Les jours passèrent. John et Anna se croisèrent à plusieurs reprises. Dans quelle mesure provoquèrent-ils les rencontres, c’était impossible à dire. Il y eut des scènes, auxquelles Gray assista sans en être jamais l’objet, comme s’ils avaient besoin d’un public. Des verres furent jetés à terre, dont il ramassa les débris. Il ne quittait plus ses gants. Un jour John l’appela l’Étrangleur, mais c’était pour plaisanter. Anna ne rit pas.
Leur ressentiment était complexe, labyrinthique. Leur ressentiment était plus que du sentiment. Il était cependant impossible à Gray d’en prendre pleinement la mesure car Anna restait en toutes circonstances d’une humeur admirablement égale. C’en était d’ailleurs suspect ; John, à tort ou à raison, le prenait pour lui. Tu es mégalomane, disait Anna, paisible. Tu es malade. Je m’inquiète pour toi, tu entends des voix – ce sont des hallucinations auditives, je vais te faire hospitaliser, tu relèves de l’institution psychiatrique –, tu entends des voix neutres.
Les voix neutres de John Volstead – la simple mention de cette expression anodine, dont seule la répétition avait (croyait-il) fait sa renommée, suffisait à le mettre hors de lui. Un jour, au rez-de-chaussée, Gray vit l’écrivain perdre la tête, mettre à la porte une très jeune universitaire à laquelle il avait pourtant consenti à accorder un entretien pour une thèse dont il ignorait alors qu’elle devrait s’intituler Les voix neutres de John Volstead. Je vous poursuivrai en justice, dit-il. Il la jeta dehors comme une souillon. En vérité il s’était mis en tête que l’étudiante n’était pas ce qu’elle prétendait être, qu’elle avait été louée par son ex-femme pour le persécuter. Allons bon, dit Gray, le détrompant d’une voix qu’il s’appliquait résolument à rendre tout sauf neutre, échouant néanmoins à masquer son manque de conviction. Sa tiédeur – mais comment John l’aurait-il su ? – tenait à l’intuition d’avoir été lui-même loué par Anna pour persécuter l’auteur.
Elle partit en reportage. Gray pensa tirer profit de son absence pour s’éclipser. Il descendit prendre congé de John et, une nouvelle fois, ils se trouvèrent là, muets, sans savoir quoi se dire, devant la grande photographie en noir et blanc que l’écrivain persistait à exhiber et sa femme à détruire.
Les costumes avaient disparu des sièges et la pièce avait un aspect dépeuplé. L’espace, même si le mot est étrange, paraissait hagard. La bibliothèque semblait désaffectée. John ne déplaçait plus des rayonnages entiers, ne recyclait plus des systèmes d’organisation – ni classification de la bibliothèque du Congrès (Washington), ni classification décimale de Dewey, ni même classification décimale universelle. Il n’inventait plus de groupements thématiques. À la Petite Bibliothèque de l’Assassin de Présidents (qui eut pour lignes directrices finales l’orientation politique, la documentation historique, les propositions d’intervention ; une section entière s’intitulait Tentation des explosifs) avait succédé la Petite Bibliothèque de l’Assassin d’Assassins de Présidents. Cette taxinomie dite Index Jack Ruby nécessita malheureusement de refouler quatre-vingts pour cent des ouvrages, car même l’imagination déviante et désœuvrée de John ne parvenait pas à les justifier dans ce système. Depuis, les livres gisaient çà et là, comme précédemment les costumes vides. (De leurs dépouilles princières, Gray ne vit aucune trace.)
À la surprise de Gray, John lui déconseilla de partir.
— Il ne faut pas autant lui simplifier les choses, dit-il.
— Je ne vous comprends pas, répliqua Gray, je ne vous comprends ni l’un ni l’autre. Et de nouveau, après une révolution entière autour de la pièce, évitant les tristes piles de livres posées à même le sol, ils se retrouvèrent devant la grande photographie.
— Anna n’a jamais admis que c’était sa photo par pudeur, parce qu’elle vous aimait déjà, dit Gray à John, qui se fendit d’un ricanement avant de lui certifier que son ex-femme n’avait pas d’âme. Ou de cœur. Le manque était vital, maintenait-il, comme un organe ; et pourtant fuyant, sujet à d’infinies variations de diagnostic, et il en souffrait au reste bien plus qu’elle, tel un pathologiste face à une monstrueuse énigme médicale. Gray crut donc qu’il allait se remettre à agonir d’injures Anna (ou l’absence d’Anna), comme il le faisait régulièrement – c’est comme essayer de faire pleurer une pierre, affirmait-il – mais non, il se contenta d’un bref rire peu amène et dit, Elle n’a jamais admis que c’était une photo d’elle parce que c’est une photo d’elle. Je veux dire que c’est elle derrière, mais aussi devant l’objectif – ne faites pas cette tête, c’était une mise en scène, ça nous a pris une matinée et elle m’a confié les négatifs. Nous avons choisi un cliché, que j’ai envoyé à la presse sous pli anonyme ; peu après quoi je me suis mis (ou remis) à vendre des livres. Voilà toute l’histoire. Il pleuvait depuis trois jours, il nous fallait prendre l’air, elle m’a emprunté une chemise car j’avais déchiré la sienne dans un élan puéril (je veux dire sexuel) – elle s’est inspirée d’une photo d’Elvis Presley, peut-être est-ce cela qui a réveillé quelque chose chez les gens, dans leur cerveau reptilien, en tout cas on ne savait pas du tout que la photographie connaîtrait ce destin, qu’elle deviendrait culte, on ne savait pas ce qu’on faisait, on avait baisé toute la nuit et il nous fallait de l’air, il nous fallait un divertissement, nous étions à proprement parler stupéfaits, confits de luxure et l’œil vitreux – vraiment, on ne savait pas ce qu’on faisait. Même si j’en suis venu à croire qu’Anna savait exactement ce qu’elle faisait. Qu’elle avait tout prémédité, avec son petit Leica volé ; elle a composé l’image, m’a placé, stylo en l’air, puis elle est allée déclencher le retardateur avant de se glisser dans le vide que, jusqu’à présent, j’avais dans mes bras, où elle s’est fait une place. En ce sens j’ai raison de dire qu’elle est à la fois devant et derrière l’objectif – mais au sens strict, derrière l’appareil, au moment où la photo est prise (cette photo qui change mon histoire et la sienne et celle, sinon de la littérature, du moins de la voix neutre) – derrière l’appareil, au moment où la photo est prise, il n’y a personne.
*
Libéré de la présence d’Anna, John était plus disert, plus franc. Son mariage, au point mort depuis des années, était selon lui achevé, et Gray ne le contredit pas. Il se sentait capable, pour la première fois depuis de nombreuses années, d’entreprendre un nouveau livre, dit-il – non, un nouveau travail, enfin un nouveau jeu. (Il employa l’un des deux mots, Gray fut par la suite incapable de se rappeler lequel.) Mais d’abord il lui fallait mettre de l’ordre dans ses affaires ; et Gray, espérait-il, accepterait de l’y aider. On ne pouvait pas dire qu’il n’avait rien fait toutes ces années. Et quoi qu’il en soit, il n’était ni le premier ni le dernier de ces écrivains qui avaient renoncé à écrire ou qui n’y étaient pas parvenus (faisant peut-être passer leur incapacité pour un renoncement – l’inverse étant sans doute plus rare).
Il avait élevé sa fille, au mieux de ses capacités. Il avait lu, ce qui n’est pas si mal. Il avait rangé ses livres et fait des listes : preuve que le germe romanesque était toujours présent chez lui. Écrire, affirma-t-il, c’était essentiellement mettre de l’ordre ; ou en inventer un. Son énergie s’était épuisée en scènes légendaires, épiques, avec sa femme. Et Gray, bien entendu, n’attendait que cela : qu’il lui parle de sa femme. John eut un haussement d’épaules un peu tordu et dit, Ah, Anna. Quand je l’ai connue, j’ai été frappé par sa suffisance, même si elle ne parlait jamais d’elle. Son autosuffisance, disons, car elle ne semblait avoir besoin de rien, ne rien vouloir. Elle vivait en circuit fermé, elle avait la passion de l’indifférence, tout lui était égal. Elle était à moitié française (sa mère s’était fait engrosser par un Américain qui resta dans le Sud pour y perdre la raison), elle était calme et, même très jeune, elle paraissait sans âge, car son rapport au temps était plus hollywoodien que linéaire. Elle était déjà blonde mais moins qu’aujourd’hui, son blond à l’époque était californien plus qu’ironique. Ou était-elle châtain ? (Il est en train de brouiller les pistes, se dit Gray.) Elle était employée dans un magasin Kodak. Elle développait les photos des autres, c’est un métier qui n’existe plus maintenant, ou de moins en moins. Ma femme est un être en voie d’extinction. Mais je confonds avec mes personnages – peut-être travaillait-elle dans un salon de coiffure. Je crois qu’elle a été coloriste. Dans tous les cas elle manipulait des produits chimiques, de cela je suis sûr. Et dans tous les cas, je me suis trompé sur elle. Elle n’avait l’air de rien vouloir, quand au contraire elle voulait tout. Elle voulait avec une puissance folle. Elle négociait tous les jours avec cette volonté, qu’elle appliquait à ne rien vouloir. Elle effaçait partout les traces de son désir et même de sa présence tant elle se méfiait d’elle-même. Et puis nous nous sommes rencontrés.
— Et ? dit Gray.
— Et rien. On a construit notre couple comme une association de malfaiteurs.
Si Gray acceptait de l’aider, ajouta John, il trouverait quelque part le recensement, à main levée, des hommes qu’elle avait laissés pour morts. Une liste officielle – homologuée. Contresignée, même.