Séance du 2 mai 1968

Lexie 56

Échappé de sa chambre, comme un fou de sa loge, le petit vieillard s’était sans doute adroitement coulé derrière une haie de gens attentifs à la voix de Marianina, qui finissait la cavatine de Tancrède*.

 

*Tancrède : opéra de Rossini. Cavatine : morceau plus simple que l’aria, se rapproche du lied1.

 

UNITÉ 141

 

Sème 56a

 

« Échappé de sa chambre, comme un fou de sa loge… »

Σ : extra-monde

Le vieillard est un fou échappé. Sème de l’extra-monde : la folie est ce qui est de l’autre côté de la nature, dans la sur-nature. Noter qu’un fou échappé est « plus » fou qu’un fou enfermé : folie échevelée, en liberté. Il est le plus dangereux, car il franchit tous les murs (la folie étant elle-même franchissement du mur, des murs). Fou à lier/fou lié enfermé/fou délié détaché.

Stylistiquement, pertinence de « sa loge » : « échappé de sa chambre comme un fou » a un autre sens, celui du cliché. Comme un fou, ce ne serait qu’une comparaison stéréotypée, dont le sens serait au fond que le vieillard n’est pas fou, mais seulement qu’il a agi « comme un fou », etc. C’est différent de « comme un fou de sa loge ». La loge, élément très lourd, fait du vieillard un fou non métaphorique, mais institutionnel, qui a son logement spécifique (bien plus qu’asile, stéréotypé)2.

Loge a une valeur très forte, qui tire sa force de sa non-stéréotypie : loi d’usure des informations. Ici, information neuve (ou renouvelée). J’insiste, pour rendre compte d’un bonheur d’expression, du moins ce que j’estime tel : le bonheur d’expression est un « bonheur » très fort. Blanchot3 : un bonheur d’expression est un bonheur tout court ; affleurement du plaisir pur d’écrire, de lire. C’est un grand critère d’écriture (peut-être le seul, au niveau objectif du texte) : l’écriture d’écrivants est sans bonheur. Ce qui peut être récupéré du passé, c’est le bonheur d’expression.

 

UNITÉ 142

 

Sème 56b

 

« la cavatine de Tancrède »

Sème « statutaire » : statut de professionnel de la musique. Cf. lexie 30 : première apparition du vieillard, « attiré vers le salon par la voix enchanteresse de Marianina ».

Lexie 60

danseuse élégante et jeune, aux formes délicates, une de ces figures aussi fraîches que l’est celle d’un enfant, blanches et roses, et si frêles, si transparentes, qu’un regard d’homme semble devoir les pénétrer, comme les rayons du soleil traversent une glace pure.

 

UNITÉ 147

 

Sème 60a

 

« un enfant »

Dans cette première description de la jeune femme (complétée et légèrement déviée en 90), l’élément antithétique est : enfant (avec fraîcheur) et transparent (compacité, immobilité sombre et mélancolique).

 

UNITÉ 148

 

Sème 60b

 

« une de ces figures »

Cf. portrait de la comtesse de Lanty : le corps de la jeune femme, sans se référer à un livre nommé, est duplication du Livre de l’expérience, de la vie : « une de ces figures… » (cf. « une des plus ravissantes femmes de Paris »4), figures rapportées elles-mêmes à un modèle, l’enfant. La beauté est dite, seulement par comparaison (avec l’enfant). Ce serait très balzacien (structuralement) de dire : fraîche comme l’un de ces enfants qu’a peints si délicieusement Raphaël, etc.

 

UNITÉ 148 BIS

 

Sème 60c

 

« une de ces figures aussi fraîches que l’est celle d’un enfant »

Champ inter-sexuel :

la femme-enfant

Il est sans doute prématuré de placer la jeune femme avec précision dans le champ inter-sexuel : le « portrait » ne fait que commencer.

Cependant, ici, un certain nombre de « traits » (d’éléments virtuels de sèmes) : formes grêles, fraîcheur d’enfant, pureté (la glace, le verre), transparence passive. Or, curieusement, certains de ces sèmes seront contredits par le second portrait, infra, sème 90c : plénitude verdoyante, drue, irradiation et non passivité. Frais pétrifié (somnambulique). Pour le moment, nous sommes obligés de retenir la connotation : femme-jeune enfant. En tout cas, non du côté de la femme castratrice : c’est qu’ici la jeune femme est entraînée par l’antithèse.

 

≠ Vieillard/enfant

Homme quémandeur/femme possédante5

Lexie 61

Ils étaient là, devant moi, tous deux, ensemble, unis et si serrés, que l’étranger froissait et la robe de gaze, et les guirlandes de fleurs, et les cheveux légèrement crêpés, et la ceinture flottante.

UNITÉ 149

Sème 61a

« Ils étaient là, devant moi, tous deux, ensemble, unis et si serrés… »

Ici, plein développement de la mixtion des corps (cf. 55a) – au point que le thème antithétique va déborder et rejoindre une autre structure en 60b : celle du mariage des substances.

 

Ici, dans la perspective de l’antithèse, notons :

– le « devant moi » fait entendre le code pictural qui découpe l’image 54, comme une vue devant soi, un spectacle ;

– l’amalgame : entrelacs rapide, serré, d’éléments, écho diagrammatique du signifiant ; rythme haché, serré, succession rapide de syntagmes courts, portant le même sémantème (l’union) : accumulation comparable à une étreinte. Répétition du et ;

– la jeune femme est donnée sous une matière essentiellement souple, enroulante, offerte à la pénétration, à l’entrelacement : gaze, guirlandes, crêpure des cheveux, ceinture flottante (cf. sème 91a : l’arabesque).

 

UNITÉ 150

 

Sème 61b

« unis et si serrés »

La mixtion des deux corps est ambiguë (juxtaposition de deux corps qui se repoussent et de deux corps qui se recherchent), donnée comme un mariage des corps (thème du mariage repris infra, lexie 91) : tous deux, « ensemble, unis et si serrés ». Connotation érotique : l’étreinte, geste séculairement ambigu d’étouffement et d’interpénétration. Comme un mariage volontaire, de part et d’autre, entre le châtré et le vivant, le castrat étreint la femme. (Thème de la contagion castratrice : toute la nouvelle est illustration corporelle de la métonymie.)

Lexie 62

J’avais amené cette jeune femme au bal de madame de Lanty. Comme elle venait pour la première fois dans cette maison, je lui pardonnai son rire étouffé ; mais je lui fis vivement je ne sais quel signe impérieux qui la rendit toute interdite et lui donna du respect pour son voisin.

 

UNITÉ 151

 

Sème 62a

 

« je lui fis vivement je ne sais quel signe impérieux »

Noter – bien évident ici – l’une des spécificités du discours « littéraire », de l’écrit, du graphisme : la liberté d’incise, très sensible dans les proaïrétismes, structure de termes liés par une logique pratique, qui serait impossible à dissocier visuellement. Au cinéma : rire/arrêter de rire. Ici, les termes sont séparés par dix unités. Au cinéma ? il faudrait immobiliser le film sur l’image du rire, donner des explications, faire repartir le film. Dans le discours, il n’y a pas d’immobilisation de l’image : toute une vie sémique bouge à l’intérieur du proaïrétisme distendu, car il n’est lui-même que sens, il n’est pas envahissant, contrairement à l’image. La meilleure comparaison est un travail manuel de dentelle : dentelle aux fuseaux et non à l’aiguille, Valenciennes (et non point de Venise !) : des fils avec un fuseau qui pèse au bout, dont certains sont laissés provisoirement libres, retenus par une épingle avant d’être repris, quand la dentelle avance, on recule les épingles.

 

En stoppant brusquement le rire de la jeune femme, le narrateur est une sorte de procurateur du vieillard. Friction de l’A et du B de l’antithèse, c’est-à-dire l’absence de médiation, impliquée dès le début par toute cette scénographie de l’antithèse. Cette friction, contiguïté brusque, est inscrite dans le dessin du proaïrétisme (le rire aurait été médiateur le respect, début de la fascination).

Le respect pour le voisin est aussi respect pour le narrateur.

 

UNITÉ 152

 

Sème 62b

 

« qui la rendit toute interdite »

La jeune femme est ici placée dans la situation de l’enfant qui fait une gaffe, que l’on rappelle brusquement au respect. Jusqu’ici, le narrateur est très « grande personne » : il a barre sur la jeune femme.

Lexie 64

Le vieillard ne voulut pas quitter cette délicieuse créature, à laquelle il s’attacha capricieusement avec cette obstination muette et sans cause apparente dont sont susceptibles les gens extrêmement âgés, et qui les fait ressembler à des enfants.

 

UNITÉ 154

 

Sème 64a

 

« Le vieillard ne voulut pas quitter cette délicieuse créature… »

Ici, explicite : un goût, une attirance du castrat pour la jeune femme (même s’ils sont rationalisés par référence au code du gâtisme) et la connotation d’une indissolubilité (ce qui se suit, sans pouvoir se lâcher).

 

[Noter qu’ici comme ailleurs le champ symbolique (castration) absorbe les rapports des personnages, et par là même, en un sens, la différenciation civile des personnages : on n’a plus besoin d’un classement des personnages. Toutefois, comme mobile, mû par un motif, le mouvement du vieillard fait partie du champ symbolique de la castration et non de la forme rhétorique de l’antithèse (bien que tous deux soient dans un rapport de variation).]

 

UNITÉ 155

 

Sème 64b

 

« avec cette obstination muette et sans cause apparente dont sont susceptibles les gens extrêmement âgés »

Ici, code de la psychologie des vieillards, du gâtisme. Ici, il a une valeur de rationalisation par rapport à l’attraction que la jeune femme exerce sur le vieillard.

 

UNITÉ 156

 

Sème 64c

 

« qui les fait ressembler à des enfants »

Le vieillard enfant. Sème déjà rencontré.

Lexie 65

Pour s’asseoir auprès de la jeune dame, il lui fallut prendre un pliant. Ses moindres mouvements furent empreints de cette lourdeur froide, de cette stupide indécision qui caractérisent les gestes d’un paralytique. Il se posa lentement sur son siège, avec circonspection,

 

UNITÉ 157

 

Sème 65a

 

« Pour s’asseoir auprès de la jeune dame… »

Proaïrétisme élémentaire. Pour avoir le courage – nécessaire – de noter les proaïrétismes apparemment insignifiants, il faut toujours se rappeler :

1) Le proaïrétisme est l’un des fils modestes autour desquels s’enroule la tresse du sens, s’éploie tout le champ symbolique (c’est bien le cas ici : l’affaire du pliant, le simple geste de se rapprocher soutient, de proche en proche, le champ de la castration, par l’intermédiaire du mariage du castrat) – et comme l’attraction de la jeune femme, le tropisme du vieillard auraient pu se monnayer en de tout autres comportements, il faut bien noter.

2) L’« évidence » qui rassemble les deux termes (s’asseoir/s’asseoir à côté) doit être évaluée a contrario, confrontée avec une autre logique, où s’éloigner signifie « être attiré », etc. Ainsi perçoit-on que les proaïrétismes les plus nécessaires définissent précisément notre lisible, et leur contraire notre illisible – c’est pourquoi les proaïrétismes sont très importants si le but de l’analyse est de définir notre lisibilité.

 

UNITÉ 158

 

Sème 65b

 

« cette lourdeur froide… cette stupide indécision »

Le sème immobilité (statues) est, dans ce texte, inducteur d’extra-monde, de monstrueux, de chose, etc. : automate (une forme dialectique de l’immobilité en mouvement), idole, momie, etc. Ici, nouveau signifiant-relais : le paralytique.

 

UNITÉ 159

 

Sème 65c

 

« les gestes d’un paralytique »

Code du paralytique.

1.

Balzac se réfère certainement à l’air le plus fameux de la partition : Di tanti palpiti…

2.

Le mot « loge », qui désigne une petite pièce d’habitation pour une personne, s’emploie au sens propre pour désigner la cellule dans laquelle est retenu le « fou ».

3.

Roland Barthes répond à Alain Robbe-Grillet après son intervention au colloque de Cerisy (« Pourquoi j’aime Barthes ») : « Pour épuiser cette discussion, je voudrais dire combien me paraît juste l’analyse que tu as faite du glissement ; c’est une analyse qui a une validité intellectuelle très remarquable : tu as bien pointé ces expressions, “c’est-à-dire”, “ce qui fait que”, etc. En fait, le déroulement ou l’accumulation des explications, ça n’est jamais finalement que l’exhibition des métaphores ; on ne développe pas pour être plus juste, plus vrai, d’expression en expression, on développe pour exhiber des métaphores, c’est-à-dire des bonheurs d’expression, c’est-à-dire encore, selon le mot de Blanchot, des expressions comme bonheurs. On exhibe l’expression comme bonheur et c’est là ce qui est enchâssé à travers ces “c’est-à-dire”, “ce qui fait”, etc. Au niveau de ces petits opérateurs de discours, il y aurait beaucoup à chercher ; en un sens, ce ne sont que des tics de langage » (Prétexte : Roland Barthes, op. cit., p. 289-290).

4.

Voir supra, p. 297.

5.

Les sèmes prennent sens en se combinant les uns avec les autres. La jeune femme est tantôt associée à l’enfant, tantôt à une figure masculine. De même, le sème « enfant » est rapproché tantôt de la femme, tantôt du vieillard.