Pour le professeur Warski, tout avait commencé au Texas. Quelques années plus tôt, il avait accepté (peut-être sans réfléchir) une invitation à y donner une série de conférences. À l’époque, il travaillait sur Jean-Baptiste Corot, et plus précisément sur un tableau nommé Orphée ramenant Eurydice des Enfers. S’interrogeant sur ce mythe et ses représentations, il s’était souvenu d’une œuvre contemporaine : une installation vidéo qu’il avait vue par hasard dans une ville de taille moyenne (lorsqu’il était en déplacement, indiqua-t-il, les musées lui étaient l’équivalent des restaurants de chaîne ; un repère et un refuge), mais qui devint lors de ce séjour une obsession.
C’est au Texas, selon les informations de Gray, que le professeur avait maintenu qu’il fallait laisser les œuvres disparaître, que la conservation ne valait rien – bref, qu’il s’était donné en spectacle. Cependant Warski n’évoqua pas cet incident. Il se borna à préciser qu’il avait particulièrement voyagé cette année-là (comme si cet excès d’absence ou de mouvement justifiait la suite). Il s’était épuisé en allocutions, affaibli à répandre la bonne parole, dit-il (avec une trace de mépris ? Ce dernier se situait, chez le professeur, dans une zone si incertaine, si vibratile et instable entre deux cordes vocales – il n’y avait aucun moyen d’en être sûr). Donc, il n’était pas chez lui lorsqu’il s’était rappelé ce petit film vu par hasard et qui, par hasard également, lui était devenu une obsession. Il possédait une monographie de l’artiste, avec laquelle il ne se déplaçait évidemment pas. Et comme la bibliothèque universitaire ne disposait pas du livre, il n’eut d’autre choix que de le racheter, bien qu’il l’eût déjà. Je me suis souvent demandé quelle vie menaient mes livres en mon absence, ajouta-t-il, ce que Gray eût trouvé absurde s’il n’avait passé plusieurs semaines auprès de John Volstead et de sa bibliothèque (elle est vivante, prétendait celui-ci – ce que les disparitions brutales de volumes, voire de rayonnages entiers, n’infirmaient en aucun cas).
Donc, le professeur avait dû racheter un livre qu’il possédait déjà. Ou croyait posséder.
Car dans celui qu’il venait d’acquérir, il ne trouva aucune mention de l’œuvre à laquelle il pensait. Sans doute était-ce une erreur (une erreur de ma part, ajouta-t-il), mais il peinait à s’en convaincre. Il avait la mémoire des pages (de leur structure, de leur disposition), comme d’autres, Gray peut-être, celle des visages.
Il ne parvint pas à se sortir cette idée de la tête. Il brûlait de retrouver ses propres livres, néanmoins il ne put se soustraire à ses obligations immédiates – pour être franc, il brûlait de sauter dans le premier low-cost venu (la lumière texane, soit dit en passant, ne lui valait rien) mais il se persuada de rester et d’honorer ses engagements. Il ne voulait pas être (à ses propres yeux) un fou qui se précipite dans l’avion, un fou incontinent disons – et dans quel but ? pour consulter un livre. Il mena donc à terme sa série de conférences.
L’assistante lui apporta un nouveau verre, laissant Gray se débrouiller. Il observa leurs mains sur la table : jamais elles ne se frôlèrent. Il crut qu’elle voulait dire quelque chose, mais le professeur reprit. C’était une époque difficile, car personne ne semblait voir ce qu’il voyait, lui, dans ce tableau. Orphée ramenant Eurydice des Enfers, toujours. Mais elle, elle ne veut pas. Elle voudrait fuir. Cela lui sautait aux yeux, cela lui paraissait évident – pourtant il était seul à le voir. Il n’avait que son intime conviction, et ce n’était pas suffisant. Cette solitude particulière, cette solitude du regard, il croyait l’avoir toujours éprouvée, mais il avait tort – ou peut-être l’avait-elle entamé de l’intérieur, car c’est une solitude abrasive, et peut-être était-il à vif. Il échoua à convaincre. Sa méthode de travail n’avait pas changé – cependant, pour la première fois, il échoua à convaincre. Il en vint à douter de lui-même. Ses confrères, qui jusque-là s’étaient montrés accueillants, chaleureux, l’évitaient. (La controverse Eurydice, se dit Gray.) Il lui sembla que même les étudiants espaçaient leurs requêtes, leurs remarques, leurs rendez-vous. Il compta les rencontres quotidiennes et ne put déceler, dans les simples faits, la moindre preuve de cette déperdition – pourtant il en était sûr. Implacablement, on l’ostracisait, et même les statistiques – ses propres calculs – paraissaient se jouer de lui. La lumière, là-bas, était particulière, l’avait-il dit à Gray ? Elle aplatissait tout. Une lumière de craie, de poussière d’os, ce n’était pas le désert pour rien.
En dépit de tout, il parvint non seulement à se contenir, mais aussi, dans une certaine mesure, à se faire entendre (croyait-il). Toutefois, en rentrant chez lui, il ne put s’empêcher de tirer de ses rayonnages la monographie qu’il avait rachetée. Il l’ouvrit pour dissiper un dernier doute, car évidemment il se trompait. Il devait se tromper. Il voulait clore cette parenthèse absurde (funeste) – car oui, il y avait quelque chose de funeste pour lui dans l’aventure, quelque chose avait été irrémédiablement touché en lui, abîmé ; à l’encontre du bon sens il voyait la page en esprit, cette page introuvable dans le livre racheté au Texas, cette page qui ne pouvait donc pas non plus être dans le livre qu’il possédait.