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Mon plaisir dans un puits.
Je me réveille toute seule. Je ne sais pas à quel moment de la nuit, Rodolfo est parti. Je commence à me sentir comme les reines de l’antiquité, celles qui, si elles avaient de la chance, recevaient plus ou moins fréquemment la visite du roi mais qui dormaient plus de nuits seules qu’accompagnées.
Une reine qui doit donner un descendant, un héritier pour le royaume, c’est ce que je sens en ce moment. Et je ne peux pas éviter qu’une minuscule goutte de rage s’empare de moi. Rage et impuissance. Mario m’a déjà expliqué combien il est important pour mon mari de bien dormir, d’avoir un bon aspect. J’essaie de le comprendre, mais cette compréhension ne m’enlève pas ce puits de tristesse que m’a laissé la rencontre avec Rodolfo suivie de sa disparition.
Je m’arrange et je vais prendre mon petit déjeuner. Je sais qu’aujourd’hui la journée va être importante pour moi, peut-être l’une des plus importantes de ma vie. Je vais aller sur le plateau de tournage, les gens qui travaillent avec mon homme vont me connaître, je vais entrer de plein dans ce qu’il fait. Pendant que je marche, un frisson me secoue, car je suis consciente qu’à partir du moment où tous mettront un visage sur moi, d’une certaine manière, je serai encore plus la femme de Rodolfo Vitti.
Je me demande comment j’ai pu être si peu curieuse, comment est-il possible que je n’ai pas demandé qu’on m’amène des revues à scandales. Je suis convaincue qu’on a fait beaucoup de remous sur le mariage de Rodolfo avec une mystérieuse inconnue ... Le mariage pressé. C’est peut-être cela qui avait tant fâché Rodolfo cette nuit? C’était pour cela qu’il avait jeté cette revue par la fenêtre? Sûrement que la revue critiquait que Rodolfo Vitti se soit marié dans une chapelle de Las Vegas et n’ait pas réalisé un mariage luxueux dans un n’importe quel endroit à sa hauteur. Un mariage de cinéma avec des centaines d’invités et des robes dignes d’un tapis rouge.
Mon Dieu!
Je me porte les mains à la bouche. Ils m’auraient fait de photos avec cette horrible robe que j’ai laissée à l’hôtel?
Je remue la tête. Je suis une débutante, une maudite débutante. Je n’aurais pas dû laisser la robe à Las Vegas. J’aurais dû la brûler, la faire disparaître. S’ils m’avaient fait des photos avec cette robe enfilée, surement que cette horreur, atteinte au bon goût, est déjà dans la rédaction d’une revue comme preuve de mon statut de plébéienne.
C’est ça, la revue disait quelque chose d’horrible sur moi. Oui, cela expliquerait pourquoi Mario paraissait me défendre. Ça expliquerait aussi la nécessité que je m’habille maintenant en accord avec ma nouvelle position de femme de l’homme le plus désiré du monde. Ceci indique pourquoi Rodolfo veuille aujourd’hui même que ses compagnons de tournage me voient. Il veut tout démentir, qu’ils me voient et se rendent compte d’eux-mêmes que je ne suis pas une péquenot.
Est-ce que je pourrai le faire?
Après un petit déjeuner à base de fruits, j’ai convenu avec mon beau-frère que nous nous voyons sous les garages couverts dans dix minutes. Le temps suffisant pour me brosser les dents, prendre un sac à main et avaler un anti-inflammatoire. Je ne suis pas disposée à retourner parcourir les magasins en chaise roulante, donc mon pied doit tenir le coup. Ça fait longtemps que le doigt ne me fait plus mal, je sais qu’il va mieux, mais on ne prend jamais assez de précautions. En plus, de toute façon, il doit tenir le coup pour se chausser cet après-midi dans de bons talons de styliste.
***
Tu peux rire de mon petit numéro à l’hôtel de Las Vegas, de ma baignoire avec à la Pretty Woman. Si je croyais être une fille chanceuse quand je me suis vue dans cette salle de bain de la suite de luxe, c’est parce que je n’avais pas idée de ce qui m’attendait après. Vous vous rappelez de la scène où Richard Gere s’assied pour prendre un café pendant que Julia Roberts rentre et sort de la cabine d’essayage aidée par le personnel du magasin? Bon alors, imaginez ça à la puissance trois. Que dis-je à la puissance trois, vingt fois plus. Pour quelque chose le luxe oriental est renommé, pour l’attention des gens envers ceux qui ont de l’argent.
Les robes apparaissent dans ma cabine, tout comme les chaussures, les vestes, les accessoires. Je suis entourée de femmes qui m’aident à choisir, à ajuster les vêtements, qui me couvrent de compliments. Il y a même eu un moment où je me suis approché de mon beau-frère pour le regarder du coin de l’œil, là-bas, assis sur un canapé de la zone d’attente. Seulement pour m’assurer qu’il n’avait pas fait quelque chose comme payer les vendeuses pour qu’elles me flattent. Mario indiquait avec la voix et le geste de Richard Gere: “Plus, beaucoup plus. Cirez lui les pompes beaucoup plus. Pas à moi, idiote, à elle”.
Mais non, Mario était là-bas, avec sa bedaine. Occupé avec son téléphone et sa tablette, l’homme aux mille mains gérant toutes les affaires de mon mari. Les affaires c’est son domaine, non pas ce que me font les gens ou s’ils me cirent les pompes.
Ça m’attire l’attention que dans les différents magasins où nous sommes rentrés, Mario paie, mais on ne ressort avec aucun sac. –Et mes habits?
–Ils t’attendront à la maison quand on arrivera.
–C’est vrai? –je demande, attentive à ce que mon beau-frère ne me raconte pas de blague. Aujourd’hui, il est assez blagueur.
–Oui. De fait, quand tu auras quelques stylistes favoris, nous pouvons faire en sorte qu’on t’amène les choses à la maison pour que tu les essaies là-bas. Pas besoin de venir ici, c’est trop le bazar.
– Pas de magasins?
Mario remue la tête.
Je ne savais pas si ça me plairait, oui ou non. Mes relations avec les magasins ont toujours été mi-figues mi-raisins. Comme tout le monde, j’adore faire les vitrines, imaginer que je me mette toutes les belle choses qu’il y a devant mes yeux. Mais, comme il y avait toujours des choses plus urgentes à acheter, vous savez, genre alimentation et médicaments, ma relation avec les vitrines c’était plutôt regarde et ne touche pas, ce qui enlevait toute grâce. Par ailleurs, qu’ils t’amènent les habits à la maison, les essayer dans ta
chambre ...
–S’ils amènent les choses à la maison, ils me laissent combien de temps pour me décider de ce que je veux garder?
–Ils peuvent t’attendre que tu choisisses sur le palier ou ils peuvent te les laisser quelques jours et tu les fais appeler pour qu’ils viennent chercher ce que tu ne vas pas garder.
–Et ils font confiance? Je veux dire, deux ou trois jours ... Tu peux utiliser les choses et ensuite ... –Je vois la tête de diversion de Mario et je me frappe le front avec la paume de la main ouverte–. Bien sûr qu’ils font confiance!
–Madame Visa Or garantit que rien n’arrive aux articles. –Bien sûr, Madame Visa.
–L’amie dorée –dit Mario.
Je le suis par les escaliers roulants.
–Nous allons où?
–Au salon de coiffure et d’esthétique –répond-il en me faisant un clin d’œil.
Trois heures plus tard, je sors complètement changée du salon exclusif où m’avait emmené Mario. On m’a faite des mèches caramel et des couches dans ma longue chevelure, de telle sorte qu’elle gagne en mouvement. On m’a faite aussi quelques traitements faciaux, on m’a dessinée les sourcils et on m’a maquillée. Quand je me regarde dans le miroir j’ai du mal à me reconnaître, le travail qu’ils ont fait sur moi est si extraordinaire que je ne peux qu’aller jusqu’à la salle où Mario attend patiemment et lui prendre les mains pour le remercier. Il me regarde dans les yeux surpris par tant de gratitude.
–Mais, pourquoi, ma chère madame?
–Regarde-moi –dis-je–. Regarde ce qu’ils ont fait de moi.
–Tu es très jolie –dit-il en rougissant légèrement.
–Exact. Je ne me serais jamais vue comme ça, sans toi.
–Tu te trompes –dit mon beau-frère en levant un doigt pour le bouger en signe de négation et mettre l’accent sur ses paroles–. D’où il n’y a rien, on ne peut rien sortir. Les filles de ce centre ont beau être merveilleuses, si toi, tu n’avais ... tu sais déjà, il doit y avoir une bonne perche. Sur le chemin, réfléchis à quel ensemble que tu as acheté tu vas te mettre, comme ça quand on arrive à la maison, tu te changes tout de suite et nous allons au tournage.
–On va y aller directement, sans plus? –Les nerfs m’attaquent aussitôt l’estomac. Je sais que j’avais désiré voir mon mari en action et que ses collègues et amis me découvrent, mais maintenant que je sais que nous sommes pour beaucoup comme à une heure de ce que ça se produise, j’en ai des sueurs froides.
–Qu’est-ce que tu voulais faire d’autre?
–Je ne sais pas, être prête.
–Tu es plus que prête. Je viens de parler avec Rodolfo. Lui et John... John Oxford, le...
–Le directeur de cinéma –je l’interromps.
–C’est ça. Le directeur et une partie des acteurs nous attendent pour manger. Ça va être quelque chose de détendue, ne fais pas cette tête. Tu n’as aucune raison d’être nerveuse.
–Pourquoi pas? –je m’exclame, laissant que mes paroles et mon ton expriment toute ma préoccupation sans aucun filtre.
Serait-ce que maintenant j’ai perdu toute honte avec Mario.
Peu importe s’il me voit trembler comme un flan, peut-être que comme ça il s’apitoiera sur moi et les appellera pour leur dire que je suis malade.
–Tu vas les enchanter. Ceci dit, toi, très sûre de toi ! –dit-il en bougeant son poing en l’air–. Très sûre de toi. Pardon –dit-il quand son portable se met à vibrer.
Mario reçoit son énième appel et répond dans une langue que je ne reconnais ni même par hasard. Pendant ce temps, notre chauffeur nous transporte au travers des rues chaotiques du Caire. Je regarde par la fenêtre et je me demande, une fois de plus, comment ça m’est arrivé à moi. Alors, comme si mon cerveau avait décidé d’établir enfin la connexion que je lui demandais depuis des semaines, un flash me revient: Rodolfo Vitti apparaissant dans le bar du casino où nous nous trouvions, mes copines et moi. Je me concentre, mais je ne suis pas capable de m’en rappeler davantage, l’image de mon désormais mari m’échappe sans que je ne puisse l’éviter.
–Tu vas bien? –me demande Mario.
– Oui, bien sûr. oui –je répète, m’obligeant à sourire.