in Jasper Warski, Trop voir, mal voir, édition revue et augmentée par Vivian Sternway, PhD
La conservation suscite un paradoxe : bien qu’elle crée, pour les œuvres, les conditions de la survie, elle entrave dans le même temps leur diffusion, contrarie leur visibilité. Du reste, elle ne répond que partiellement à une interrogation parente, concernant les œuvres dont on estime qu’elles ne doivent pas être vues. De nombreuses collections privées demeurent secrètes car les œuvres proviennent du marché noir, de vols, de spoliations. (À la mort de J. S., en 2007, on découvrit dans un bungalow de Berwyn, dans l’Illinois, trois mille six cents artefacts religieux, dont près de la moitié avaient été dérobés.) Ou parce qu’elles susciteraient la convoitise et pousseraient au crime. (Les Bielutine, à Moscou, furent longs à admettre posséder des Titien et des Vinci, avec lesquels pourtant ils partageaient leur appartement, en face de « la maison close la plus chère de la ville ».)
Il se peut également que les œuvres soient jugées compromettantes : ainsi, ce film pornographique dans lequel joua, dans sa jeunesse, une actrice culte – la blonde par excellence – que l’on évitera de nommer par pudeur, par peur de la facilité ; film pornographique n’existant qu’en deux exemplaires, en deux bobines, dont l’une fut acquise aux enchères, à un prix défiant l’entendement, par un collectionneur – non pour voir l’enregistrement, mais au contraire pour éviter qu’il ne soit vu, pour éviter à l’actrice morte cette souillure qu’est le regard du monde. Une œuvre acquise pour être cachée, et peut-être détruite : ce que l’enchérisseur, sans doute pour avoir la paix, affirma avoir fait – j’ai mis le film au soleil, il a pris feu tout de suite, tout seul.
Lorsque Gray lui expliqua ce qu’il cherchait, ou croyait chercher, le magnat répondit : Si j’avais su qu’une telle collection existait, je n’en aurais peut-être pas tant fait pour acquérir ce film. Mais c’est un risque que je n’étais pas prêt à courir. J’espère que l’autre bobine s’y trouve, car personne ne sait où elle est et j’avoue en perdre le sommeil. (La vidéo est aujourd’hui virale et disponible en accès libre.)