Compte rendu d’enseignement

Analyse structurale d’un texte narratif : Sarrasine de Balzac

1967-1968

(OC III, p. 75-76)

Compte rendu d’enseignement

L’analyse structurale du récit a d’abord été préoccupée, comme il est naturel, par l’élaboration des premiers concepts et des premiers inventaires ; elle n’a pu, jusqu’à présent, prendre en charge l’intégralité d’un texte écrit, jusqu’à dans ses détails d’énonciation les plus fins et assurer par l’analyse une couverture totale de la chaîne apparente des phrases (du discours). Nous avons pensé qu’il y avait une certaine urgence à passer de la description des macro-structures narratives à l’examen exhaustif d’une œuvre, de façon à en repérer toutes les unités et leurs codes et à rendre compte, de la sorte, des micro-structures, sans jamais renvoyer un énoncé à un insignifiant narratif que nous mettons en doute. Nous avons choisi pour ce travail une œuvre classique et courte, une nouvelle de Balzac, extraite des Scènes de la vie parisienne : Sarrasine.

Nous avons découpé le texte en un certain nombre de lexies (environ six cents pour une trentaine de pages) ; ces lexies (ou unités du signifiant au niveau du discours narratif) sont de taille très variable (d’un mot à un paragraphe) ; elles ont été déterminées en fonction de la connotation (ou des connotations) que chacune libère : ces lexies ne sont pas des fragments rigoureusement discontinus du signifiant, mais plutôt les zones d’une grille qui permet de diriger pas à pas l’analyse vers l’observation des sens. Les connotations (ou sens structuralement associés) peuvent se répartir selon la typologie suivante : 1) les fonctions qui dépendent du code (ou des codes) de comportement et dont les séquences (le long du récit) forment chacune, grosso modo, une conduite humaine (nous avons appelé ces séquences des « proaïrétismes », en nous référant à la notion aristotélicienne de proairesis, élément de la praxis) ; 2) les fonctions du code de déchiffrement de l’énigme ou des énigmes proposées par la narration ; 3) les sens dérivés des différents codes culturels (psychologique, esthétique, littéraire, sapientiel, etc.), très fréquents chez Balzac ; 4) les signifiés qui entrent, comme des sèmes lexicaux, dans la définition – ou le dévoilement – d’un caractère ou d’un thème ; 5) les sens proprement symboliques, particulièrement riches dans Sarrasine, texte dont l’objet – ou le sujet – est la castration. Ces connotations peuvent évidemment se conjuguer sous une même lexie : tout aussi évidemment, elles sont soumises à répétition le long du texte.

De façon à associer intimement les participants du séminaire à cette analyse, nous l’avons construite pas à pas, lexie après lexie, sous leurs yeux ; nous n’avons pas livré le résultat d’une recherche, mais cette recherche elle-même en train de se faire ; de plus, souhaitant modifier les contraintes du discours didactique, nous nous sommes permis en bien des points, à travers le pas à pas inflexible de l’analyse, des digressions très libres. Enfin, persuadé qu’une forme unique de travail ne peut être imposée à tous les séminaires sans un grand danger d’arbitraire et de stérilité, que le discours sur la recherche doit varier avec cette recherche elle-même et qu’il est des cas où ce qui ne doit être soumis aux participants, ce n’est ni une discussion d’idées ni un monologue didactique, mais l’élaboration d’une écriture intellectuelle, cette année nous avons délibérément choisi une exposition suivie, présentée d’un bout à l’autre par le directeur d’études, sans appel à des exposés extérieurs.

Nous avons aussi souvent qu’il était possible rappelé aux auditeurs qu’en dépit de sa minutie l’analyse proposée visait fondamentalement à approfondir une théorie de la littérature, à décrire le texte non comme une hiérarchie mais comme un jeu de structures multiples, dont le centre ne pourrait se fixer que par un arrêt arbitraire de l’interprétation (de la critique) et à découvrir les ressorts de la lisibilité traditionnelle, par référence implicite aux textes-limites, décrétés illisibles, de la modernité. Notre analyse – qui n’a pu être terminée cette année – s’inscrit dès lors dans une tentative plus vaste et plus longue, menée également dans d’autres travaux, qui a pour but d’élaborer une théorie des grandes mutations symboliques de notre histoire.

1968-1969

(OC III, p. 111-112)