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Dans la tumultueuse cour rabbinique de Nyesheve, Nahum errait telle une âme solitaire et abandonnée.

Il n’entendait plus ni plaintes ni reproches. Après les premiers jours de frayeur il s’était brusquement comporté comme un homme.

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Ces sept jours avaient été un cauchemar pour lui. Les réjouissances quotidiennes, les bénédictions, les deux vieillards édentés à la barbe grise qui l’entraînaient en lui murmurant des secrets à l’oreille, les soupirs et les regards significatifs des sœurs de la mariée, les marmonnements de son beau-père, l’impatience et l’attente qui planaient dans l’air, tout cela avait pesé cruellement sur le jeune marié de quatorze ans. Le soir, quand ils le poussaient dans la chambre nuptiale et claquaient la porte derrière lui, il ne voyait pas Sourele, son épouse, étendue au milieu d’un océan de blancheur soyeuse. Il voyait un fichu, des rubans cramoisis, deux yeux et des joues en feu. Il ne ressentait alors que la terreur, la honte et l’impuissance. C’étaient les seules émotions qui peuplaient ses nuits sans sommeil.

Sourele l’attendait pleine d’ardeur et de patience. Mais dans son désir il n’y avait aucun élément de crainte, de mystère ni de timidité, si susceptibles d’éveiller l’intérêt et la sensibilité des jeunes garçons. C’était une attente muette, animale, pleine d’espérance, chargée d’instincts primitifs.

Elle était saine et développée pour son âge, comme la plupart des jeunes filles juives, prête, à quatorze ans, à mettre des enfants au monde. Elle avait été préparée à son rôle par les leçons de ses sœurs et par l’enseignement des rites prescrits aux femmes. Elle attendait que son époux prédestiné l’approchât. Il n’y avait en elle ni coquetterie ni jeu. Elle était dépourvue d’artifice. Pas un mot tendre, pas un geste pour l’attirer, pas une promesse de caresse, de bonheur. Elle attendait, soumise, immobile sous la masse des couvertures, puis elle s’endormait. Dans son sommeil elle prononçait des syllabes incompréhensibles, incohérentes, qui rappelaient à Nahum son beau-père. Cela ne servait qu’à l’éloigner d’elle encore plus.

Plus tard, lorsque à la cour de Rabbi Melech tout espoir de le voir agir en homme fut abandonné, quand la pression se relâcha, qu’ils cessèrent de le tourmenter de leurs conseils, et renoncèrent le soir à l’accompagner à sa chambre, quelque chose s’éveilla en lui. Brusquement, une sensation de puissance envahit son corps. Une force douce, irrésistible, s’empara de lui, irradia ses nerfs et ses muscles. Son sang se mit à circuler plus vite.

Son regard changea. Ses yeux devinrent transparents comme le cristal. À la place du fichu blanc et des rubans rouges flottant dans le brouillard, il vit une femme. Non pas l’image floue des pages du Talmud, ni les visions diaphanes de la kabbale, mais une femme en chair et en os, bien réelle dans le lit tout blanc.

Le désir de posséder fut si fort que la première fois il l’approcha avec la certitude et la maîtrise d’un homme mûr. Sourele conçut un grand amour pour lui, le chérissant à la fois comme un homme et comme un enfant. Liée à lui par une affection profonde, elle cherchait plus un fils avide de sa tendresse, de ses sacrifices, qu’un véritable mari.

Le matin où elle annonça la bonne nouvelle à ses sœurs, la joie éclaira leurs regards. Elles avaient peur de l’étrange Nahum. Elles ne croyaient pas en sa judéité. Elles craignaient de laisser Sourele entre ses mains, et elles avaient décidé de la lui enlever et de dormir avec elle à tour de rôle les nuits où la loi lui interdisait de l’approcher.

« Rappelle-toi, Sourele, dirent-elles, sois une bonne Juive. Il existe trois péchés pour lesquels une jeune épouse meurt prématurément en couches : si elle a omis de prélever la hala1 et de la jeter dans le feu. Si elle n’a pas allumé les bougies la veille du shabbat. Et si elle a eu des rapports avec son mari alors qu’elle était impure. Une femme doit aimer son mari, mais elle doit aimer la Torah encore plus. Rappelle-toi que pendant la période où tu es impure tu dois t’écarter de lui. Tu ne dois pas lui permettre de te toucher. »

Sourele hocha la tête d’un air obéissant, bien qu’elle sût au fond de son cœur que jamais elle ne pourrait résister au plus infime désir de son Nahum bien-aimé. Elle avait déjà une attitude d’adoration et de soumission absolues. Elle, si simple, si fruste, mettait ce fragile garçon aux yeux noirs sur un piédestal. Jamais, au risque de commettre un péché mortel, elle ne l’aurait empêché de la toucher.

Tous ces avertissements et ces précautions étaient superflus. Nahum n’essaya pas de s’approcher d’elle quand ils étaient seuls dans l’appartement. Il se taisait même pendant les repas. Quand elle lui servait un second morceau de poulet, il repoussait son assiette sans la regarder.

Dès le premier instant, Nahum sut qu’elle ne lui plaisait pas. Elle le rebutait par sa lourdeur, son air gauche, son langage de paysanne, sa respiration bruyante, sa piété stupide. Souvent elle s’asseyait avec un livre de prières imprimé en yiddish et elle se mettait à chanter tout haut d’une voix monotone, comme une vieille Juive bigote. Il n’aimait pas son visage rouge inexpressif enlaidi par le bonnet garni de cerises et de fleurs.

Il était seul et abandonné à Nyesheve, et il songeait avec nostalgie à Rachmanivke.

La maison de son enfance apparaissait sans cesse devant ses yeux. Il voyait la grande cour avec ses murs blanchis à la chaux et la pompe au milieu. Il voyait le puits vert avec sa tête de lion sculptée. Le lion bâillait, et de ses mâchoires jaillissait une eau fraîche qui retombait sur les pierres blanches usées par le flot continuel. Les chambres étaient vastes, bien éclairées, les fenêtres toujours propres, avec des rideaux blancs qui flottaient dans la brise les jours d’été. Après Souccoth, Naphtali, le préposé de la cour, versait du sable à l’intérieur des doubles fenêtres, et Mariashka, la servante, y plantait des cônes de papier rouge. Puis elle lâchait une poignée de flocons de coton pour faire de la neige.

Dans la chambre de son père les murs étaient recouverts de papier doré et de tapisseries. On y respirait l’odeur chaude et accueillante du thé que le Rabbi buvait dans un verre peint en rouge. Il fumait de fines cigarettes très douces, et de longues spirales de fumée s’élevaient dans l’air. Dans le vaisselier en acajou s’alignaient de nombreuses boîtes à épices qui embaumaient.

Parfois il voyait son père penché sur un livre, chantant tout bas. Il levait la tête et lui souriait, comme à un jeune camarade. « Eh bien, Nahum, demandait-il, comment vont tes études ? »

L’appartement de sa mère était au premier étage. Les pièces étaient grandes, mais plus sombres. De lourds rideaux et des tentures en peluche étaient accrochés aux fenêtres. Un samovar au murmure incessant trônait sur la table. Sur les portes des armoires étaient sculptées des têtes de lion qui tenaient de gros anneaux dans leurs mâchoires. De belles crinières retombaient sur leurs épaules. Ce n’étaient pas des bêtes féroces, mais des lions d’appartement, doux et bienveillants. Partout brillaient discrètement les bougeoirs en argent, les candélabres, les tasses, les coupes, les plateaux, les vases, les verres colorés, le cristal.

Il voyait sa mère, un fichu marron lui enserrant le front. Souvent elle n’était pas bien, elle avait mal à la tête. Mais à présent cette migraine avait quelque chose de familier, d’amical. Sa mère s’installait sur le divan, sa robe de soie laissait juste apparaître le bout de ses escarpins de satin noir. La plupart du temps elle lisait.

Dans la maison vivait une tante lointaine, une dame splendide et altière. C’était une fille ou une petite-fille de Rabbi, une divorcée qui n’avait pas réussi à s’entendre avec son mari à cause de son caractère difficile. Elle était donc venue à la cour de Rachmanivke, où les gens étaient tolérants et discrets.

La cour rabbinique était isolée de la ville juive, comme un château chrétien. Le premier étage, où se trouvaient les appartements de la femme du Rabbi, était indépendant du rez-de-chaussée, occupé par le Rabbi et ses principaux disciples. Même Mottye Godul, le gabbaï, ne venait jamais au premier. En de rares occasions un visiteur de marque, un hassid de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, vêtu du costume païen des grandes villes, était invité par la femme du Rabbi, qui l’accueillait en compagnie de sa parente. Ils s’asseyaient à table, buvaient du vin et mangeaient du gâteau avec distinction. Les dames écoutaient avidement les nouvelles du vaste monde.

Nahum n’était plus un enfant. Il étudiait, sous la direction de Reb Pesachiah, le célèbre érudit, les passages les plus difficiles du Talmud, concernant les lois du mariage et du divorce. On présentait des partis pour lui à ses parents. Mais déjà il se tournait vers la kabbale. Sa mère ne pouvait le comprendre. Elle l’attirait encore sur ses genoux et lui caressait les cheveux en lui chantant une vieille berceuse aux paroles un peu sottes, qu’il se rappelait distinctement :

Un jour et une nuit le phénix a volé,

Les fenêtres du palais étaient fermées.

« Princesse, éveille-toi, j’apporte à ton cœur

Un message sorti de la bouche d’un Roi. »

Il voulait se dégager de l’étreinte de sa mère. Mais elle le serrait encore plus fort.

« Nahum, mon enfant, disait-elle tendrement. Tu ne dois pas rendre ta mère triste. Reste là, je vais te chanter des chansons. »

Il avait honte. Mais il était bien au chaud, blotti contre sa mère.

Sa tante essayait aussi de le traiter comme un enfant. Elle l’attirait contre elle et lui baisait les yeux. Plus il se débattait, plus elle l’embrassait : « Stupide petit garçon ! pleurait-elle. Prince adorable ! Tu as des yeux merveilleux ! »

Il chassa ces souvenirs et se concentra sur ses livres, essayant de s’absorber dans l’étude des mystères. Mais la cour, la maison, les chambres, les visages surgissaient entre les pages. Ici, à Nyesheve, il n’y avait ni beauté ni intimité. Tout était étrange, répugnant, dégoûtant.

Il y avait quelque chose de hideux dans les bâtiments informes et délabrés qui s’agglutinaient autour de la cour. Le puits était en ruine, la chaîne rouillée, le treuil grinçait chaque fois qu’on s’en servait. Des tas d’ordures s’empilaient devant la synagogue, rendez-vous des chats, des chiens et des corbeaux. Des bains rituels montait toujours l’odeur écœurante de la vapeur et de l’eau stagnante, qui remplissait la cour et pénétrait dans les chambres. Il ne supportait pas les foules qui se bousculaient dans la cour rabbinique de Nyesheve : des parasites crasseux, des mendiants, des disciples, des domestiques en haillons, des gens négligés et sans manières. Une espèce inconnue à Rachmanivke.

Il ne supportait pas l’énorme tonneau au milieu de la cour. Il devait contenir de l’eau claire car selon la Loi les Juifs s’y trempaient les mains avant d’entrer dans la synagogue pour prier. Mais l’eau n’était jamais propre. Tout au fond stagnait un liquide visqueux. Les hassidim se penchaient pour mouiller leurs doigts, puis ils s’essuyaient dans leurs poches et ils avaient accompli leur devoir ! Il ne supportait pas la grande synagogue dépouillée, sans ornements, avec ses longs bancs tristes et les rayonnages crasseux sur lesquels s’entassaient en vrac les vieux livres aux pages déchirées, aux couvertures en lambeaux. Il ne supportait pas l’énorme poêle disgracieux derrière lequel toutes sortes de saletés s’accumulaient : des chiffons, des reliefs de repas, des balluchons abandonnés. L’endroit empestait la sueur car les mendiants et les vagabonds en avaient fait leur demeure de passage, dormant, fumant, se querellant et comptant leurs gains de la journée. Il ne supportait pas la façon de prier des Juifs de Nyesheve qui s’agitaient dans tous les sens avec des gestes désordonnés, incohérents. Leurs paroles lui étaient incompréhensibles, leurs mélodies n’avaient rien de familier. Il ne supportait pas les banquets rabbiniques à la synagogue, les foules avides qui jacassaient, la nourriture lourde. Israël Avigdor prenait des morceaux de viande dans ses mains dégoûtantes, jaunies par le tabac, pour les apporter aux invités les plus importants. Souvent le grand Rabbi en personne condescendait à choisir une bouchée de poisson avec ses doigts, pour la déposer dans l’assiette de Nahum, mais celui-ci était incapable de manger. Il avait une boule dans la gorge. Il détestait le goût du « véritable vin hongrois » que fabriquait Israël Avigdor. Il était terrifié par les hordes d’enfants, de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants, par les hommes et les femmes massifs au regard dur, hostile.

Il détestait l’appartement qu’on lui avait attribué ; les pièces étaient encombrées d’immenses armoires, de fauteuils de cuir et de lits gigantesques recouverts d’une extraordinaire épaisseur de couvertures. Il y avait toujours des plumes qui volaient. Il ne supportait pas la nourriture mal préparée, la viande imprégnée d’eau, les ailes de poulet mutilées, les pieds de veau mal raclés, les cervelles de veau fripées, gluantes, grasses, fades. Il était incapable de boire le thé servi dans des verres épais qui lui rappelait l’eau croupie des bains rituels, dont l’odeur s’infiltrait partout.

Et il ne supportait pas sa femme, sa Sourele, coiffée de son fichu et de son bonnet, avec son corps grossier, ses vêtements informes qui pendaient, ses pas bruyants, maladroits.

Elle devenait écarlate chaque fois qu’il entrait dans la pièce. Elle était toujours occupée – occupée et soumise. Jamais elle ne prononçait un mot. Elle ne connaissait qu’une manière d’exprimer sa tendresse : lorsqu’ils étaient à table elle prenait un morceau de poulet avec ses doigts, dans sa propre assiette, et elle le lui donnait.

Il repoussait son offrande.

À ces moments-là il se sentait gagné par une violente nostalgie. Il avait l’impression que son cœur était pris comme dans un étau. Il voulait revoir sa mère, son père, et même sa tante éloignée. Revoir les pièces ensoleillées, le lion de la fontaine, l’argenterie étincelante, les volutes de fumée bleue, respirer le parfum enivrant des épices du vaisselier.

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À cette pensée ses délicates narines frémissaient.

1 Morceau de pâte du pain de shabbat. (N.d.T.)