Manuel de survie nucléaire
La cinquième photographie n’a pas été retenue car on distingue trop bien le livre que j’ai sous le bras, ce qui n’aurait pas posé le moindre problème eût-ce été les œuvres complètes d’un auteur mort et/ou au sommet de la pyramide alimentaire éditoriale (ton expression), mais qui, en l’état, aurait pu être contre-productif. Il s’agissait en effet du Manuel de survie nucléaire, édition révisée et augmentée, tarif dégressif : un exemplaire valant 19,75 $, cinq exemplaires 85 $, cent exemplaires 1 250 $ (frais de port inclus – envoi sous pli discret – compter quatre à six semaines de livraison).
Dans cet ouvrage, Cresson H. Kearny décrit en dix-huit chapitres les mesures de base à suivre en cas de guerre nucléaire, la défense civile américaine ayant été jugée inapte en la matière (rappelons que cette défense « a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population »). Kearny, géologue de formation, s’est d’abord distingué en améliorant l’équipement de l’armée américaine, l’adaptant aux missions de jungle. Initialement, je l’avais commandé pour le lire à mon père, alors à l’hôpital. J’essayais (sur tes conseils) de me réconcilier avec lui. Nous étions en froid depuis longtemps. Quand je lui ai parlé de toi, il a dit avec dédain : « Une Française ? Et tu crois que ça va te sauver de toi-même ? »
Après la crise des Missiles de Cuba en 1962, il y eut aux États-Unis une prolifération d’abris faits maison, dont Kearny, l’auteur du manuel, déplore qu’ils eussent été construits selon des principes erronés. J’ai hésité à le dire à mon père, qui a toujours souffert de ne pas avoir eu de bunker dans son jardin. Je n’en ai rien fait, je ne suis pas sûr qu’il aurait été soulagé d’apprendre que même ses échecs les plus intimes étaient vains, immatériels. Dans ma lecture, j’ai sauté ces mises en garde et je ne le regrette pas.
Selon l’auteur, deux prémisses de raisonnement sont faux, fort répandus, et particulièrement dangereux. La première erreur consiste à penser qu’une catastrophe d’une telle ampleur serait si désastreuse qu’elle en devient impensable (« la fin du monde n’aura pas lieu »). La seconde erreur est de croire qu’une guerre nucléaire sonnerait, de façon inévitable, le glas de l’espèce humaine (« la fin du monde aura lieu »).
Dans l’intervalle entre les deux (mais je me demande, moi, ce que c’est que cette fin du monde qui aura, et n’aura pas, lieu), il existe une palette de mesures propres à assurer la survie de l’individu et de sa famille. Mon père, moribond, opinait. Au chapitre consacré à la préparation psychologique, je me suis laissé aller au lyrisme. J’ai brodé sur les aurores artificielles dont parle Kearny, électrisées, vertes et violettes, car je trouvais plus noble d’orienter les dernières pensées de mon père, son regard intérieur, vers le ciel (la chambre d’hôpital avait bien entendu un faux plafond malpropre), mais non, lui n’en démordait pas, il réclamait les abris. On s’en fait toute une histoire, dit Kearny, mais il suffit de quarante-huit heures pour construire soi-même un refuge antiretombées. Une famille de six peut s’en acquitter sans mal même si « le père et le fils aîné sont les seuls à creuser » (les forêts ne sont pas un mauvais site, mais attention aux racines qui peuvent entraver considérablement la tâche). Plus qu’un abri antiatomique, c’est sans doute une famille de ce genre que mon père regrettait de ne pas avoir eue. Même si « la mère et le cadet ont des problèmes de santé » et que « les petits derniers ignorent le travail manuel » (ma traduction).
Les derniers mots de ton père à toi, qui nous a quittés bien après le mien (l’alcool conserve) – ton père que par ailleurs j’aimais beaucoup, que j’avais adopté en secret –, ont été : « Non mais les enfants, cessez un peu avec vos téléphones, avec vos photographies et vos souterrains, on n’a plus le temps » (nous avons cru tous les deux qu’il allait ajouter « il faut citer la Bible », tu lisais dans mes pensées et moi dans les tiennes, nous avons failli rire).
En feuilletant le Manuel de survie nucléaire au chevet de mon père j’ai compris ce qu’était, profondément, la paralysie. Au fond de lui quelque chose était empêché, statufié, impuissant. Durant toute mon enfance il avait déploré de ne pas avoir les moyens de nous construire un abri, et voilà que les étudiantes peu athlétiques de la fig. 5.2. avaient creusé un refuge pour quatre personnes en trente-cinq heures à peine. Je connaissais mon père et ses regrets (mais, me disais-je, il savait tout cela – pourquoi n’avoir jamais pris deux jours pour creuser un trou au fond du jardin et ainsi nous sauver tous ?). J’ai essayé de le sauver de lui-même, je lui ai tenu la main, je déclamais : « pour mener à bien les tâches indispensables après l’attaque, certains survivants doivent être prêts à s’exposer à des radiations plus fortes que souhaitable ». Il allait mourir après tout, je pouvais bien le laisser croire à sa vocation héroïque (moi, je pensais aux déblayeurs des sites irradiés, j’en perdais le sommeil). Mais ni le ciel ni l’héroïsme ne l’intéressaient autant que les terriers.
Il en était un peu amoureux, d’ailleurs, des étudiantes peu athlétiques de la fig. 5.2. (Elles sont souriantes et un peu grasses. Il aimait surtout celle en T-shirt blanc.)