À propos de Gray et du voyage qui devait, en dernier lieu, le lancer à la poursuite de la collection, on dispose de quelques informations. De son arrivée en France on sait peu de chose. On parla de mise en scène, d’arnaque et d’assurance ; on parla d’un nouveau visage et d’un faux nom ; mais l’accident avait bien eu lieu (siège du mort ; freins ; flammes) et dès qu’il le put, Gray partit découvrir le monde par la grâce des versements compensatoires. En réalité il était bien moins mystérieux qu’on ne l’aurait cru ; les gens autour de lui avaient beaucoup d’imagination, ou s’ennuyaient. Avant d’arriver sur l’ancien continent il n’avait pour ainsi dire pas vécu. Il était jeune et se croyait cynique. Il fut un temps portier au Louvre. En raison d’une triste histoire (non-dits et mauvaise foi) il parvint à s’aliéner la direction, dans un laps de temps si bref qu’il força le respect. Ensuite, on l’oublia.
Il hésita à quitter la capitale et, pour finir, chercha refuge au Centre Pompidou : point de ralliement officieux où se perdaient les pas de toute une population subtilement parasite. Étudiants étrangers, intellectuels précaires qui, sans relever dans les faits de la charité publique, venaient s’abriter au sein de l’institution. Beaubourg était bien chauffé. Les toilettes étaient propres. On pouvait lire dans la librairie (debout), flâner dans la boutique (lascif) ; une fois acquittés les frais, somme toute modiques, d’abonnement, on pouvait aussi se perdre dans les étages, les collections permanentes, toujours étrangement désertes. Plus intéressant encore, on pouvait s’exiler dans les marges, à la lisière de l’art et de la ville. C’est ce que Gray préférait : l’espace entre les cloisons des salles et les baies vitrées, cet espace périphérique au cœur même de Paris. C’est là, dans cette frange, dans ce corridor secret, qu’il préférait se cacher. Mais ce n’est pas là qu’elle le trouva. Plus tard, il mentirait toujours, systématiquement et par principe, sur leur rencontre.
Il la croisa plusieurs fois. Un jour, il la suivit. Elle portait du blanc, ses cheveux étaient blond platine, vaporeux, un nom venait à l’esprit évidemment, qu’il est interdit d’évoquer (peur panique de la facilité). Elle était là comme chez elle. Elle le baisa dans les toilettes, sous les néons, dans une lumière qui ne pardonnait rien ; il se dit par la suite qu’il ne la vit jamais d’aussi près. Elle était appuyée sur le plan d’eau, lui debout entre ses jambes. Ils se parlèrent plus tard, pour le moment il s’efforçait d’éviter son propre reflet. Elle, qui tournait le dos au miroir (hasard, prudence ou préméditation), était entièrement dans l’instant ; lui en revanche ne pouvait se séparer de lui-même qui se regardait faire. Il ne se reconnaissait pas, il lui semblait qu’ils étaient trois, il eut du mal à jouir. Ensuite il s’inquiéta de savoir si la scène avait été filmée. Elle s’appelait Anna. Elle savait tant de choses dont elle ne lui dit rien ; pas un mot.
Elle était photographe. Elle avait du succès mais c’était, dit-elle, un hasard. Elle employa les termes « esthétique », « plus-value », mais aussi « racket », ce qui supposait une certaine mesure de violence (ou du moins sa promesse), dont pourtant elle ne dit rien. Quoique en anglais, le mot signifiât aussi « escroquerie » et presque, par extension, « marché » : peut-être l’employait-elle de cette façon-là.
Elle parlait peu. Les mots ne lui semblaient guère familiers et elle les utilisait parfois de manière étrange, comme à mauvais escient, de sorte que – si l’on scrutait ses rares phrases comme très vite Gray se mit à le faire, avec une attention maniaque – elle paraissait ne pas dire ce qu’elle disait. Ainsi elle lui confia que son mari et elle venaient de consommer leur divorce. Mais cela sembla impropre à Gray ; on consommait une union, croyait-il au contraire ; et plus il y pensa plus le mystère s’épaissit sur ce qu’il fallait entendre de cette rupture, de cette absence créée entre eux et qui, par l’emploi de ce terme, était presque charnelle.
*
Après cet intermède, Gray pensait ne jamais la revoir. Ce fut elle qui vint à lui, qui vint le trouver au Centre Pompidou pour le ramener chez elle. Il se laissa faire comme un enfant, gêné mais imaginant mal la menace qu’elle pourrait présenter, avec son blond presque blanc et son ossature d’oiseau, la sainte patronne de la photogénie, qui détenait le monopole de l’aura chimique, artificielle – le néon est évidemment avant tout un gaz, bien qu’il y en ait peu, en réalité, dans les tubes fluorescents ; le sodium, les lampes au sodium, tout cela m’a infiniment intéressée, tu as un visage tout à fait frappant (elle expliciterait par la suite). Elle ne dit pas marquant mais frappant et Gray (et son visage) tirèrent du simple usage de ce mot une conscience nette de leur supériorité physique – c’était selon lui une question de jeunesse ; plutôt de symétrie, dit-elle, mais bientôt il se rendrait compte que dans son cas il s’agissait de la même chose. Bientôt ses traits commenceraient à glisser.
Elle vivait dans le dix-huitième arrondissement, sur la butte Montmartre, tertre instable dont le cœur est à moitié vide, rongé par les galeries d’anciennes carrières de gypse. La maison était sur deux niveaux, rez-de-chaussée et rez-de-jardin. De la rue cela ne ressemblait à rien – on aurait dit un bunker chaulé à la hâte ; mais de l’autre côté, la bâtisse, comme éventrée, comme chirurgicalement découpée, n’était que verre et feuillages. La situation qu’Anna lui décrivit ajouta à son malaise : séparée de son mari, elle vivait néanmoins dans la même maison, mais – prétendit-elle – il n’y avait aucune inquiétude à avoir. John (oui, il était de la même nationalité que Gray) disposait de sa propre entrée et ne fréquentait plus le rez-de-chaussée depuis des mois. Dans la maison, plutôt déserte au demeurant, le mobilier se divisait en deux catégories. Beau et froid, élégant et inflammable. C’était visible à l’œil nu : les surfaces aisément nettoyables (acier brossé, carrelage) dépassaient de quelques mètres carrés au moins leur superficie légitime. Quelqu’un aimait effacer ses traces, conclut Gray.
Anna lui céda, au rez-de-chaussée (tout près de la porte d’entrée, comme s’il appartenait à la lisière, à un espace de transition), une chambre d’amis à lit simple (et cela faisait une éternité qu’il n’avait pas dormi dans un lit simple). Murs blancs, rideaux bleus assortis au couvre-lit en chenille, une rangée de livres de poche, dont celui du maître de maison, publié quinze ans plus tôt : Gray s’attendait à le trouver dans le tiroir de la table de nuit, mais curieusement il gisait, isolé, sous le lit. Enfin, un petit téléviseur cubique : une chambre de motel ou une cellule de moine – à supposer que le siècle passé fût une vocation spirituelle, un sacerdoce.
Elle lui rendait visite de temps en temps, et il était entendu qu’il serait dans sa chambre lorsqu’elle souhaiterait le voir. C’était une femme froide, aux tendresses brèves et imprévues. Elle n’était plus aussi enflammée qu’à Beaubourg. Elle n’aimait pas être en dessous. En fait, elle n’aimait pas le sexe tant que cela – sinon à le considérer comme la forme la moins compromettante de compagnie. Elle parlait peu ; le peu qu’elle disait devait (devait : c’était une nécessité, un principe) être implicitement contredit à un moment ou à un autre.
Ainsi de la situation délicate dans laquelle elle mettait Gray, de leur arrangement un peu étrange – eux au rez-de-chaussée, son ex-mari au sous-sol –, elle dit, dans la lumière pâle qui tombait de la rue sur les murs blancs, Pardonne-moi, j’étais – je suis – d’une solitude abjecte. Mais quelques jours plus tard, déroulant sur sa jambe un bas fumé (non plus par séduction mais parce qu’elle était chez elle et considérait la chambre d’amis comme un espace neutre, une annexe, un dressing a minima où les seuls accessoires étaient ceux qu’elle avait en entrant, qu’elle recombinait avec une coquetterie austère, une boucle d’oreille gauche pour une droite, un nylon retendu, un bouton refermé – des combinaisons et réagencements visibles pour elle seule), en se déshabillant, donc, assise au même endroit, elle trouva le moyen d’infirmer subtilement cette phrase. Le couvre-lit bleu seyait à sa blondeur, Gray y découvrait souvent des cheveux à elle, pâles et trafiqués, photogéniques, de loin plus visibles sur le tissu qu’ils ne l’étaient dans la main – et à tout prendre c’était bien elle, plus on l’approchait, plus elle semblait s’effacer, disparaître. Elle n’était perceptible qu’à une certaine distance – et dans cette distance Gray crut trouver la racine de la solitude abjecte dont elle parlait. Il retenait le moindre de ses mots, car il l’aimait, sa blonde indolente, sa blonde codéinée, le plus petit dénominateur commun entre toutes les blondes qui ne sourient pas. D’une solitude abjecte, donc, mais ce jour-là, assise au même endroit sur le couvre-lit bleu, elle dit de son mari, Je l’entends penser d’ici, et les deux confidences parurent contradictoires à Gray, qui était dénué du moindre instinct amoureux et condamné à ne rien comprendre.
Gray, lui, ne l’entendait évidemment pas penser. Mais il l’entendait marcher. La nuit venue, surtout. Il entendait des bruits de pas, sous lui, divers itinéraires d’insomniaque, des bruits de meubles déplacés ; et, un soir, il se pencha même, dans un demi-sommeil – comme un enfant, pour s’assurer d’être bien seul – et c’est ainsi qu’il trouva Les Narcissiques anonymes, le premier (et unique ?) roman de John, curieusement égaré sous le lit. Impressionné, il se mit à lire, sachant que tout ce qu’il voyait, les murs si blancs du bunker et ses hauts plafonds, le marbre délicat des sols et les fauteuils aux assises défoncées, tout ce qu’il abritait – y compris les cheveux blonds de la blonde et ses rares sourires ou leur plus commune absence –, tout cela avait été érigé sur les mots de John Volstead, sur les phrases qui avaient quitté vingt ans plus tôt la pointe de son stylo. Tout le bâti reposait sur quelques effets de style – et si les fondations sont malsaines toute construction est périlleuse –, sur quelques effets de style et les syllabes de celui qu’on avait surnommé à l’heure de sa gloire le président des États neutres.