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Eclairée seulement par la lumière de la tablette, je navigue sur internet. Je me suis toujours considérée comme une experte pour trouver des choses avec Saint Google, mais dans ce cas mon saint de confiance ne m’a servi absolument à rien.
–Allons, allooooooons –je murmure.
Mais je n’obtiens aucun résultat. C’est comme si quelqu’un avait donné l’ordre que le numéro de la revue où apparait mon mari soit éliminé. Il n’y a aucune trace. Je rentre dans le site de la maison qui publie la revue. Les couvertures de tous les mois y sont, mais il y a un saut qui ne me passe pas inaperçu. Ensuite, devant mes yeux, le site beugue. Quand je rafraichis l’écran, j’ai de nouveau les couvertures de tous les mois de cette année, en différentes langues. Toutes les éditions qui se font dans le monde. La couverture du mois de mai, mois où a été publié l’article que Zulema se refuse de me lire, a changé. Non seulement dans l’édition américaine, mais aussi dans celles de tous les pays du monde, y compris en arabe.
–Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible.
Je me lève du lit, je prends la revue et je cours avec elle et avec la tablette à la salle de bain. Je ne veux pas allumer la lumière, et dans la salle de bain la lumière naturelle est suffisante pour comparer la couverture abimée que j’ai et celle qui apparait sur internet. Elles n’ont rien à voir.
Rien.
Ils l’ont changée complètement.
Pourquoi?
Cette affaire ne fait que me ronger encore plus. Je ne m’attendais pas à trouver quelque chose d’effroyable dans le texte que Zulema devait me traduire mais sa réaction et la disparition de l’information sur internet me font soupçonner qu’il y a quelque chose d’obscur. Quelque chose d’inconvenable.
Je me réjouis de ne pas avoir demandé à Mario de me traduire l’article, il aurait été gêné et il est déjà assez gentil garçon avec moi. Ça suffit de devoir travailler pour son frère. Ça suffit de devoir supporter le tempérament de mon mari adoré.
Je dois le résoudre de moi-même.
Je me lève et sors de la chambre comme une trombe. Je parcours les allées de haut en bas, ma robe de chambre en soie se levant par derrière en raison de la vitesse et de l’amplitude de mes pas. Je porte de splendides babouches qui font que mes pas ne produisent aucun bruit, ainsi les gardent et le restant du personnel sursautent en me trouvant tout à coup devant eux. Personne n’ose me dire quoi que ce soit, je suppose que ma tête parle d’elle-même, indiquant le danger qu’encourrait celui qui oserait me contrarier
J’explore, j’ouvre des portes sans autorisation. Je suis l’épouse du propriétaire de ce palais, n’est-ce pas? Rose Vitti, C’est pour cette raison que je peux ouvrir toutes les portes que j’ai envie sans avoir à demander la permission à personne.
Dans quelle chambre dort Rodolfo?
Je trouve une grande quantité de chambres inutilisées. Ce palais a une capacité pour beaucoup d’invités, ou pour un régiment de la famille, ce qui n’est pas le cas en ce moment.
–Rodolfo, Rodolfo, si tu veux que nous ayons des enfants, il vaut mieux que tu ne me caches rien –je dis entre les dents.
–Madame... –me dit un homme brun et très maigre, habillé de bas en haut en blanc à l’identique que celui que j’ai renversé au coin du couloir.
Je lève la main pour lui indiquer que ce n’est certainement pas le moment qu’il me dise quoi que ce soit et mon geste est si catégorique que l’homme reste immobilisé où il se trouve, bouche bée et sans émettre aucune parole.
Lorsque je suis convaincue que j’ai terminé de réviser toute et chacune des chambres du palais, je mets mes mains dans des vases et je regarde autour de moi.
–Zulema! Zulemaaaaa!
J’entends des courses, différents employés appelant Zulema qui finalement apparait avec un visage effrayé et de petits pas rapides.
–Madame, qu’est-ce que tu fais si loin de ta chambre? Si tu as besoin de Zulema, tu appelles avec la corde dorée ...
–Laisse tomber tes cordes dorées. Emmène-moi où dort le Monsieur.
–C’est que...
–Emmène-moi. Maintenant.
Zulema ne m’avait jamais vue comme-ça. Moi-même, je ne m’étais jamais vue aussi décidée, si tranchante, si disposée à obtenir ce que je voulais. La bonne femme baisse la tête et passe devant moi, se tournant vers moi pour m’offrir un regard que je suppose être une dernière tentative pour que je cesse mon entêtement. Je bouge la main vers l’avant pour lui indiquer qu’elle doit avancer, que je suis prête à la suivre.
C’est ainsi, que nous descendons des escaliers étroits et que nous arrivons dans une zone de logements de services. Pas
grand-chose à voir avec le reste du palais. Il y a ici des cordes tendues d’un côté à l’autre des allées et auxquelles sont suspendues toutes sortes de vêtements à sécher. Je vois les babouches devant les portes, je suppose qu’elles appartiennent à ceux qui occupent chaque chambre. On entend les murmures des conversations, une radio qui émet des cantiques d’une mélodie élaborée. L’absence de ventilateurs et les fenêtres sans vitres font que l’ambiance est presqu’irrespirable. L’air ardent de l’extérieur campe ici aisément.
Je me passe la main par le décolleté pour me sécher la sueur, je suis collante et incommode, mais je ne vais pas m’arrêter jusqu’à ce que j’aurai vu mon mari.
Enfin, nous sortons de la zone de service et nous arrivons à un patio fermé aux murs de tous côtés élevés. De l’autre côté, une porte bleue marine se détache du blanc immaculé d’une petite construction.
Zulema s’arrête, me regarde brièvement et se retire. Je lui touche le bras pour l’arrêter. Il y a de la peur dans ses yeux sincères.
–Merci –je murmure–. Tranquille, tu n’as rien eu à voir, je suis arrivée ici toute seule.
Quand ma fidèle compagne disparait, mes genoux s’affaiblissent. Toute la détermination, qui m’a menée jusqu’ici, m’abandonne aussitôt et je me sens comme si j’avais couru une course à laquelle mon cœur n’était pas préparé. Il bat si fort qu’il me fait presque mal.
Que vais-je trouver de l’autre côté de cette porte?
Je me demande si je suis prête à l’ouvrir avec toutes ses conséquences. La revue, qui était restée en bonne sécurité à ma ceinture, semble me brûler. C’est comme si le papier, s’était converti en feu, au contact direct de ma peau.
Je la sors de là en tremblant des mains. Je passe les pages en silence jusqu’arriver à l’endroit où mon mari et le modèle partagent l’espace. Que signifient tous ces tracés courbés des lettres, belles mais sans aucun sens pour moi? Je me promets d’apprendre l’arabe le plus tôt possible.
Une vague de tristesse anticipée m’envahit.
Tristesse et peur.
Et si je découvre quelque chose qu’ensuite je souhaiterai ne pas avoir découverte? Peut-être vaut-il mieux ne pas remuer le couteau dans la plaie, remercier la chance pour ce qu’elle m’a apportée. Ne pas agiter le rêve, car il pourrait se perdre.
Je tourne sur mes talons et, quand je me retrouve sur le point de partir, une certitude s’empare de moi intérieurement : Je ne serai pas capable de vivre avec Rodolfo si je pense qu’il me cache quelque chose.
Je sais que ce que je dois découvrir en ouvrant cette porte ne sera pas aussi mauvais que ce que mon imagination peut créer. Si je n’affronte pas mon mari à cet instant-même, si je ne lui demande pas d’explications avec la revue en mains, je ne cesserai de créer mille et une histoires, l’une plus obscure que l’autre, l’une plus atroce que l’autre. Je ne veux pas croire aux fantômes qui m’empêcheraient d’être heureuse.
Je respire profondément, je garde de nouveau la revue collée à ma peau. J’ajuste ma ceinture et je pose ma main sur le pommeau de la porte.