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Je ne sais pas pourquoi j’avais supposé qu’à notre arrivée au Caire, nous nous logerions dans un hôtel. Rien de plus loin que la réalité. Comme on remarque, que je n’ai pas idée de ce qui signifie vivre dans le monde de Rodolfo Vitti et je soupçonne qu’il me reste encore beaucoup de surprises à découvrir.
Quand nous atterrissons, une limousine blanche nous attend au pied de la piste. Rodolfo m’explique qu’il les loue, bien que si son frère le laissait, il les achèterait plutôt.
–Gaspillage –dit Mario en passant à côté de nous pour donner des instructions à l’un des hommes. Ensuite, il retourne vers l’avion.
Mario est l’homme de la technologie, quand il n’est pas collé à son téléphone portable, ses doigts bougent à toute vitesse sur la tablette ou sur le clavier de l’ordinateur portable. Je commence à me rendre compte, qu’il ne gère pas seulement l’agenda et les contrats de Rodolfo, sinon qu’aussi son argent. Sa vie. Peut-être, c’était de cela que Rodolfo et moi, nous avions parlé au bar de l’hôtel. Je hais de ne pas être capable de m’en rappeler. Cependant, même sans me souvenir de ce que j’avais pu lui conseiller, mes paroles avaient dû porter sur comment être plus fort, ne pas permettre que quelqu’un dirige sa vie, même si ce sont des frères. Si je sais quelque chose, c’est bien de faire valoir mes droits, mon espace.
–Pourquoi tu te laisses faire? –je demande à Rodolfo en chuchotant. Mario est resté en arrière, parlant avec le pilote de l’avion. Rodolfo me regarde quelques instants comme s’il ne savait pas de quoi je parle, mais tout de suite il se rend compte et me répond.
–Il est mon fratellino.
Ça fait à peine un jour et demi que j’appartiens à cette famille, et je me rends déjà compte de certaines choses que je dois, peut-être, faire remarquer à mon nouveau mari ... Mari. Je n’y crois pas! Rodolfo Vitti est mon mari. Et oui, revenant à mes réflexions antérieures, il me semble que ce Mario en profite. C’est Rodolfo qui travaille, qui doit agir, s’occuper du public, assister aux premières, tourner les annonces d’eau de Cologne. Que fait Mario? Je vais bien le voir. De toute façon, je ne pense pas ouvrir ma bouche sans savoir très bien avant, comment ça fonctionne. Je dois faire attention, je ne veux pas faire d’impair.
Dans la limousine, il y a des dattes fraiches, un délice que je ne connaissais pas. J’ai toujours pensé, je ne sais pas pourquoi, que les dattes étaient comme je les avais mangées, du moins le peu de fois dans ma vie où j’y ai eu accès : brunes, rabougries et collantes. Mais non, avant qu’elles ne sèchent, ce sont des fruits juteux et très sucrés. Rodolfo m’observe amusé pendant que je dévore, l’une après l’autre, les dattes qui se trouvent dans le panier. C’est comme si son sourire me disait qu’il se réjouissait de me voir heureuse. Je crois que je vais avoir besoin de beaucoup de temps pour me faire à l’idée, pour de vrai et en toutes lettres, me faire l’idée que j’ai eu un coup de chance comme celui-ci.
Ça m’enrage énormément de ne pas me souvenir de ce que j’avais dit à Rodolfo dans ce bar de l’hôtel. Ces paroles magiques qui étaient parvenues à me mettre dans la situation dans laquelle je me retrouve maintenant. Je fouille et refouille dans ma tête, mais il n’y a pas moyen, je n’arrive pas à me rappeler de quoi que ce soit. Maudit alcool.
Je me promets solennellement de ne pas me remettre à boire de ma vie. Ce n’est pas possible que ce qui s’est passé de meilleur dans ma vie, se trouve embrumé par les litres de ...
–Champagne? –me dit Rodolfo me passant une coupe pleine de ce merveilleux liquide pétillant de couleur or.
D’accord, je commence lundi, me dis-je. Bien qu’en réalité, je ne sais pas à quel jour de la semaine, je me retrouve. Mais oui, les lundis sont toujours un bon jour pour commencer quoi que ce soit. Un régime, un exercice, pour arrêter de boire. J’accepte la coupe que m’offre mon mari et nous portons un toast à notre joie. Mario se joint à notre toast, encore qu’avec une tête tendue. Il a un regard sauteur, toujours en alerte. Ça parait incroyable qu’ayant la même couleur merveilleuse des yeux de Rodolfo, ceux de Mario puissent donner une sensation si différente.
Il ouvre l’agenda sur la tablette et commence à raconter tout ce que Rodolfo doit faire.
–Tu devrais aller directement au plateau, tu sais qu’on t’y attend depuis hier et que John n’aime pas qu’on lui modifie ses programmes de tournage.
John? Ils appellent John Oxford, le directeur de cinéma qui a obtenu sept Oscars et qui n’a pas encore franchi les quarante ans? Dans mes réflexions, je termine par ne pas vouloir d’autre coupe pleine de champagne et Rodolfo n’arrête pas de me la remplir tout en parlant avec son frère. Alors, il semble que le John dont ils parlent, Johnny pour les amis, est le fameux directeur. Une chose de plus, à laquelle je devrai m’habituer, côtoyer la crème des crèmes du cinéma comme si elles étaient mes copines du collège. Je m’imagine assistant à des fêtes pleines de célébrités, organisant des barbecues dans la maison de Rodolfo... Bon, dans une de ses maisons. De nos maisons. Je sens un mélange d’enthousiasme et de crainte, je ne sais pas si je serai à la hauteur, mais de toute façon je vais faire tout mon possible. Je ferai mon plus grand effort.
Je me demande comment seront les célébrités de près. Qui seront les meilleurs copains de mon mari. Aussi, je me demande où se trouvent mes copines.
–Quand nous arriverons à l’hôtel, je pourrai appeler mes copines?
–Nous n’allons pas à l’hôtel –dit Rodolfo, insérant l’information entre les paroles en italien qu’il a commencées à échanger avec Mario.
J’ai la certitude que nous nous dirigeons au plateauet je sens une curiosité croissante accompagnée d’anxiété. Je ne suis pas prête pour connaître d’autres acteurs ni John Oxford. Pas encore. Je devrais me doucher, me changer de vêtements, bien ...
– Je n’ai pas de vêtements –je dis sur un ton qui, en sortant de ma bouche, ressemble à celui d’une fillette perdue.
–Mario t’emmènera faire des courses aujourd’hui même. Des habits et un téléphone de dernière génération. Appelle tes amies et qui tu veux, amore.
Vous savez ce qu’il m’arrive face à cet amore? Effectivement, je sens quelque chose se fondre en moi.
Nous pénétrons un ensemble résidentiel avec de mesures de sécurité comme dans les films. Ils sont si spectaculaires ces hommes en djellabas, turban, lunettes d’aviateur avec des verres en miroir et des mitraillettes, que pour l’espace d’un instant, je crois que nous sommes entrés en plein dans un tournage. Mais non, je ne vois pas caméra nulle part, ni de grues, ni rien de ce que je suppose qu’on utilise quand on tourne un film. Il y a seulement des maisons et plus de maisons ou mieux dit : d’énormes villas avec encore plus de gardiens à chaque porte. Notre limousine poursuit en avant par une côte assez pendue. Nous nous arrêtons au sommet, face à une villa qui ressemble plutôt à un palais des Mille et une Nuits.
A aucun moment, je ne ferme ma bouche. Ni quand la voiture s’immobilise, ni quand Mario me donne la main pour que je descende. Ni même quand différents domestiques nous donnent la bienvenue formant un couloir humain par lequel nous cheminons pour rentrer vers cet endroit de rêve. Tous baissent la tête à notre passage, certains joignent leurs mains comme pour prier et les amènent à leurs bouches dans un geste qui est évidemment de respect et d’admiration. C’est comme s’ils nous disaient sans paroles qu’ils sont là pour nous servir, pour satisfaire le moindre de nos caprices.
A peine passée sous un arc arabe, j’entends le bruit de différentes fontaines qui rafraichissent l’ambiance d’un hall d’accueil qui a, facilement, la taille d’un terrain de football. Le sol en marbre blanc, des colonnes très hautes qui se terminent en arcs avec des filigranes exquises sur les côtés et, au centre, une merveilleuse coupole. Je me sens comme si je m’étais transformée en quelque chose de minuscule et comme si je mettais mise dans une meringue. C’est exactement la sensation, celle d’observer une meringue depuis l’intérieur. Cette coupole est majestueuse. L’eau des fontaines débouche sur des canaux très fins qui parcourent tout le hall de réception. Les frères Vitti ont continué de marcher, ce dont je ne me suis pas rendue compte étant complètement extasiée par ce qui m’entoure.
–On y va? –C’est la voix de Mario, qui semble venir de loin, affaiblie par le propre écho des matériaux utilisés pour la construction du palais.
Je me dépêche jusqu’à ce que je les atteigne. Mes pas paraissent petits face à tant d’immensité. Il ne s’agit pas d’un hôtel, mais d’un palais, et semble-t’il ou il appartient à mon mari ou il l’a loué.
–Madame –me dit une femme avec de spectaculaires yeux en forme d’amende –. Je suis Zulema.
Sur indications des hommes, je la suis au travers de couloirs, jusqu’à ce que nous arrivions à d’impressionnantes portes dorées. La main couleur café de la femme se pose sur les pommeaux et les ouvre pour moi.
C’est comme si le paradis ou le trésor d’un conte s’ouvrait devant moi. Nous sommes dans une chambre aux proportions impressionnantes. Si le hall d’accueil était déjà très grand, ce que je présume être la chambre à coucher, en est au moins le double.
Au fond, il y a un lit capitonné. Je rougis un peu en pensant à ma lune de miel avec Rodolfo. Lui, il sera en tournage, ce n’est pas exactement ce qu’on imaginerait comme lune de miel. Bien sûr que ni ce palais, ni cette chambre ne sont pas non plus des scènes à utiliser. Je suis disposée à partager mon mari avec les gens du cinéma pendant la journée si après, pour les nuits, je l’ai ici, avec moi, dans cette sorte de paradis.
Il y a deux zones de canapés, une grande table avec des chaises, un bureau et plusieurs paravents. Je suis la femme, qui me conduit à la salle de bain qui pourrait bien être un SPA. Les filigranes des fenêtres sont ici beaucoup plus fermés, de telle sorte qu’il rentre peu de lumière. Les rayons se filtrent parfaitement, donnant une ambiance relaxante et sereine. Il y a trois espaces qui sont comme de petites piscines, les trois pleines d’eau.
–Pour me baigner maintenant? –je demande–. Je meurs d’envie de prendre une douche après ce voyage.
–Une douche? –demande la femme avec un accent doux–. Quand vous voulez vous baigner. Zulema est là pour vous aider.
Elle m’explique que les baignoires ont différentes températures et elle me donne les instructions pour leur utilisation. Elle me dit que c’est le typique bain arabe. Sur un côté il y a la porte pour la zone à vapeur, que, selon ce que dit celle qui sera ma dame de compagnie pendant tout le temps que nous serons ici, je devrais utiliser.
–Baignoire tiède, baignoire chaude, baignoire froide et vapeur. Ensuite on répète. Si vous voulez un thé avant de répéter encore une fois, vous vous asseyez là-bas –elle me montre une zone avec des bancs en pierre et une fontaine–. Ensuite, vous appelez Zulema pour le massage.
Il me parait très curieux que Zulema parle d’elle-même à la troisième personne.
–Quand vous voulez utiliser les baignoires, vous le dites et Zulema met les pétales de rose dans l’eau.
La femme se retire en faisant des pas en arrière, sans à aucun moment me montrer son dos et sans cesser de faire de petites révérences avec sa tête. Je m’assis sur le lit et je regarde autour de moi, c’est merveilleux, mais si grand que ça m’inspire du respect. Je ne sais pas si je serai capable de dormir tranquillement dans un espace si immense, encore qu’avec Rodolfo à côté de moi, la fatigue me trouvera surement dans ses bras, rendue au possible. Je sais que je dormirai comme un bébé.
Des minutes passent, mais Rodolfo ne vient pas dans la chambre à coucher. Je suppose qu’il doit être avec le pénible Mario (oui, Il commence déjà à me tomber mal, le beau-frère). Ils seraient en train de travailler. Je me lève et me dirige jusqu’aux portes en verre qui donnent sur un balcon. Je les ouvre et la chaleur harassante me reçoit comme une claque. Le soleil se couche et même comme ça, j’estime que nous devons être à plus de quarante degrés. Sous mon balcon, il y a des jardins avec des roseraies taillées en forme de labyrinthe, plusieurs jardiniers sont chargés de leur entretien. Plus loin, il y a une zone avec des palmiers semblables à un oasis et, au fond, on distingue le désert. Il s’étend à perte de vue.
Malgré la chaleur, je ne peux pas m’empêcher d’admirer une telle beauté. Le coucher du sol fait que les couleurs changent à tous moments, que le sable prenne la couleur cannelle et ensuite il s’obscurcit, jusqu’à disparaître dans l’obscurité. J’ignore combien de temps se sera écoulé en regardant depuis ce balcon, mais ça doit en faire un bout, puisque je sens de la fatigue dans mes jambes à force d’être debout.
Quelqu’un toque à la porte et je m’approche pour ouvrir, et bien, c’est Mario évidemment, à sa place, je m’attendais plutôt à voir mon mari.
–Je viens voir si tout va bien. Peut-être que tu aimerais aller acheter quelques vêtements avant d’aller dîner, bien que certainement pour aujourd’hui, tu n’en auras pas besoin, il y a quelques robes, des chemises de nuit et des robes de chambre dans ton armoire. Je les ai déjà vues.
Je l’observe en silence. Je n’ai pas eu l’idée d’ouvrir les armoires. Sans dire un mot, je laisse Mario debout sur le pas de la porte et je me dirige vers les armoires. Comme il l’a dit, j’ai suffisamment de vêtements non seulement pour passer la nuit, sinon aussi pour deux ou trois jours, voire plus. La vérité c’est que tant d’émotions, ça commence à me passer la facture. Soudain, je me sens très fatiguée. J’ai un mélange de sommeil, de faim, de fatigue et de chaleur et il ne me semble pas judicieux de sortir faire les magasins.
–Nous pouvons faire les magasins demain. Maintenant, je préfèrerais me reposer–lui dis-je–. Où est Rodolfo?
–Au plateau de tournage. Ils vont tourner cette nuit.
–Nous sommes seulement toi et moi? –je demande et Mario ébauche un sourire amusé
–Oui, on peut dire que oui. Toi, moi et une trentaine d’employés, entre personnel de ménage, de sécurité, les jardiniers, les cuisiniers, enfin, te me comprends déjà.
Mario baisse le regard. J’ai l’impression étrange qu’il s’agit de timidité. C’est comme s’il venait de se rendre compte, en effet, qu’il se retrouve tout seul avec moi et comme si cela le rendait incommode. Il se regarde les mains, mais à part cela il ne fait aucun autre mouvement, dans un espace de temps qui me semble une éternité. Ensuite, son téléphone portable sonne, il répond, il demande une seconde et revient me parler.
–Si tu es d’accord, nous dînerons ensemble, pour que tu ne sois pas toute seule. Bien que si tu préfères dîner toute seule...
–Ensemble –je l’interromps. Ce que je veux en dernier, c’est être toute seule dans cet énorme palais, même si je sais que je suis entourée de gens–. Ça te dérange si je me fais un petit brin de toilette en premier? Le voyage...
–Tranquille, nous nous voyons dans trois heures.
J’acquiesce , bien qu’en réalité trois heures, ça me parait excessif. Mais Mario s’éloigne déjà par le couloir en parlant à son téléphone. En plus, lui et moi, nous venons de nous connaître, il me parait bizarre et je préfère ne pas démarrer notre relation en mettant en question ses décisions. En tout cas, pour quelque chose de si banal comme le dîner. Je saurai bien quoi faire de mes trois heures. Trop de temps pour faire ma toilette et me changer pour dîner.