litanie de paroles qui rappellent à Rodolfo que ça fait plus de six heures qu’on l’attend sur le plateau de tournage du Caire, ces yeux identiques à ceux de mon mari se dirigent vers moi. L’homme reste muet. Son regard passe de Rodolfo à moi, l’une et l’autre fois.

–Ah, oui –dit Rodolfo–. Elle est mon épouse... Mmmm...

–Rose Woolf –dis-je lui donnant la main pour me présenter–. Enchantée.

Rodolfo met ses lunettes de soleil, s’approche de moi et me donne un baiser sur la joue.

–Rose Vitti, ma chère –me corrige-t’il–. Depuis cette nuit, Rose Vitti.

Il monte le petit escalier de l’avion déployant tout l’athlétisme de ses mouvements pendant que je le regarde essayant de ne pas ouvrir la bouche.

–Mario Vitti –me dit l’homme qui me serre encore la main–. Je suis ton beau-frère, je suppose.