Gray ne s’attendait pas à croiser l’ex-mari ; il ne s’attendait pas non plus à ne pas le croiser. John Volstead – le futur mort – avait renoncé au monde. Il se contentait désormais de ranger ses livres. Parfois, quand l’occasion était trop belle, il se fendait d’un ou deux mensonges qui étaient devenus l’expression privilégiée, voire unique, de son talent. Quinze ans plus tôt il avait connu un succès hors du commun avec un roman intitulé Les Narcissiques anonymes. Il n’avait pas publié une ligne depuis ; il travaillait prétendument à un manuscrit, une manière de Grand Œuvre, dont il était entendu qu’on entretiendrait la fiction par pure politesse. En réalité il n’écrivait pas. (Il ne fiche rien, dit Anna.) Toutefois, bien qu’il n’écrivît plus depuis des mois, voire des années, son statut d’auteur ne l’abandonnait pas ; son aura n’en finissait pas de se dégrader, sans jamais disparaître – il était semi-oublié, semi-romancier ; et dans son cas, ce dernier mot semblait avoir la demi-vie du plutonium. Tout le monde (ses proches ; lui-même, au premier chef) aurait été soulagé de le voir embrasser une autre carrière. Mais John Volstead paraissait condamné à être écrivain, fût-ce sans écrire.
Dans Les Narcissiques anonymes il avait utilisé à quatre-vingt-sept reprises (au moins deux personnes avaient compté, crayon en main) l’expression d’une voix neutre (soixante-dix neuf en français, car le traducteur avait parfois opté, curieusement, pour un air détaché et, une fois – c’était à la fois un contresens et un trait de génie –, pour une voix blanche). Il avait fait la couverture de Time Magazine, il y avait une photo de lui signant le front d’une jeune femme (à tort identifiée comme sa future épouse), et Gray, lors de ses brèves études, avait entendu un jeune présomptueux se faire tancer vertement pour avoir eu le malheur de dire d’une voix neutre dans une allocution, Tu ne peux pas dire ça, pas en public, c’est le truc de John Volstead – de sorte que ce dernier détenait apparemment le monopole de la vocalisation comme de la neutralité ; et tout ceci, sur un vaste malentendu.
*
Anna partit en reportage, emportant tous ses néons, et Gray, désœuvré, errait dans la maison. Il descendit trois marches qui menaient au sous-sol et aperçut la grande photographie, ou du moins son tiers inférieur : un pantalon d’homme, des jambes nues de femme. Il n’osa pas s’avancer plus.
Il fantasmait paresseusement sur sa maîtresse, sur son blond, qu’il jugeait ironique comme d’autres sont vénitiens. Il finit par regagner sa chambre dans l’espoir d’y retrouver, au moins, l’empreinte de son corps sur le couvre-lit bleu. Au pire lui restait-il ce bas qu’il avait hâtivement caché sous l’oreiller (il devenait fourbe ; il devenait mesquin et émotif). Il poussa la porte et tomba nez à nez avec John.
L’homme était, du moins en apparence, conforme à son image. Chevelure auburn, les tempes à peine touchées de gris et le visage semé de taches de rousseur qui le rendaient, avait dit Anna, impressionniste à photographier. Il était en pyjama, par-dessus lequel il portait, en guise de robe de chambre, un peignoir blanc sans doute dérobé dans un hôtel. Gray se figea, main gantée encore sur la poignée de porte – l’image même du cambrioleur pris en flagrant délit. Mais c’est John qui eut l’air délictueux. Il tenait une pile de livres, coincée en équilibre précaire sous le menton.
— Ah, marmonna-t-il. Enchanté.
Il regarda autour de lui – ses yeux, d’une couleur indéfinissable, cherchant peut-être une issue à cette scène de vaudeville. Pour finir, il déposa les soixante centimètres de livres sur le couvre-lit bleu, dans l’empreinte qu’y avaient laissée, après le déjeuner, les corps de son ex-femme et de Gray.
— Je croyais que la maison était vide. Toutes mes excuses.
Il étudia Gray attentivement avant de lui tendre la main, qu’il retira de lui-même devant l’inertie de son interlocuteur. Jamais il ne lui témoigna la moindre animosité.
— Je vous croyais parti avec Anna. Je comptais en profiter pour récupérer quelques titres. Je range mes livres, voyez-vous.
Et, comme Gray, frappé de stupeur, ne disait toujours rien, il ajouta :
— C’est dans cette pièce que j’ai commencé mon nouveau système de classement – on tue le temps comme on peut. La Petite Bibliothèque de l’Assassin de Présidents, expliqua-t-il. Mais je ne voulais pas vous encombrer, et puis ce sera plus simple en bas. Cela ne vous ennuie pas de me prêter main forte ?
Seigneur, pensa Gray. Il regarda les livres éboulés dans le creux laissé par les deux corps sur le lit. Était-il reconnaissable pour lui seul, ou John l’avait-il déchiffré lui aussi ?
— Bien entendu, répondit-il enfin.
Il faillit enlever ses gants et se ravisa, désormais fermement résolu à ne laisser aucune empreinte.
C’est ainsi que Gray découvrit le sous-sol. Si la maison ressemblait à un abri antiatomique, cette région était indiscutablement le bunker des bunkers. C’était aussi là, visiblement, que les sièges défoncés et les costumes prince-de-galles venaient mourir.
— Ne faites pas attention. Ma fille appelle cet endroit le cimetière des cachalots, dit John.
Ou des bouteilles de whisky, songea Gray, sans dire un mot.
L’impression était d’autant plus étrange que les plans au sol étaient rigoureusement identiques à ceux de l’étage supérieur : on avait l’impression de voyager dans le temps davantage que dans l’espace.
— Asseyez-vous, je vous en prie, offrit John, mais cela s’avéra plus difficile que prévu.
Ces gens devraient écrire une grande histoire de l’échec par les fauteuils, pensa Gray en cherchant un siège auquel ne manquerait pas un dossier ou pied ; apte, en d’autres termes, à ménager son poids comme sa dignité. Mais les seuls à avoir l’air valides étaient occupés par des costumes gisant là, comme essorés ; aussi resta-t-il debout.
– Qu’est-ce que c’est, cette Bibliothèque des Présidents ? se força-t-il à demander.
— De l’Assassin de Présidents, rectifia John en posant sa pile de romans près d’une autre.
Il y avait des livres partout. De hauts rayonnages couvraient le mur du fond. Partiellement vides, ils étaient en cours de remaniement.
— De l’Assassin de Présidents, répéta Gray.
— C’est une nouvelle proposition de classement. Je ne savais plus quoi faire de mes livres.
Ni de ton temps, se dit Gray. La pièce sentait le tabac à différents degrés de refroidissement. John alluma une cigarette et lui en tendit une, qu’il accepta.
— Et les gants – vous les gardez en toutes circonstances ? s’enquit l’écrivain. Ce fut l’unique allusion possible à sa liaison avec Anna. Le jeune homme ne répondit pas.
Ce n’était pas toujours aussi chaotique, poursuivit son hôte. Mais – Gray en avait sans doute fait l’expérience ; bien que jeune il n’avait pas l’air insensé – un ordre nouveau nécessitait toujours un moment de désordre. John triait. Il avoua qu’il était temps pour lui de quitter le navire. Il était resté aussi longtemps qu’il avait pu mais vraiment, l’arrangement était déraisonnable. Il s’amusait une dernière fois avec sa bibliothèque, il offrait un baroud d’honneur à ses chers livres, puis…
Il désigna une pile de cartons appuyés, encore aplatis, contre un mur. Au-dessus pendait, agrandie, la photographie dont Gray n’avait fait qu’apercevoir le bas : la couverture de Time Magazine, la couverture qui l’avait sacré grand écrivain, il y avait longtemps déjà (des années-lumière, me semble-t-il, bien que je ne sois pas si vieux). C’était un grand tirage noir et blanc qui faisait ressortir le titre rouge de la revue. On y voyait John, beaucoup plus jeune – il avait l’âge de Gray alors, pas plus – dans une rue de ville moyenne américaine, entilleulée, ensoleillée, en imperméable mastic et chemise Oxford, pieds nus dans ses derbies (lacet droit défait), occupé à signer le front d’une admiratrice blonde qui semblait à deux doigts de la pâmoison (mains jointes, genoux fléchis).
— Mon Dieu, dit Gray.
— Ne vous laissez pas impressionner par cette vieillerie, répondit John. Cependant il le rejoignit devant le cadre, comme si lui-même espérait voir la photographie avec l’œil neuf de Gray.
Mais Gray se moquait bien du temps qui passe, du culte de la personnalité et de la célébration du narcissisme anonyme. La jeune femme, dont on distinguait mal le visage, lui rappelait Anna, une Anna qui aurait eu son âge, qui aurait encore cru à l’abandon, et peut-être à l’amour.
— J’ai toujours eu un faible pour les blondes, admit John.
— Pas moi, marmonna Gray.
C’est la première fois, faillit-il ajouter. L’auteur posa sur lui un regard ironique et doux, presque affectueux :
— Grand bien vous fasse.