À la demande d’Anna (mais il se dit que c’était par pure curiosité, pour avoir l’illusion du libre arbitre) Gray redescendit au sous-sol. À dire vrai, l’état de John ne lui paraissait nullement inquiétant. Il hésitait toutefois à trouver l’homme antipathique. Un excentrique désœuvré – et vieillissant. Quoique l’ennui, rarement bénin, en ait déjà poussé plus d’un aux pires extrémités.
Les deux hommes voulaient se parler, sans savoir quoi se dire. La répartition de leurs corps dans l’espace posa un problème imprévu : la grande photographie, dite de l’autographe frontal, semblait toujours se mettre entre eux. À ce ballet de la virilité contrariée assistèrent les costumes vides semés çà et là sur les sièges, tels des figurants – ou, de façon plus inquiétante, un jury de pairs (ils observent, pensa Gray ; ils observent et ils jugent en silence) : deux hommes adultes incapables d’ignorer une blonde sans visage. Ils se parlaient en la regardant ; l’art de la conversation en pâtit. Leurs têtes se reflétaient dans le verre, celle de John parfois superposée à elle-même (quinze ans d’écart et les joues creusées dans l’intervalle). Gêné, Gray se rappela la Bibliothèque de l’Assassin de Présidents et s’enquit de son avancement. Excellente question, s’exclama John, sans chercher à dissimuler son soulagement.
L’Assassinat présidentiel autorisait un classement thématique plus riche qu’un bref survol ne le laissait penser. Palabres d’historiens et théories du complot – bien sûr ; mais la méthode lui avait par exemple permis, à lui qui n’avait jamais goûté les arts vivants, de se constituer enfin une culture théâtrale. Il suffisait de tirer les fils, dit John. (Pendant qu’il parlait, une blonde en adoration continuait de fléchir légèrement les genoux devant lui, quinze ans plus tôt.) Ainsi, ce fut devant une représentation de Notre cousin d’Amérique que John Wilkes Booth abattit le président Lincoln, sur la réplique parfaite qu’est « Quoi, moi, je ne connais pas les manières de la bonne société ? Mais je crois bien en connaître assez pour vous dire vos quatre vérités, ma vieille ! Espèce de vieille croqueuse d’hommes manipulatrice ! » – soudain, Lincoln s’effondre : imaginez la scène. Gray ne dit rien, car on lui avait appris autre chose, il croyait se souvenir d’une phrase plus brève, plus sèche, mieux assortie au coup de feu, à la détonation (Derringer.44) : « Si seulement elle s’était donnée à moi en échange », voilà ce que Gray avait retenu – mais jamais il n’aurait contredit John en public –, on ne contredit pas un homme qui signe le corps des femmes. Du reste, poursuivit l’écrivain, c’était une histoire passionnante, une anecdote impeccable, l’assassin du Président était en effet comédien lui-même, jouissant d’un certain succès, d’un succès certain, les opinions divergeaient – quoi qu’il en fût, il avait en cette qualité ses entrées au théâtre. Durant des jours il se livra à de minutieux travaux de menuiserie – un judas dans la cloison, vue imprenable sur l’intérieur de la loge présidentielle ; le crime accompli il fuit par la scène, c’est une vision parfaite, son meilleur rôle, un coup de feu suivi d’une réplique unique, les deux font mouche : « Sic semper tyrannis » (Ainsi finissent les tyrans) – et il s’escamote. C’est une histoire parfaite, soupira John, dommage qu’elle soit si peu de moi. J.W. Booth l’avait même réconcilié avec le théâtre de l’absurde : ses derniers mots furent « Useless, Useless » – Inutile, Inutile –, certains auteurs ont plus de réticences que moi à citer leurs sources.
Charles J. Guiteau (2 juillet 1881, revolver Welby British Bulldog.442), l’avocat fou qui assassina le président Garfield, avait quant à lui initié John au droit, discipline fascinante qui échoua néanmoins, malgré une rémission accueillie avec gratitude, à guérir son insomnie. (Stendhal, lui, lut avec davantage de succès le code civil afin d’épurer son style.)
Mais, se demanda Gray, l’œil oblique, peut-être n’écrivait-il pas, sur la blonde, son nom, plutôt quelque message rédigé à l’envers, un paraphe non pas sur la femme mais sur son reflet futur, qu’elle lirait plus tard dans un moment contemplatif ou cosmétique – cela siérait à l’auteur des Narcissiques anonymes.
— Vous ne m’écoutez pas, Gray, vous finirez par me vexer, mon garçon, dit John en s’interposant dans son champ de vision. Après ce rappel à l’ordre, Gray tourna momentanément le dos à la photographie.
Guiteau mena ensuite John aux utopies religieuses (il appartenait en effet à la communauté d’Oneida : mariage à plusieurs et jouissance comme bien collectif). Voilà de quoi rassurer Anna, se dit Gray, un rien sceptique. Aux utopies religieuses succédait la graphologie (d’ailleurs le jeune homme fut mis à profit pour déplacer d’épais volumes dont Feuillets de graphologie : les bases jaminennes, Le Geste graphique et Hygiène mentale, volume 26) : Guiteau avait dans sa jeunesse contrefait les signatures de plusieurs notables émérites. Puis venait la théologie ; une question de toute beauté (le futur assassin avait publié un traité, La Vérité, qui plagiait considérablement les travaux de J. H. Noyes : commande avait été passée de plusieurs ouvrages sur la contrefaçon). Guiteau abattit le président Garfield par contrariété, par vengeance : en effet il le tenait pour personnellement responsable du refus qui fut opposé, de façon répétée, à sa demande de mutation à l’ambassade de Paris. (Sur la quatrième étagère en partant du bas : les ouvrages de psychiatrie, Ma section paranoïaque est remarquable, dit John. Dieu merci, ils étaient déjà classés.)
Puis (6 septembre 1901, revolver Iver Johnson.32) le président McKinley fut abattu par Leon Czolgosz, anarchiste convaincu. (Troisième étagère : L’Anarchie : sa philosophie, son idéal. Conférence qui devait être faite le 6 mars 1896 dans le salle du Tivoli-Vauxhall à Paris et Journal de l’anarchie, de la terreur et du despotisme.) On abordait ainsi la question de l’immigration (nom imprononçable ; menace étrangère ; préjugés navrants) et celle des disparitions spontanées – les chirurgiens, scalpel en main, fouaillèrent en vain les viscères présidentiels à la recherche de la deuxième balle, causant sans doute la gangrène qui finit par coûter la vie à McKinley (dont l’estomac lui-même disparaîtrait plus tard de l’hôpital universitaire de Buffalo, N.Y. – mais ce n’était qu’une rumeur, à laquelle on se gardait d’accorder trop de crédit).
Cependant Gray, enchanté de pouvoir offrir à Anna une explication quant à la prolifération d’imprimés sur les carabines, n’écoutait plus. Il avait ouvert les yeux, il avait capitulé, il savait désormais quelle était la vraie raison de sa présence au sous-sol. Il finit par se camper franchement devant la photographie. John, très jeune, un stylo à la main (non, sans doute n’écrivait-il pas en miroir, cela n’aurait eu ni rime ni raison) et cette femme d’aspect juvénile elle aussi, genoux fléchis devant lui. Il entendit peu de chose sur Lee Harvey Oswald (22 novembre 1963 ; arme controversée), qui avait protesté contre l’injustice de ce maillot de corps qu’on lui laissa sur le dos lors de la séance rituelle d’identification, quand les trois autres suspects étaient en chemise ou en veste ; veste qu’il réclama jusqu’à la fin, obstinément, sans savoir que Jack Ruby l’abattrait bientôt dans un sous-sol – Jack Ruby, emporté bien plus tard par un cancer du poumon, et qui avait dans la bibliothèque sa propre sous-section (« Méfaits du tabac, méthodes pour arrêter » – Des charlatans, jusqu’au dernier, dit John). Lee Harvey Oswald qui réclamait une veste, une simple veste ; et qui, comprenant qu’elle ne lui serait jamais accordée, déclara avec lassitude : « I have nothing more to say to you », Je n’ai plus rien à vous dire, peu avant de s’effondrer.
Mais Gray ne voyait que l’auteur et l’inconnue. Ça me donne envie d’écrire un livre, dit John, sans que le jeune homme comprenne s’il y serait question d’assassinats présidentiels ou, peut-être, de sa propre stupeur, induite par la vision d’une blonde anonyme, d’une blonde dont on ne savait rien, sinon qu’elle était blonde.