La collection

Des bandes magnétiques, des négatifs : Gray ne fut pas surpris. Au contraire, il s’estimait encouragé. Le rédacteur du Bilan provisionnel du sous-comité des archivistes tenait ces données du relativement célèbre professeur Warski (fils du chef d’orchestre Warski) qui enseignait, dans une grande université américaine, cette discipline bâtarde qu’est l’histoire de l’art. Il avait évoqué, lors d’une conversation dont ne subsistaient que ces quelques notes prises hâtivement sur du papier bleuâtre, les circonstances thermiques de la collection (en degrés Celsius d’abord, ce qui suggérait qu’il tenait ces informations d’un Européen). Pas une fois il n’aborda la question du contenu. Tout indiquait néanmoins que le professeur s’était intéressé de près à la collection. On prétendait qu’il avait eu, à une époque, l’intention d’y consacrer un article, devenu ensuite un projet de livre (ou était-ce l’inverse – un projet de livre dégradé en article, on ne savait plus). Il en suivait les migrations, qu’il répertoriait dans une manière d’éphéméride. Peut-être même y avait-il eu accès.

Un jour, il l’avait, devant témoins, appelée d’un autre nom que celui qu’on lui donnait communément.

— Un autre nom ? Quel autre nom ?

— Le professeur Warski a quitté l’université sans se retourner, fut l’étrange réponse qui lui fut faite.

– Mais il s’agit bien de la collection Castiglioni ? s’enquit Gray, craignant de lâcher la proie pour l’ombre.

— Je crois. On n’est jamais sûr, vous savez. Peut-être était-ce le titre qu’il comptait donner à ses travaux. Peut-être était-ce un lapsus.

— Quel autre nom ?

— La collection Eurydice, admit le rédacteur du bout des lèvres.

Gray prit ses renseignements. L’historien de l’art avait consacré plusieurs décennies à l’étude de contextes socio-économiques et d’éléments concrets, d’œuvres matérielles, parfaitement tangibles. Il s’intéressait aux motifs mythologiques et à leur représentation. Les collections élusives, l’hermétisme, les bandes magnétiques – cela ne lui ressemblait pas. Il avait toutefois (et, précisément, à l’époque où il aurait commis le soi-disant lapsus) consacré un bref article à un tableau de Jean-Baptiste-Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers (1861) que détenait le musée des Beaux-Arts de Houston, au Texas. Orphée. À l’orée d’un bois, Orphée guide Eurydice (en vérité, il lui tient le poignet – plutôt que la main – avec une fermeté, une contrainte que rien n’explique – sinon, se dit Gray, une réticence, voire un manque de conviction chez la jeune femme) (la volonté des morts est une chose mystérieuse) ; l’instant d’après, il va se retourner et la perdre à jamais. Bosquets vert tendre, plan d’eau, vapeurs, lumière diffuse : c’est une scène calme et bucolique, dont la puissance découle en large partie des hors-champs – de la seconde suivante, de l’instant d’après, de l’erreur irréparable. Le professeur liait, de façon téméraire, la perte inévitable d’Eurydice et la question des faux. La signature de Corot, apprit Gray, était en effet d’une simplicité confondante, invitant à la contrefaçon ; et l’on disait le peintre prompt à signer les tableaux de ses confrères moins bien cotés afin d’augmenter leur valeur marchande. Selon Warski, Corot, peut-être naïf, peut-être généreux, était mû par d’autres motifs, plus souterrains et sans doute inconnus de lui-même. En choisissant délibérément de galvauder sa signature, Corot dissimulait en réalité ses toiles : il les cachait parmi des faux, comme on cache un trésor, comme Orphée n’avait pas su cacher Eurydice – ou plus précisément se la cacher, puisqu’il ne put s’empêcher de se retourner, la perdant en un battement de cils. Le drame d’Eurydice était d’être une, unique, irremplaçable. Y aurait-il eu de fausses Eurydice, un essaim de pseudo-bien-aimées, l’originale aurait été sauve, discrète, dérobée parmi ses doubles.

Quelle théorie étrange, se dit Gray – mais la concomitance de cette étude sur Corot et de la conversation rapportée par l’expert expliquait peut-être le lapsus. Eurydice pour Perséphone : ce n’était pas entièrement contre nature. Il s’agissait après tout de deux femmes aux Enfers, l’une à temps partiel, l’autre perdue à jamais.