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Le mariage du Rabbi Melech de Nyesheve et de la jeune orpheline Malka fut célébré en grande pompe peu après le shabbat de la Consolation.

Quand le 9 Av – jour de deuil en souvenir de la destruction du Temple – fut passé, des milliers de hassidim se mirent en route pour le village de Kiteve, dans les Carpates, où les noces devaient avoir lieu. La jeune fille ne voulut pas que son fiancé vînt dans sa ville natale, Przemysl. Son oncle avait essayé de lui faire miroiter l’extraordinaire honneur que représentait la venue du Rabbi de Nyesheve : il faisait ce long voyage avec tous ses disciples, rien que pour elle. Mais Malka ne voulut rien entendre. Cela l’humiliait que toute la ville, et tous ses amis, voient de leurs propres yeux le mari grisonnant qu’elle allait épouser. Elle menaça de s’enfuir le jour du mariage si la cérémonie n’avait pas lieu dans quelque village éloigné.

Son oncle bègue trembla en l’entendant. Il redoutait la colère du Rabbi de Nyesheve. Mais il redoutait plus encore la jeune fille. Il connaissait trop bien sa nièce, et il savait qu’elle avait bien mérité son surnom – Petit Démon. Elle était capable de tenir parole. Ce ne serait pas sa première fugue. Son oncle préféra faire la paix avec elle plutôt qu’avec le Rabbi. Il essaya d’expliquer la situation à ce dernier. Avec des mots choisis, et par allusions discrètes, il exposa les faits. Son embarras le fit bégayer encore plus que d’habitude, la sueur se mit à couler sur son visage. À sa stupéfaction le Rabbi de Nyesheve ne manifesta aucune colère.

« Bien, bien, dit-il. Ce n’est qu’une enfant. Nous ne devons pas la brusquer. »

Il choisit pour les noces le village de Kiteve, au fin fond des montagnes. Il y avait là des Juifs simples, croyants. Kiteve était un lieu sacré. Le Baal Shem, le Maître du Nom, y avait creusé le calcaire. Il avait suivi ces routes pour aller vendre son chargement au marché. Il s’était baigné dans la petite rivière qui traversait Kiteve. L’eau était peu profonde et s’écoulait bruyamment sur les galets, entre deux rives rocheuses. À un seul endroit on pouvait s’y tremper entièrement. C’était là que le Baal Shem avait lavé le calcaire incrusté sur sa peau. Les femmes malades et les épouses stériles venaient s’y baigner dans l’espoir d’être secourues par le Maître. Rabbi Melech avait l’intention de les imiter. Certes, il se sentait en pleine possession de sa virilité ! Mais se plonger dans ces eaux saintes, cela ne lui ferait aucun mal – en outre, il souhaitait engendrer des garçons.

Le mariage fut grandiose. En plus des milliers de hassidim et de Juifs du pays présents à la cérémonie, vinrent des centaines de chrétiens de la montagne, des bergers et des paysans, des hommes coiffés de chapeaux à plumes, des jeunes filles au teint rose, en corsages bouffants, avec des rangs de grosses perles sur la poitrine. Ils dansèrent dans les auberges juives et tirèrent des coups de feu en l’honneur du couple de mariés. Des paysans à longues moustaches attelèrent leurs chevaux de labour à des charrettes branlantes tapissées de paille, et conduisirent les hassidim au mariage. Une pareille occasion ne se présentait qu’une fois dans la vie. Ils gagnaient de si grosses sommes que le soir même ils organisaient leurs propres fêtes, allumant de grands feux de joie avec des branches sèches. Plusieurs orchestres juifs et de nombreux musiciens ambulants étaient venus. Il y avait même un orchestre chrétien, avec des violons, des flûtes de bergers et une kozba – une sorte de cornemuse dont jouait un vieux paysan pieds nus, vêtu d’une peau de mouton.

Le lendemain du mariage une longue caravane quitta le village et entama la descente vers Nyesheve, par des chemins tortueux. Il fallut louer plusieurs carrioles pour les cadeaux. Elles précédaient le convoi. Le Rabbi et ses intimes suivaient dans une magnifique diligence. Puis venaient les hassidim les plus riches, dans des voitures moins voyantes, et, assis sur la paille, les gens simples. Enfin arrivaient à pied, en haillons, chargés de ballots, les mendiants et les parasites, et, en queue de cortège, la jeune mariée, entourée des femmes et des domestiques. Des nuages de poussière s’élevaient du sol, le soleil brillait, les hassidim chantaient sans arrêt.

Mais ni la joie ni le faste ne réussissaient à apaiser le cœur du marié sexagénaire, Rabbi Melech.

Il était malheureux. Il rentrait de Kiteve avec l’impression non d’avoir célébré son mariage, mais d’avoir enterré un proche. Les chants des hassidim et les attentions de ses serviteurs l’exaspéraient.

Melech, le grand Rabbi de Nyesheve, avait des raisons d’être triste.

Le jour même du mariage, sa jeune femme Malka lui avait donné une idée de ce qui l’attendait.

À la cour rabbinique de Nyesheve la coutume était de raser le crâne de la mariée non pas le jour des noces – comme le font les Juifs pieux – mais la veille. À Nyesheve personne n’avait jamais songé à s’opposer à cette tradition. Le jour précédant la cérémonie, trois vieilles femmes vinrent trouver Malka. L’une d’elles brandissait la paire de ciseaux et le rasoir étincelant. Dès que Malka les vit, elle poussa un cri, empoigna son épaisse chevelure noire et s’enfuit dans un coin de la pièce.

L’Atropos du groupe, la tondeuse officielle, une femme au visage dur et décharné, avec un menton pointu et une dent unique, grimaça un sourire hideux. « Ça n’a pas d’importance, marmonna-t-elle. Elles résistent toutes. Elles résistent mais ça ne leur sert à rien. »

Elle agita ses ciseaux. « Dieu du ciel ! Si au moins je possédais autant de guldens que les têtes que j’ai tondues ! Viens, jeune mariée, viens, ma chérie. »

Malka se tapit contre le mur comme un animal aux abois.

D’autres femmes furent appelées à la rescousse. Elles supplièrent Malka, elles lui promirent toutes sortes de cadeaux – cent guldens si elle acceptait de se soumettre en silence. Malka agrippait ses cheveux convulsivement et elle hurla : « Je ne vous le permettrai pas ! Vous devrez me couper les mains d’abord !

— Mais, mon enfant, quelle différence cela fait-il ? la pressèrent-elles. Tu sais que tu devras céder avant d’aller sous le dais. Pourquoi faire tant d’histoires pour une seule journée ?

— Demain je vous obéirai, grogna-t-elle. Pas aujourd’hui. Si vous essayez de m’approcher je vous arracherai les yeux, je vous mordrai ! »

Elle découvrit ses longues dents blanches dans un rictus de rage, et les femmes s’écartèrent.

Le Rabbi en personne vint essayer de la convaincre.

« Jeune mariée ! dit-il d’un ton digne. Vous allez devenir l’épouse du Rabbi de Nyesheve ! Vous devez vous conformer à nos coutumes. Vous aurez la tête rasée aujourd’hui car telle est ma volonté.

— Personne ne me rasera la tête aujourd’hui, car telle est ma volonté », répondit-elle la voix cassante, en le regardant en face.

Un frisson glacé étreignit le cœur du Rabbi. C’était la première fois de sa vie que quelqu’un osait se dresser contre lui, ou même seulement lui répondre.

L’oncle bègue de Malka faillit s’évanouir. Un événement terrible allait se produire ! Le Rabbi entrerait dans une colère effroyable et ordonnerait immédiatement à tout le monde de plier bagage pour rentrer à Nyesheve. Mais il ne se passa rien. Rabbi Melech sourit avec douceur et dit simplement :

« Voici une enfant obstinée, une vraie fille d’érudit. Eh bien, la Loi n’exige pas qu’on lui tonde les cheveux la veille du mariage. C’est une coutume, sans plus. Allons. Demain suffira. »

Ce petit prélude n’était rien en comparaison de ce qui se passa ensuite. Toute la journée Rabbi Melech se prépara à la nuit de noces. Le mariage n’était pas une expérience nouvelle pour lui : trois fois il s’était tenu sous le dais auprès de l’« être prédestiné ». Chaque fois sa future épouse avait été vierge. Mais jamais il ne s’était senti aussi troublé, tourmenté et excité. Il étudia des heures d’affilée les lois auxquelles doivent se soumettre les mariés pendant la nuit de noces, exactement comme un jeune garçon immature. Il répéta les prières ; non pas les prières habituelles, mais d’autres, plus obscures, figurant dans des livres spéciaux, très anciens. Il commença brusquement à peigner de ses doigts grossiers son épaisse barbe et ses papillotes. Il n’avait pas utilisé de peigne depuis des années. Il ne jeûna pas toute la journée, comme le veut la Loi. Il prétexta la faiblesse, et prit un peu de gâteau et d’alcool. Il se fit exorciser du mauvais œil par un vieux Juif. Pendant qu’il se préparait, les femmes s’occupèrent de la mariée, Malka. Pour la centième fois elles lui vantèrent le bonheur inespéré, incroyable, qui lui arrivait ; des milliers de femmes eussent donné des années de leur vie pour devenir à sa place l’épouse du grand et puissant Rabbi de Nyesheve.

« Les anges du ciel, dirent-elles, ont sûrement accompli ce miracle. Tu devrais danser de joie. »

Elles lui expliquèrent encore et encore – à l’en rendre malade – ce qui était dû à son mari, l’illustre Rabbi.

Puis elles lui caressèrent la tête et crachèrent pieusement contre le mauvais œil. Le soir, elles se montrèrent très tendres avec elle. Elles l’habillèrent d’une longue robe blanche qui la couvrait de la tête aux pieds. Malka ne protesta pas. Passive, elle se laissa entièrement faire. Les femmes lui pardonnèrent son comportement de la veille et ne lui dirent que des gentillesses. Elles peignèrent avec leurs doigts sa chevelure noire, puis elles la coiffèrent d’un fichu bleu attaché par des rubans de satin. Elles rentrèrent soigneusement chaque mèche, disant :

« Cache-les bien, jeune mariée. Au moins ne montre pas l’objet de ta honte ! »

Elles lui baisèrent la main et reculèrent d’un pas furtif jusqu’à la porte, murmurant : « Mazel tov ! Mazel tov ! Puissions-nous célébrer dans neuf mois la naissance de ton premier fils ! »

Lorsque le Rabbi entra dans la chambre, Malka resta silencieuse. Elle se contenta d’observer chacun de ses mouvements d’un œil vif et curieux. Elle le vit se débarrasser de son caftan en velours, et enlever par la tête, les doigts tremblants, ses franges rituelles. Elle vit ses lèvres bouger : il marmonnait ses prières. Elle l’entendit soupirer profondément, et elle aperçut derrière lui les ombres grotesques sur le mur. Quand il éteignit la lumière et commença à se frotter la tête avec sa calotte, elle bondit hors du lit avec l’agilité d’une jeune chèvre et se posta au milieu de la pièce, le fixant de ses yeux noirs au reflet phosphorescent.

Un court instant le Rabbi resta pétrifié de stupeur. Des idées confuses traversèrent son esprit las, usé par l’âge.

« Les esprits ! Les esprits du mal ! Ils viennent toujours empoisonner les fêtes juives ! »

Il tremblait des pieds à la tête. Ses mains impuissantes cherchèrent à tâtons les franges rituelles. Mais bientôt il revint à lui, et ses yeux s’ouvrirent tout grands, menaçant de sortir de leurs orbites.

« Dieu nous aide ! » grommela-t-il. Il était perdu ! Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait faire. Il s’était préparé à tout, sauf à cela.

Dans sa longue carrière de mari, qui avait commencé un demi-siècle auparavant, lors de sa treizième année, il avait vécu toutes sortes de situations. Ses femmes n’avaient pas toutes eu le même caractère. Une diversité de souvenirs, de pensées, d’expériences resurgirent. Il avait connu des nuits de grande joie et des nuits de larmes, des nuits de cruelle impuissance, des nuits d’abandon et de délire. Mais ça ! Cette… cette… raillerie ! Ce mépris ! C’était lui, le Rabbi de Nyesheve, qu’on traitait ainsi !

Si seulement l’oncle bègue avait été là ! Rabbi Melech se fut retourné contre lui et l’eût battu comme plâtre ! Le misérable ! Connaissait-il son bonheur ? Il était à présent le parent du Rabbi de Nyesheve ! N’avait-il pas expliqué à l’orpheline quelle chance elle avait ? Ne lui avait-il pas dit ce qu’elle devait à son mari ? Mais l’oncle n’était plus là ! Le Rabbi devait maintenant parler avec sa nièce, son épouse ingrate, impertinente, sans le sou, inconsciente de l’honneur qu’il lui faisait ! Rabbi Melech ne savait pas discuter avec une femme. Il s’était toujours contenté de commander. Jamais il n’avait eu de conversation avec ses épouses. Les seules femmes auxquelles il adressait la parole étaient les malheureuses qui venaient, toutes tremblantes, le supplier d’intercéder auprès des pouvoirs divins. Que pouvait-on bien dire à une femme ?

Il ne voulait pas discuter avec elle, si jeune, si stupide ! Mais… il allait lui parler de sa santé !

« Ne restez pas plantée au milieu de la chambre, grogna-t-il. Vous risquez de prendre froid, Dieu vous protège ! »

Elle ne répondit pas. Elle le fixait de ses yeux phosphorescents.

Une fois le sujet épuisé, Rabbi Melech fit appel à la piété.

« Viens ! Viens ! Une jeune fille juive ! Une épouse juive ! Une famille de Rabbis. Non, non ! C’est un grand péché que de tourmenter un marié. »

Ce fut peine perdue. Alors, ne trouvant rien d’autre, Rabbi Melech entra dans une rage terrible. Sa barbe et ses papillotes se mirent à danser dans l’obscurité.

« Impudente ! hurla-t-il. Créature ignorante ! N’as-tu pas de respect, pas d’égards ? »

Dans sa fureur il oublia qui il était et où il se trouvait. Il commença à ramper hors du lit pour l’attraper, pour apprendre de ses propres mains, à cette femme insolente, comment il fallait traiter le Rabbi de Nyesheve. Ce n’était pas encore la fin du monde… Le monde… À ce moment précis son énergie le quitta. Ses bras et ses jambes tremblaient comme s’il avait la fièvre. Brusquement il se sentit accablé par son âge et il se mit à gémir. Il était vieux, brisé, et avait plus l’impression d’être un grand-père aspirant au repos et à la tranquillité qu’un marié le soir de sa nuit de noces.

Tandis qu’il était étendu là, prostré, sanglotant presque, sa jeune femme s’approcha et, en silence, commença à caresser sa calotte. Mais il était trop faible, trop épuisé, pour tendre la main vers elle. Elle borda avec soin la lourde couverture, posa un gros édredon sur ses pieds, et le regarda s’endormir.

Maintenant, entouré de ses disciples dévoués, dans la magnifique diligence capitonnée qui le ramenait à Nyesheve, Rabbi Melech revoyait continuellement la scène de la nuit précédente, et sa tête pesait comme du plomb.

« J’ai été berné ! se répétait-il, berné ! »

Les chants de ses hassidim l’exaspéraient. Il croyait entendre un accent moqueur dans leurs voix. Plusieurs fois il voulut leur faire signe de se taire, mais il se contrôla. Pourquoi se trahir ? Personne ne devait savoir qu’il souffrait.

Assis dans la voiture surchargée, il se rendit compte qu’un divorce était hors de question. D’abord, les hassidim, ses disciples, ne le supporteraient pas. Ils n’avaient pas été peu surpris par son quatrième mariage. Mais ils n’avaient rien dit. Telle était la volonté du Rabbi et, par conséquent, celle de l’Éternel. Ils étaient venus en foule au mariage, ils avaient apporté des cadeaux. De quoi aurait-il l’air s’il répudiait sa femme ? Leur stupéfaction ne se transformerait-elle pas en un autre sentiment ? Que diraient les cours rabbiniques, les groupes hassidiques de toute l’Europe centrale ! Cela déclencherait l’hilarité générale ! Les hassidim de Nyesheve deviendraient la risée de ceux qui le détestaient et le jalousaient. Non, non, il ne dirait rien.

De plus, il y avait sa propre famille. Ses fils, ses filles, ses brus et ses gendres – tous s’étaient opposés au mariage. Ils se moqueraient de lui. Plus personne ne le respecterait à la cour de Nyesheve. Non, il ne devait pas en arriver là.

Le dernier élément, et le plus important, était Malka elle-même, la jeune mariée qui voyageait à l’arrière du convoi, avec ses servantes. Quel dommage de la perdre. Certes, elle l’avait tourmenté, blessé, elle s’était conduite d’une manière inconvenante pour une fille d’Israël. Peut-être l’avait-elle même – Dieu l’en garde ! – rendu malade. Il était vieux ! Il ne supportait pas de souffrir ! Il avait besoin de gentillesse, d’égards, de douceur ! Si on se montrait cruel avec lui il s’effondrerait comme la nuit dernière. Qui sait si cette torture – Dieu l’en garde ! – n’avait pas détruit complètement sa virilité ? Depuis le mariage il ne se sentait plus le même homme. Ce matin des centaines, des milliers de hassidim lui avaient souhaité un fils pour ses vieux jours. La bénédiction de milliers de Juifs n’était sûrement pas dépourvue de signification ni de pouvoir ! Pourtant il était vieux, faible. C’était sa faute à elle ! Dieu du ciel ! Avait-on jamais entendu parler d’une chose pareille ? Peut-être chez les païens, les non-Juifs, ou bien dans les couches inférieures, parmi les ouvriers… Ah ! les Rabbis et les cours rabbiniques vivaient des jours bien sombres, si de tels événements se produisaient en leur sein !

Il éprouva de la haine pour son épouse vierge. Pourtant il ne voulait pas la chasser. Que lui restait-il au monde en dehors de… de sa femme ? Ses enfants étaient des ennemis. Ils attendaient le jour de sa mort pour se partager l’héritage de son empire rabbinique. Aucun n’avait d’affection à lui donner. Mais elle… elle était si jeune, si belle, disaient les femmes.

Rabbi Melech permit donc à ses hassidim de chanter joyeusement. Il combattit son malaise et s’efforça de manifester son enthousiasme. Rien ne changerait. Personne ne saurait – sauf, peut-être, l’oncle. Il n’avait pas encore pris de décision à ce sujet. Il envisagea de raconter toute l’histoire au bègue. Quel soulagement ce serait d’agripper cet imbécile à la gorge, de déverser sa rage, son indignation et son amertume sur cet être rampant, soumis, impuissant ! Alors peut-être l’oncle, pris de terreur, convaincrait-il Malka de revenir à de meilleurs sentiments. Après réflexion Rabbi Melech comprit l’inutilité de cette démarche. Il userait de sa propre autorité pour la remettre au pas. L’essentiel était de retrouver sa confiance et sa puissance. Il irait peut-être consulter un professeur à Vienne. Personne ne devait le savoir. Il ne s’exposerait pas à l’humiliation.

Rabbi Melech raisonnait ainsi, secoué par les cahots de la voiture et, fronçant le sourcil, il reconquit son assurance. Il essaya d’oublier son accès de faiblesse, et se mit à fumer cigare sur cigare.

« Srelvigdor ! commandait-il, du feu ! »

Israël Avigdor grattait une allumette et, approchant la flamme, il regardait le Rabbi droit dans les yeux, l’air moqueur.

Il avait dû apprendre quelque chose – il apprenait toujours tout – par les domestiques. Les femmes qui étaient allées saluer la mariée très tôt ce matin – après le départ du Rabbi, à l’heure des prières – avaient sûrement bavardé. Il y avait eu des allusions, des querelles. Elles avaient examiné minutieusement les draps et, disait-on, accablé la jeune femme de reproches. Israël Avigdor avait le sentiment que le bain dans la rivière du Baal Shem n’avait guère eu d’effet sur son maître. Aussi le fixait-il d’un œil impudent.

Courage, jeune marié ! songea-t-il, en aspirant une large pincée de tabac à priser.

Un instant après le Rabbi repoussa son chapeau sur le côté d’un geste vigoureux, comme chaque fois qu’il prenait une décision importante.

« Srelvigdor ! prononça-t-il d’une voix ferme. Écoute-moi ! Je veux que les sept jours des Sept Bénédictions soient célébrés comme ils ne l’ont jamais été auparavant à Nyesheve ! Je veux que les tables soient dressées tous les jours dans la synagogue. Tu m’entends, Srelvigdor ? »