Chefs d’inculpation (éventail)

Je t’invente des crimes, des adultères, une existence orgiaque. (Je vieillis.) J’écris les résumés de livres que je n’écris pas. Une femme (disons, par convention, blonde) devant une bibliothèque. Elle n’a pas l’air coupable bien qu’elle le soit. Les rares absences de son époux sont mises à profit pour chercher les négatifs incriminants. Elle le connaît et sait qu’il aura préféré les garder près de lui plutôt que de les confier à l’obscurité d’une chambre forte. Elle le connaît ; elle ouvre les livres un à un. Mais le fait qu’il les réorganise et les déplace régulièrement ne l’aide en rien.

(Elle ne sait pas qu’il sait.)

 

M’ennuyant, j’invente des mots, orgiaque devient borgiaque (vraiment, je vieillis). À la Pinacothèque ambrosienne, lord Byron (le poète, pas le commandant) déroba en 1816 une mèche de cheveux (teints) ayant appartenu à l’intrigante, à l’empoisonneuse Lucrèce Borgia et dont, dit-il, la blondeur défiait l’entendement (ma traduction).

Lucrèce Borgia selon Stendhal (Promenades dans Rome) : son troisième mari Alphonse « ne fut qu’un prince malheureux. Le 15 juillet 1501, une main inconnue le perça de coups de poignard sur l’escalier de la Basilique Saint-Pierre ; et, comme il ne mourait pas assez vite de ses blessures, le 18 août suivant il fut étranglé dans son lit. Ce fut ainsi que Lucrèce parvint à être princesse héréditaire de Ferrare. Sa conduite devint régulière ; elle avait eu quelques galanteries difficiles à raconter […] ; il ne faut […] pas oublier que César Borgia, son frère, est le héros du Prince de Machiavel » (mes italiques).

Lucrèce Borgia est devenue une figure emblématique de la femme fatale, qui poussait les hommes à leur perte, qui les laissait pour morts quand ils n’y laissaient pas, purement et simplement, la vie. Pourtant, Stendhal tente de la défendre, ou du moins de minimiser son rôle dans cette suite vertigineuse de crimes. (Serait-elle parvenue à le leurrer d’outre-tombe ?) Les passages où il s’efforce de la disculper ont fait ici l’objet d’une habile ablation. De même, je refuse d’évoquer toutes ces fois où, me croyant endormi, tu me caressas le visage.

 

Remarque #1 : [cette] blondeur [qui défie] l’entendement.

Remarque #2 : quelques galanteries difficiles à raconter. Se pourrait-il que Stendhal ait éprouvé, lui aussi, les prémices de mon mal ? Son intuition de syphilitique ou de styliste a pu lui dicter cet aveu. Lucrèce l’empêche d’écrire. Voilà ton plus grand crime, Anna, et peut-être le seul : tu me réduis au silence. Tu me laisses sans voix.