Reb Shachnah de Bialogora, en compagnie de ses protégés et de ses témoins, quitta Nyesheve quelques heures après avoir été expulsé de l’appartement de Rabbi Melech. Mais il ne rentra pas chez lui. Dès ce jour il se consacra à une tâche unique, dévorante : la guerre sainte contre la dynastie rabbinique de Nyesheve.
Il alla de ville en ville, de synagogue en synagogue, de Rabbi en Rabbi, avec un seul cri sur les lèvres :
« Juifs ! Un feu brûle à Nyesheve ! »
Il oublia sa maison, ses ambitions et ses rancunes personnelles. Sa femme lui écrivait frénétiquement, le suppliant de la prendre en pitié et de revenir. Sa communauté intervint auprès de lui. Il était devenu un homme si important qu’il serait facile de venir à bout de ses opposants. Le rabbinat de Bialogora lui appartenait, il lui suffisait de le demander. Ils se plaignirent de ce que leur bateau fût sans gouvernail, leur troupeau sans berger, leur ville sans lumière. Reb Shachnah répondit seulement :
« Même si je dois me faire mendiant et aller de porte en porte, la justice vaincra. La fille du Rabbi de Nyesheve vit dans le péché avec le mari d’une femme abandonnée. Je dis que ce n’est pas la fin du monde. »
Il prépara une pétition sur une longue feuille de papier. D’une écriture minuscule qui tremblait comme sa main il rédigea l’accusation, s’appuyant sur des citations de cas célèbres, sur les opinions de Rabbis illustres, sur les textes du Talmud et des Sages, et il termina en exigeant que le rabbinat de Nyesheve extirpât le mal à la racine. Il colla sa pétition sur du tissu pour la rendre plus durable. Partout où il allait il récoltait les signatures des Rabbis, des Juifs influents, qui demandaient au Rabbi de Nyesheve et à sa fille Sourele de comparaître devant un grand tribunal d’érudits.
Brûlant du zèle d’un prophète, il en subit le sort. Les disciples de Nyesheve le persécutaient. Dans les synagogues ils lui jetaient des livres à la tête. Dans la rue ils lui lançaient des pierres. Ils le signalaient à la police comme un fauteur de troubles. Sa femme refusa de lui envoyer son vieux pardessus, il grelottait de froid dans son caftan de satin. Il n’avait ni linge ni argent. Sale, hagard, affamé, il mendiait de ville en ville, dormait sur la terre battue, montait dans les carrioles de charretiers impatients, ou se résignait à faire de longs trajets à pied. Seul, il menait la bataille contre la puissante dynastie de Nyesheve. Il traversait le monde juif comme une torche enflammée, laissant derrière lui une traînée de fumée, semant la discorde et l’agitation.
Il ne voyageait pas seul. Quand il avait abandonné son rabbinat de Bialogora, Kanah avait déserté sa synagogue et son cimetière afin d’accompagner le vengeur avec sa fille. Mais Kanah ne menait pas la même existence que Reb Shachnah. Il avait l’esprit beaucoup plus pratique. Il portait, cousue dans son gilet, une somme d’argent, une partie de ses gains de bedeau, le produit de ses vols dans les boîtes à offrandes, et les pots-de-vin des contrebandiers. Il dépensait son argent à contrecœur, mais lui et sa fille vivaient beaucoup mieux que le Rabbi. Ils étaient très chaudement vêtus. Ils avaient l’art de profiter des ménagères, des aubergistes et des domestiques. De plus Kanah savait, dans chaque ville, s’imposer aux bedeaux et aux fossoyeurs. Il connaissait leur langage et leurs méthodes. Ainsi, tout en voyageant avec Reb Shachnah, il conservait son autonomie matérielle. Mais il se trouvait toujours dans les parages quand Reb Shachnah voulait le présenter. Il débitait son petit discours, parlant comme un homme simple :
« Rabbi ! Je suis Kanah, le bedeau de Bialogora, et voici ma fille Zivyah, la femme de Yoshe le fou, qui vit aujourd’hui à la cour rabbinique de Nyesheve avec la fille du Rabbi. »
Parfois Reb Shachnah, Reb Kanah et Zivyah avaient énormément de succès.
Beaucoup de Juifs qui se comptaient parmi les disciples de tel ou tel Rabbi, et qui se rendaient régulièrement dans les cours, nourrissaient une haine secrète pour la hiérarchie religieuse des riches. N’ayant ni l’initiative ni le courage de se rebeller, ils étaient heureux de cette guerre contre l’une des cours hassidiques les plus puissantes, et leurs sentiments de mépris et de rancune se transformaient en une lutte indignée pour la justice. Dans ces maisons-là Reb Kanah et sa fille étaient royalement traités. En échange de leur histoire – que le bedeau répétait inlassablement, avec la même simplicité, la même vigueur – on leur donnait les meilleures chambres. Le samedi on les conviait à un banquet, où venaient parents et amis, pour entendre de leur bouche le récit de tous leurs maux. Entre les questions et les réponses, Kanah se gavait de bonne nourriture, et il encourageait sa fille à faire de même.
Reb Shachnah mangeait à peine. Il était obsédé. Quand le pain doré de shabbat était placé devant lui, il trempait le même morceau dans le sel à dix reprises avant de songer à le mettre dans sa bouche. Il retirait le persil de sa soupe car il en détestait le goût, mais au lieu de le jeter il se mettait à le mâcher. Manger était pour lui une corvée, une digression, une perte de temps. Il ne supportait même pas le chant traditionnel qui venait après le repas de shabbat. Il ne voulait parler que de Yoshe le fou et des pécheurs de Nyesheve. Il interdisait à tous de penser à quoi que ce soit d’autre.
Sa fureur était inépuisable. Il revenait sans cesse à la charge, citant les textes. Ses yeux jetaient des étincelles.
Parfois ses hôtes le suppliaient :
« Reb Shachnah, oubliez cela pour la soirée. Vous savez qu’un bon Juif n’a pas le droit de se tourmenter le samedi. Reb Shachnah, prenez un morceau de poisson. »
Il ne les entendait pas.
« Je dis que ce n’est pas la fin du monde. La Loi sacrée existe. »
Certains osaient même se moquer gentiment de lui.
« Reb Shachnah, même le Sambattyon1, ce fleuve impétueux, cesse de couler le shabbat. Faites pareil ! »
Reb Shachnah n’était pas offensé, surtout parce qu’il n’écoutait pas. Il n’écoutait jamais quand le sujet n’était pas Yoshe le fou.
Il maigrissait de semaine en semaine. Ses yeux étaient plus enfoncés, sa barbe plus grise et raide, ses mains noueuses. Sa voix s’enroua. Il ne sentait ni ne voyait rien. La vision du péché de Nyesheve que lui, Reb Shachnah, avait pour mission d’extirper, ne le quittait jamais.
Les feux de l’enfer, la peste et la destruction étaient sur ses lèvres. Tant que ce mal ne serait pas anéanti, Israël ne connaîtrait pas la paix.
« Juifs ! Un feu brûle à Nyesheve ! Juifs ! La Loi sacrée est la même pour tous les hommes, pour le cordonnier comme pour le Rabbi. Un feu brûle à Nyesheve et ses flammes consumeront – Dieu nous garde ! – tout Israël. Juifs, ne l’oubliez pas, et sauvez votre âme ! »
La rage de Reb Shachnah de Bialogora embrasa la communauté juive de part et d’autre de la frontière austro-russe.
Cela commença chez les Rabbis non hassidiques, les érudits et les leaders intellectuels de l’orthodoxie.
Depuis longtemps il existait de l’hostilité entre les Rabbis institués légalement – que de longues études rendaient aptes à diriger les affaires de la communauté – et les Rabbis des hassidim. Ces derniers avaient dépassé les bornes. Non contents de faire des miracles et de répandre la ferveur religieuse, ils rivalisaient avec le rabbinat traditionnel dans le domaine de l’interprétation de la Loi. Ils étaient rarement capables de parler de ce sujet difficile d’une façon intelligible. Cela ne les empêchait pas de régler les conflits ni de communiquer leurs décisions. Souvent, comme Rabbi Melech, ils avaient un assistant qualifié qui les conseillait, afin de décourager les Juifs de recourir au rabbinat officiel. L’homme touchait un salaire misérable et les honoraires s’ajoutaient aux revenus du Rabbi.
Nyesheve s’était très mal conduit. Reb Melech usurpait continuellement les privilèges d’innombrables Rabbis officiels. De plus il avait réussi, à force d’intrigues et de pots-devin, à placer des parents dans les postes vacants pour cause de décès. Dès qu’il apparut que l’incident de Yoshe n’était pas un trouble passager, mais pouvait se transformer en une affaire publique, les Rabbis furent les premiers à s’en mêler.
Des lettres furent échangées de part et d’autre de la frontière austro-russe. Écrites par des érudits, elles commençaient toujours par des formules extraordinaires de politesse et des titres très compliqués qui couvraient dix lignes d’une calligraphie serrée et se terminaient par un déploiement de modestie extravagant.
Le Gaon ou génie de Przemysl, connu, par son livre le plus célèbre, comme L’Ours grondeur fut le premier à prendre sa plume. Il adressa une savante épître au Gaon de Lublin, auteur du Plaisant Barouch.
« Grande Lumière, écrivait l’»Ours grondeur» au «Plaisant Barouch», puissant marteau qui réduis en poussière des meules entières, mont Sinaï, unique de notre génération : heureux que nous sommes de connaître une beauté pareille ! Grand de ce monde, étagère chargée de livres, Rabbi de tous les enfants en exil, Toi qui soulèves les montagnes, que Ta Lumière brille toujours, Rabbi de la cité de Lublin, Sainte Communauté d’Israël, puisses-tu rebâtir Sion, Amen… »
Les flatteries continuaient pendant plusieurs lignes, puis le Gaon abordait, dans le même style, le vif du sujet. Son texte était truffé de citations, d’allusions, d’abréviations – seul un Rabbi instruit, anti-hassidique, pouvait le lire ou l’écrire – et s’achevait par des phrases d’une modestie intarissable :
« De la part du ver rampant, de l’homme moins qu’humain, ignorant de la Loi, plus bas que terre, bougie éclipsée par la clarté de votre torche. L’auteur de L’Ours grondeur, Rabbi de la sainte communauté de Przemysl. »
Dans une lettre plus savante encore, qui commençait par des louanges insensées et se terminait par des lignes d’une humilité outrée, le « Plaisant Barouch » répondait, exprimant son intérêt et sa profonde préoccupation.
Quand le bruit courut que les puissants échangeaient des messages à propos de l’affaire de Nyesheve, les petits se mirent de la partie. De Mohilev sur le Dniepr à Cracovie sur la Vistule, de Lemberg à Dinabourg, de Presbourg à Brisk, en Lituanie, se déversèrent des flots de correspondance et de compliments. D’obscurs Rabbis de village se couvrirent d’éloges passionnés et se flagellèrent avec un zèle incroyable. Il y eut une augmentation notable du trafic postal entre la Lituanie et la Pologne, la Galicie et la Russie. La Tchécoslovaquie et Jérusalem en ressentirent aussi les effets. La fièvre s’étendit à des villes lointaines comme Prague, Londres et Saint-Pétersbourg. Les érudits étrangers vivant dans des endroits perdus avaient une opinion. Salonique s’enthousiasma, et les Rabbis turcs de Constantinople, qui se faisaient appeler Haham, écrivirent dans leur curieux hébreu pour s’informer et donner leurs commentaires.
L’agitation gagna les érudits non officiels, les citoyens ordinaires et les simples ouvriers. L’intérêt grandissait de semaine en semaine, de mois en mois. Les Juifs négligeaient leurs affaires, leurs études et même leurs prières. Les disciples hassidiques de Nyesheve et de Gorbitz s’empoignaient, on assista à des scènes scandaleuses. Sous l’effet de ce nouveau conflit des rivalités professionnelles se transformèrent en haines frénétiques. Des communautés en excommunièrent d’autres, solennellement. Il y eut des mariages brisés. Les parents rappelèrent leurs enfants mariés et leur ordonnèrent de divorcer. Les fanatiques de Nyesheve refusaient d’acheter la viande abattue par leurs ennemis et le vin qu’ils vendaient pour la bénédiction. Cette viande, affirmaient-ils, était impure. Ils ne voulaient pas être enterrés côte à côte dans les cimetières.
L’agitation s’étendit aux femmes.
Enfin un sujet de conversation sur lequel on pouvait broder, exercer son imagination ! Sur la place du marché et dans la galerie de la synagogue, dans la cuisine et les chambres à coucher, pendant qu’elles raccommodaient des vêtements ou fabriquaient des coussins, elles parlaient de Nyesheve, Nyesheve !… Leurs yeux brillaient, l’écume leur venait aux lèvres, la haine couvait dans leur cœur. Le nom mystérieux de Yoshe le fou était sur toutes les bouches. Des femmes qui avaient été abandonnées par leurs maris dix ans, vingt ans auparavant, qui avaient non seulement perdu espoir, mais avaient même oublié avoir été un jour mariées, dressèrent l’oreille. Il se pouvait – cela s’était déjà vu ! – que cet homme fût leur propre époux !
Des femmes vendirent tout ce qu’elles possédaient afin d’acheter un billet de chemin de fer pour Nyesheve ; elles attendaient des semaines entières d’entrevoir l’étranger – qui se cachait de tous, protégé par sept verrous, mais dont le monde parlait nuit et jour. Israël Avigdor les chassait de la cour, puis, se lassant, il engagea un paysan pour leur en interdire l’accès. Certaines quittaient Nyesheve désespérées, sans avoir vu le gendre du Rabbi. D’autres refusaient de partir. Elles s’incrustaient dans le village, gémissant, guettant Nahum.
Des femmes mariées furent prises de soupçons. Des jeunes époux en voyages d’affaires craignaient de rentrer avec une heure de retard, de peur de trouver leur femme en proie à une crise de nerfs. La vue d’un nouveau visage semait la discorde. Était-ce l’un des maris qui avaient abandonné leurs femmes ? Ce pouvait être un marchand ambulant, un représentant de machines à coudre, un agent d’assurances – il devenait aussitôt le centre d’une conspiration. Plusieurs de ces hommes furent agressés par des femmes excitées qui avaient oublié à quoi ressemblaient leurs époux, et ils furent traînés devant le Rabbi. On leur arracha leurs vêtements pour les identifier.
Des sceptiques, des infidèles, des Juifs connus pour leur impiété, des athées de village, des révoltés, furent heureux de trouver de nouvelles armes contre les dévots. Des talmudistes écrivirent des lettres sarcastiques aux journaux hébreux, et signèrent de noms bibliques. Les intellectuels plus modernes envoyèrent aux journaux yiddish des lettres dans le style héroï-comique allemand, émaillées de citations de Schiller et de Lessing. Le célèbre apostat d’une petite ville – qui exerçait le métier d’avocat – publia toute l’histoire dans un journal allemand antisémite, et un instituteur de Brody composa une longue ballade, la mit en musique et l’imprima sur des feuillets qui se vendirent par milliers. Les servantes, les charretiers et les couturières fredonnèrent cette nouvelle chanson chez eux, dans les ateliers et sur les routes.
Les disciples de la dynastie de Gorbitz n’étaient pas les seuls dans le camp des hassidim à se battre contre Nyesheve. D’autres cours avaient longtemps envié le pouvoir, l’influence et la richesse de Rabbi Melech. Lui-même n’était pas l’objet de leur jalousie, de leur hostilité. C’était un vieillard qui n’en avait plus que pour quelques années à vivre. Mais elles voulaient détruire son empire pour s’en approprier les fragments. Elles voulaient couvrir le nom de Nyesheve de honte et d’ignominie, pour décourager les Juifs hassidiques d’y aller. Elles voulaient semer la désolation à Nyesheve, pour que ses disciples si nombreux s’orientent dans une autre direction.
Alors commença une correspondance parallèle à celle des Rabbis officiels entre les Rabbis hassidiques et les faiseurs de miracles. L’hébreu de ces lettres était loin d’être parfait, la calligraphie en était grossière. Mais ils compensèrent leur ignorance par un excès de grandiloquence. Ils s’appelaient Ange, Messager de Dieu, Pilier de feu, Foudre, Voix du tonnerre, Divine Lumière.
Finalement le gouvernement fut entraîné dans le tourbillon.
Les Juifs adressèrent des plaintes aux autorités – à la cour de Nyesheve, accusaient les uns, vivait un bigame. L’ordre public, protestaient les autres, était troublé. Les petits fonctionnaires refusant d’intervenir, l’affaire fut portée plus haut, jusqu’au jour où une pétition solennelle fut envoyée au Stadthalter2 royal et impérial de Lemberg. Quand celui-ci refusa d’envoyer une commission à Nyesheve, une somme d’argent fut réunie pour dépêcher une délégation auprès du ministre des Cultes dans la cité impériale de Vienne. Plusieurs Rabbis importants, ferrés en langue allemande, s’y rendirent avec une déclaration à présenter personnellement. Ils demandaient au ministre impérial de défendre l’honneur de la religion juive contre l’insulte qui lui était faite par le Rabbi de Nyesheve.
Le sous-secrétaire aux Affaires juives, le renégat Hofrat Pesheles, essaya d’intercepter la délégation pour épargner au ministre une pénible entrevue. Mais les savants Rabbis, après avoir écouté poliment la longue liste de problèmes d’État qui absorbaient le ministre, insistèrent humblement, disant que personne d’autre ne pourrait leur rendre justice.
Dans leurs caftans de soie tout neufs, confectionnés spécialement pour ce voyage, avec leurs calottes en satin sur des cheveux bien ras et leurs papillotes pendantes, ils ressemblaient à de grandes bouteilles noires avec des anses minuscules. Obséquieux mais tenaces, ils obligèrent Pesheles à organiser un rendez-vous avec le ministre.
Le comte Kerwitch Navratni, ministre des Cultes, était un vieux Tchèque hongrois germanisé. C’était un homme grand et pâle ; sa stupidité et son aristocratie – par la vertu desquelles il avait été nommé ministre – se lisaient sur son visage. Il se mit à jurer dans un mélange d’allemand, de hongrois et de tchèque lorsque Pesheles lui rapporta que les Juifs ne bougeraient pas avant d’avoir obtenu une entrevue. Il jura particulièrement contre les Juifs, remontant jusqu’au père d’Abraham, Térah. Il ne pouvait refuser de recevoir une délégation de chefs religieux. Sa Majesté royale, impériale et apostolique l’apprendrait et cela l’irriterait. Sa Majesté traitait tous les représentants religieux avec un grand respect. D’ailleurs la tâche du ministre consistait essentiellement à accueillir les délégations. Le comte Navratni s’imprégna de piété et ordonna à son assistant d’introduire les vénérables visiteurs.
Quand ils pénétrèrent dans le cabinet, les Rabbis, très bouleversés, s’inclinèrent avec plus d’enthousiasme que de grâce, et prononcèrent d’une voix forte la bénédiction qui loue Dieu d’avoir accordé tant de gloire à un être de chair et de sang. Dans leur agitation ils oublièrent que ces paroles doivent être dites seulement en présence d’un personnage royal. Ne comprenant pas une syllabe de la prière en hébreu, le ministre rougit légèrement et répondit :
« Messieurs, je suis profondément touché. »
Dans une langue étrange – composée de yiddish galicien et de haut allemand – et d’une voix qui imitait inconsciemment le chant traditionnel des talmudistes, le président de la délégation récita l’histoire de Yoshe le fou et de la fille du Rabbi. Les Juifs, fidèles et obéissants sujets de Sa Majesté impériale, étaient très préoccupés par cette violation de la loi. Ils suppliaient le gouvernement d’intervenir.
Le comte écouta le long récit, dont il ne comprit pas la moitié. Il ne savait pas ce que les Juifs attendaient de lui. Il avait envie de dormir.
Avant de partir, le président remit au ministre un énorme document, la délégation leva les mains et lui donna sa bénédiction.
« Parce que vous avez eu la grâce de nous recevoir, nous prierons toujours pour le bonheur de Sa Majesté royale et impériale, et pour celui de Votre Excellence, grand et noble Premier ministre…
— Je ne suis pas le Premier ministre », dit le comte avec un léger soupir.
« Votre Excellence le sera, répondit très vite le Rabbi. Celui qui traite les Juifs avec justice et bonté sera placé à la droite du roi – nos savants talmudistes le disent. »
Peu après la visite des Rabbis au ministre des Cultes de Vienne, une grave émeute, suivie d’effusions de sang, éclata parmi les partisans et les ennemis de Nyesheve. Cela se passa de la façon suivante :
Dans l’une des grandes écoles juives de Lemberg un groupe de surveillants avait été expulsé pour avoir eu des relations indécentes avec une femme de ménage. N’ayant rien de mieux à faire, ils décidèrent de se tourner vers le théâtre. L’un d’eux avait écrit une comédie intitulée Le Saint de Nyesheve, ou Yoshe le fou et ses deux femmes, et les surveillants au chômage la présentèrent dans une taverne fréquentée par des servantes, des charretiers, des cordonniers, des aides-boulangers. La pièce, dans laquelle apparaissaient en chair et en os le Rabbi de Nyesheve, Yoshe le fou et Sourele, la fille du Rabbi, fut un succès, et les jeunes gens partirent en tournée dans les provinces.
Ils allèrent de village en village, jouant dans les tavernes les plus vulgaires et les plus sordides, devant les bas-fonds de la population. Partout leur spectacle et leurs chansons faisaient fureur. La scène où Zivyah se mettait à genoux devant la fille du Rabbi et pleurait pour obtenir justice déclencha l’enthousiasme de tout le pays. Encouragés, les acteurs eurent l’audace d’engager une femme dans leur troupe, pour interpréter le rôle de la femme sacrifiée.
Chaque fois qu’une représentation avait lieu, la ville ou le village était en ébullition. Les disciples de Nyesheve essayaient de l’interrompre. Les jeunes gens, surtout les habitués des tavernes, étaient furieux de cette intervention. Les émeutes éclataient.
Dans la ville de Sandz, un professeur d’hébreu déclara une guerre à outrance aux comédiens.
La pièce devant être jouée au casino de la ville, le professeur battit le rappel des Juifs pieux, des ménagères et des jeunes garçons. Armés de balais, de pelles, de rouleaux à pâtisserie et d’autres instruments de fortune, la foule se rua au théâtre, qu’elle trouva gardé par un cordon d’ouvriers, déterminés à permettre le déroulement normal de la représentation.
« Juifs ! hurla le professeur. Nous nous battrons pour notre sainteté comme les héros d’autrefois ! Nous mourrons pour défendre notre foi ! Nous ne permettrons à personne d’insulter notre saint ! »
Ses compagnons, moins convaincus que lui, et alarmés par l’aspect sinistre des gardes devant le casino, le supplièrent de revenir. Mais il ne voulut écouter personne. Il passa à l’attaque.
Il fut repoussé avec une telle violence qu’il vola dans les airs et alla atterrir, tête la première, sur un vilain tas de pierres. Il ne se releva pas. Ses disciples effrayés s’approchèrent, virent le sang jaillir d’une blessure fatale, couvrirent le corps et appelèrent la police.
Un cri d’alarme s’éleva des communautés juives de Galicie autrichienne. Du sang juif avait été versé dans le combat de Nyesheve, et ce n’était peut-être que le début.
Les répercussions de l’émeute de Sandz se firent sentir dans le monde non juif. Les journaux viennois publièrent des articles enflammés sur la guerre civile qui faisait rage chez les « Juifs à papillotes », les fanatiques de Galicie. Des correspondants furent envoyés spécialement à Nyesheve et dans d’autres centres hassidiques. Au Parlement de Vienne un député, un prêtre, interpella le gouvernement.
« Le ministre de l’Intérieur, demanda-t-il, sait-il qu’une guerre intestine a éclaté au sein du peuple élu de Galicie à cause d’un cas de bigamie dans l’une des cours rabbiniques ? Et si le ministre est au courant, quelles mesures compte-t-il prendre ? »
Le même jour le ministre de l’Intérieur télégraphia au comte Kutchebitski, Stadthalter royal et impérial à Lemberg, d’ouvrir une enquête.
Les murs de la forteresse de Nyesheve commençaient à se fissurer.