Notes sur la conservation (3)

in Jasper Warski & Vivian Sternway, Introduction au colloque « L’œuvre emmurée », musée des Beaux-Arts de Houston, Texas

Souvent, l’architecture est mise à profit à des fins de conservation. Ainsi, les archives audiovisuelles de la bibliothèque du Congrès se trouvent à Culpeper, en Virginie, dans ce qui fut l’un des bunkers notables de la guerre froide. Quoi qu’il eût contenu deux cents lits (pouvant, en cas de nécessité, et sur la base d’une rotation par tranches horaires, héberger cinq cent quarante personnes en autarcie durant trente jours), il n’était pas voué à la conservation de l’espèce, mais à celle des espèces – des espèces monétaires. Le bâtiment, en grande partie souterrain comme il se doit, appartenait en effet à la Réserve fédérale. En cas de guerre nucléaire, et afin d’éviter l’effondrement complet de l’économie américaine, y étaient entreposés des milliards de dollars, des palettes de billets pressés sous vide : de quoi renflouer tous les États à l’ouest du Mississippi (pourtant la question financière est rarement citée dans les inquiétudes prioritaires des pessimistes et des phobiques). À présent, le bunker abrite plus de six millions de sources sonores, audiovisuelles ou cinématographiques. Dont The Divine Woman, film perdu de Greta Garbo – ou du moins, les neuf minutes qui en subsistent, unique fragment survivant de l’œuvre à laquelle elle devait surnom et statut : la Divine.

De façon comparable, les fameuses archives photographiques Bettmann, riches d’une dizaine de millions de clichés originaux (dont celui d’une robe blanche soufflée par l’air d’une grille de métro, et rabattue par une jeune femme qui en paraît ravie et sereine, plutôt qu’inquiète), ont été déplacées en Pennsylvanie, à soixante-sept mètres de profondeur, dans une chambre forte (et froide) creusée dans le calcaire. (Par ailleurs l’enfouissement a longtemps paru un moyen acceptable de gérer les substances dangereuses, toxiques ou radioactives – naïveté qui semble aujourd’hui déplorable et bien vaine.)

 

Mais la collection que cherchait Gray n’avait pas de lieu avéré ou fixe et tirait son pouvoir de conservation précisément de cette absence. Elle circulait comme la rumeur ; dans le meilleur des cas, peut-être faisait-elle corps avec cette dernière. On prétendait l’avoir vue à New York, à Londres, à Milan, à Venise et à Hong Kong.

 

Au début, Gray ne fut pas sûr de vouloir s’intéresser à la collection mentionnée par le mort. Il mit un temps à comprendre qu’il n’avait de toute évidence pas le choix. Au début de ses recherches, c’est à cela qu’il s’attendait : à un caveau, un coffre, un lieu de haute sécurité. Mais il n’en était rien. Tous ceux qui avaient quelques connaissances sur la collection la disaient ambulatoire ; ou dérivante. Avant de découvrir une piste sérieuse, Gray erra sur l’ancien continent. À Londres il rencontra une jeune femme qui lui affirma l’avoir visitée dans un hangar, dont elle lui communiquerait les coordonnées sitôt qu’il lui aurait rendu un service insignifiant. Mais comment se fier à sa parole ? Elle avait un besoin maladif d’être vue. Elle craignait de disparaître. Elle n’osait pas dormir sans être sous le regard de quelqu’un, et ce fut cela qu’elle exigea de Gray – rien : une nuit, la regarder dormir. Elle vivait comme dans ces contes où l’on vend son âme au diable et où l’on perd tout, jusqu’à son reflet, jusqu’à l’instinct de soi. Gray s’endormit sans doute car au réveil elle n’était plus là. Elle lui avait griffonné sur la main une adresse, supposément celle de la collection ; mais sur place il ne trouva qu’un hangar vide, un rideau métallique, une étendue de béton crasseux.