Le couvre-lit bleu était tombé par terre, Anna était encore nue, traînant sous les draps – mes draps à moi, se dit Gray : même si bien sûr c’étaient ses draps à elle, voire leurs draps à eux. Gray était un étranger dans cette maison, même dans son sommeil, même là où il essayait de se faire oublier et de s’oublier lui-même, endormi entre la housse blanche du matelas et celle, blanche également, de la couette.
Elle inspectait son profil qui se découpait contre le mur clair. Il n’osait pas tourner la tête, mais croyait bien que son regard était tendre. Souris, lui dit-elle, les doigts posés sur son visage à des endroits que depuis son accident, et la chirurgie, il ne sentait pas aussi bien que d’autres. Gray sourit.
— C’est admirable, dit-elle. Mais que s’est-il passé ?
Gray haussa les épaules. Il avait caché la dernière parcelle d’amour-propre qui lui restait dans l’histoire de son visage, une histoire anodine et inintéressante (une voiture, un virage réputé dangereux), ou une histoire sombre et dérangeante (un conducteur désirant, pour mourir, une escorte ou un public). Gray refusa d’en dire quoi que ce soit : pour Anna, il n’existait que dans cette approximation, dans cette zone d’incertitude. À céder là-dessus, il ne lui resterait rien. Elle le voyait si peu déjà ; il craignait de disparaître entièrement. Aussi ne dit-il pas qu’il avait choisi son sourire sur catalogue, ni qu’il savait dater les gens à leurs réfections dentaires, évaluer leur âge, leur lieu de vie et leur niveau de revenus, car il était devenu par la force des choses expert en la matière. Il ne dit pas qu’il savait exactement combien avait coûté la canine en céramique qu’elle avait à droite, ni même qu’il l’avait remarquée. Il ne dit pas davantage qu’il maîtrisait le jargon des assurances comme une langue maternelle ; ni qu’il savait tout de la douleur ; préférant passer pour un imbécile plutôt que de lui livrer cette dernière part de lui-même. Il trouverait un autre moyen de la retenir. D’ailleurs, pour l’heure elle était là.
Leurs têtes reposaient côte à côte. Lui était plus brun qu’elle ne l’avait jamais été, si elle l’avait jamais été.
— Je ne sais plus, répondit Anna. John a toujours préféré les blondes.
— C’est ce qu’il m’a dit, avança Gray avec précaution.
— Tu as vu John ?
Elle se rehaussa sur le coude. Elle avait l’air plus nue quand elle prononçait son nom. Il est temps de partir, se dit Gray, il est temps de quitter cette maison – il savait pourtant qu’il n’en ferait rien : il n’était pas encore libéré d’elle.
Il pensa qu’elle en serait contrariée mais au contraire, sa rencontre avec John sembla créer entre eux un rapport nouveau. Je m’inquiète pour lui, confia Anna, qui d’ordinaire parlait si peu. Vraiment. Je suis descendue l’autre jour – John montait, elle descendait, l’arrangement prenait l’eau de toutes parts, se dit Gray, et comment avait-il eu la candeur de croire autre chose ? – toujours est-il qu’elle était descendue l’autre jour et qu’elle avait pris peur. Ses livres – elle en était épouvantée. Du droit, de la religion, des armes à feu (des livres sur les armes à feu, j’entends) –, la bibliothèque de John avait toujours été la voie d’accès la plus simple à son état. Elle demanda à Gray comment il avait trouvé l’écrivain. C’était un euphémisme, finit par comprendre le jeune homme, et après plusieurs tentatives infructueuses il répondit sobre, ce qui parut la soulager.
Il avait ressorti cette photo abominable. Oui, de l’autographe frontal. Gray avait dû la voir, elle était juste à l’entrée, impossible de la rater. Anna la haïssait.
Moi, je l’aime bien, dit Gray ; elle lui lança un regard noir mais se colla à lui, comme si de nouveau il lui importait de le séduire. La femme sur cette photo était sa plus grande rivale. Elle ne vieillissait pas, elle ne se dévoilait pas, dans l’instant qu’avait duré la prise elle avait joui de toute l’attention de John. De son attention pleine et entière : ce qu’aimer veut dire. Anna ne le tolérait pas. L’inconnue était l’éternelle maîtresse. Contre elle je perds toujours, tous les jours, depuis quinze ans, dit-elle.
Gray l’embrassa mais il était trop tard, elle dérivait au gré de sa folie personnelle, il l’entendit dire tout contre ses lèvres – il sentit les mots vibrer contre lui, glisser en lui –, J’ai plusieurs fois détruit cette photo mais ça ne sert à rien. Il a les négatifs. Il les a cachés. À chaque fois que je l’ai détruite il en a fait un autre tirage, elle est réapparue quelque part dans la maison. Contre elle je perds toujours, tous les jours. Même toi, regarde, je le sens bien. Déjà tu penses à elle. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que tu penses de lui.
Dès lors, leur relation changea du tout au tout. Plus tard il se dit qu’elle avait tout prévu ; que cette période qui pour lui était à la fois la plus parenthétique et la plus heureuse de sa vie (deux heures par jour avec elle, sur ce lit recouvert de chenille bleue et cerclé de romans d’espionnage), que ces semaines suspendues, dont il ne pouvait que souhaiter la prolongation indéfinie (il n’était pas de ceux qui envisagent une histoire avec sa fin), que son histoire d’amour, donc, n’avait été qu’une expérience, un temps d’acclimatation. Ou d’incubation. Elle lui avait inoculé quelque chose, à son insu, et sa structure profonde avait changé. Il était prêt maintenant à descendre au niveau inférieur, à passer du plan du visible, du lieu commun, à celui de l’autographe frontal.
Aussi redescendit-il dans cette partie de la maison fichée sous le niveau du bitume, qui la retenait à flanc de butte comme une ancre, et au-dessus de laquelle flottaient, comme l’ombre inquiétante d’un vaisseau, d’un navire de guerre, Anna, toutes ses photographies, son succès, la lumière artificielle qui baignait sa vision du monde et celle, naturelle, qui glissait sur sa peau l’après-midi et que, le visage enfoui dans le cou de Gray, les yeux fermés, elle refusait de voir.
Peut-être l’avait-elle choisi pour sa plastique, ou plutôt parce qu’il était plastique – la preuve n’en avait-elle pas été faite, des années plus tôt, dans cet accident de la plus déplaisante espèce, dans ses conséquences – son visage partiellement reconstruit, son visage où quelque chose n’allait pas, on le sentait (Dieu que tu es symétrique), on le sentait sans le voir – car il n’y avait rien à voir, précisément. Gray était sans attaches, flexible (malléable ? manipulable ?), symétrique, ce qui est agréable à l’œil, quoique de plus en plus étrange à mesure que l’on y pense ; agréable – quoique de moins en moins excitant à mesure que l’on s’y arrête. Ou peut-être cela n’avait-il rien à voir avec lui. Ou peut-être ses propriétés intrinsèques (plasticité ; isolement ; symétrie) n’étaient-elles valables qu’au prisme de John. De la façon dont ce dernier y réagirait.