Venise

Les deux catalogues ne coïncidaient pas : le professeur Warski en avait la preuve, là, sous ses yeux. Pour quelqu’un qui prétendait ne pas faire confiance au regard, Gray le trouvait bien catégorique. Sans doute son interlocuteur avait-il pensé la même chose puisqu’il ajouta : J’ai dû demander à mon assistante si elle voyait la même chose que moi. Double vue ? fit-elle en se penchant sur les catalogues – mais justement, non.

Warski, fort de cette découverte – la disparition du Corridor –, prit contact avec l’artiste. Ce fut toute une histoire pour parvenir à lui faire décrocher son téléphone.

À ce moment-là il n’y avait pas encore lieu de soupçonner quoi que ce soit ; sa curiosité était piquée, son amour-propre restauré ; mais il voulait tirer cette affaire au clair et, comme souvent, car il était à l’époque très sollicité – beaucoup plus qu’aujourd’hui (sollicité par des conseils disciplinaires, pensa Gray, suite à la controverse Eurydice), il pria son assistante de persévérer pour deux.

La nuit tombait. Mitzi allumait du répulsif à moustiques qu’elle disséminait dans l’hôtel, des spirales denses, semblables à de l’encens, qui se consumaient sous la verrière avec une odeur âcre de citronnelle, de brûlé. Elle interrompit le professeur et posa une coupelle au pied d’une plante. Afin de la laisser passer Gray décala son siège, qui heurta la jambe de l’assistante. Il se tourna, surpris : il ignorait qu’elle était là, juste derrière lui. Le rotin du fauteuil avait accroché son collant au-dessus du genou. Ils regardèrent la maille filée sans mot dire. Le collant était noir ; sa peau, en dessous, laiteuse. Elle leva les yeux, les posa sur Gray. Ses cheveux – des crans, une vague, comme une ondulation – lui balayèrent la joue. Ils se fixèrent un instant puis elle se détourna avec un haussement d’épaules qui pouvait tout et ne rien dire, Aucune importance ou Quel incapable ou encore Reprenez, Professeur, elle parlait très peu ou bien uniquement par l’intermédiaire de sa grande poupée sexagénaire – Gray ne savait pas encore –, et le professeur reprit, en effet, dans les vapeurs de citronnelle. Donc, ils avaient appelé l’artiste pour éclaircir le mystère de la page 128. Gêné, l’homme avait fini par leur confier que l’œuvre avait été acquise par un collectionneur un peu particulier, jaloux non seulement de l’œuvre, mais de ses apparitions.

Dans le milieu, on entendait parfois parler d’excentriques de ce genre. Ils eurent beau, Vivian et lui (Vivian, se dit Gray), lancer des noms, aucun n’arracha à l’artiste une bribe d’assentiment. Il ne les encouragea en aucune façon dans leurs recherches. Loin de se montrer flatté de l’intérêt qu’ils témoignaient à son œuvre, il se montra évasif, mutique, presque grossier. Il avait donné sa parole ; littéralement, semblait-il, puisque, aux dires de l’assistante, il ne s’exprimait plus que par grognements. Sens propre : 1, sens figuré : 0 ; Savoir-vivre : moins que zéro, avait-elle écrit sur une note qu’elle glissa au professeur, lequel s’efforçait de demeurer aimable et enjoué au téléphone. Gray lui lança un coup d’œil. Elle avait donc mauvais esprit, se dit-il, et il n’en fut pas étonné une seconde. L’arrière-pensée, presque immédiate, arriva comme un écho, comme la réplique de ce petit séisme interne : le mauvais esprit reste de l’esprit.

Vivian opéra une lente révolution autour de la table et, passant pile en lisière du champ de vision de Gray, vint se poster face à lui. Quand il la vit de nouveau au terme de sa manœuvre, le collant filait déjà sous le genou, à la naissance du tibia. Le professeur n’y prêta aucune attention. (Il aimait s’écouter parler, cela ne faisait aucun doute.) L’artiste avait éludé toutes leurs questions concernant le Corridor, mais Vivian était d’une obstination folle. Elle alla le voir en personne, sur sa propre initiative, sans même s’en ouvrir au professeur. Elle sait que je n’aime pas être dérangé pour rien, dit-il. Il était fier d’elle comme d’une enfant qui fait ses preuves : pas au point de la considérer pleinement comme un sujet.

Elle y alla, donc, en personne, et rapporta de cette entrevue une phrase étrange. L’artiste avait dû prendre peur, se dit Gray, qui n’osait plus lever la tête. À chaque fois qu’il reposait les yeux sur elle, il constatait que son collant avait davantage filé, il se sentait coupable, il imagina que de ne pas la regarder interromprait la course de cette maille vers la cheville.

Elle alla chez l’artiste, donc, et revint avec un trophée de chasse, une phrase qu’elle lâcha nonchalamment au professeur (l’artiste vivait au milieu de nulle part et elle avait conduit longtemps, crevé un pneu ; Warski lui avait fait discrètement signe d’essuyer le cambouis qui lui maculait le front), la seule confidence que le vidéaste lui ait faite, lassé ou intimidé, peut-être, par sa ténacité, ou sa beauté, ou la suie sur son visage (à supposer qu’elle ait crevé à l’aller, et non au retour) : « Quoi qu’il en soit, ce film, le Corridor, n’est pas fait pour être vu : c’est mon intime conviction… c’est mieux ainsi », avait-il ajouté, pour se débarrasser d’elle d’une manière qu’il espérait définitive. Elle rapporta la phrase mot pour mot à Warski puis se frotta la figure à l’aveuglette : le bureau, dans lequel elle était à l’aise et libre de ses mouvements depuis qu’ils y avaient passé des heures à relire sa thèse (oui, elle avait été, auparavant, son étudiante), le bureau du professeur, donc, manquait singulièrement de surfaces réfléchissantes : ils ne s’en étaient jamais rendu compte, ni l’un ni l’autre.

Naturellement, à l’idée qu’il ne reverrait jamais cette vidéo, Warski ne pensa plus qu’à elle. À ce stade de l’histoire, l’assistante étouffa-t-elle un soupir ? Le répulsif à moustiques leur brûlait les yeux, les contours commençaient à flotter, comme noyés. Gray se pencha vers le professeur, Oui, je n’ai plus pensé qu’à elle. Il ne s’en souvenait plus, ou bien s’en souvenait-il trop. Les images proliféraient dès qu’il fermait les yeux, comme une culture bactérienne sous le soleil texan.

*

Sous la verrière, l’assistante recula d’un pas. Gray, qui depuis Paris osait à peine lever les yeux sur une femme (sur un certain genre de femmes, disons) fut soulagé de voir qu’elle tirait une chaise, allumait une cigarette, se préoccupait enfin de son collant filé. Elle fronça les sourcils. Elle devait détester avoir l’air négligée. Au moins n’était-elle plus cette présence muette, intimidante pour des raisons évidentes (bouche remarquable ; bras athlétiques) et d’autres qui l’étaient moins.

— C’est donc ainsi que vous avez commencé à chercher la collection Castiglioni, dit Gray. Mais qu’est-ce que c’était que cette œuvre ?

— Dans mon souvenir, ce n’est rien. Une caméra suit un homme dans un couloir. Ce dernier ressemble à n’importe quel couloir d’appartement, années 1970, classe moyenne (parquet à poser soi-même, voyez) sauf qu’il n’en finit pas. Au bout d’un moment, on s’aperçoit qu’il monte légèrement. Cette pente ascendante est presque imperceptible, mais une fois qu’on l’a remarquée on est forcé d’en tenir compte. La lumière évoque celle d’une lampe frontale, de spéléologue. La caméra tremble un peu, sans brusquerie – le mouvement normal de la marche, rien de plus. L’homme qu’on suit est brun, il porte une veste de chasse. On marche et il devient de plus en plus évident, si jamais on en doutait, que ce couloir ne relie pas deux pièces d’un appartement familial. La pente paraît forcir, mais peut-être n’est-ce que la lassitude du marcheur, ou celle du vidéaste, ou celle du spectateur. On prête l’oreille ; le son est sale, on perçoit un souffle qui redouble celui de l’homme, lui fait contrepoint. Les respirations se superposent parfois, et alors on n’entend plus la seconde. Au bout d’un moment encore le marcheur se retourne. Il a une barbe de trois jours. L’image saute un instant, se strie, l’expression de l’homme semble changer, mais peut-être n’est-ce dû qu’à la distorsion de la bande, tout vire au noir. C’est la fin.

Voilà ce que le professeur avait reconstitué de mémoire, à partir de la page 128 du premier catalogue où une capture d’écran montre le cadre, le couloir, la nuque de l’homme – mais aucune nuance n’y est visible entre le brun de ses cheveux et celui de la veste, et il n’y a évidemment rien du mouvement, ni de la marche, ni de l’angoisse légère qui s’installe de façon de plus en plus évidente. Cependant, lorsque Vivian rappela l’artiste pour qu’au moins il confirme ces divers éléments, la durée du film, des détails techniques, qui laisseraient sans doute Gray indifférent (oui, pensa Gray), il alla jusqu’à nier son existence même.

— Que vous a-t-il dit, Vivian, lorsque vous avez insisté ?

Vivian, qui s’ennuyait à périr, récita d’une voix neutre :

— « Cette œuvre n’était pas faite pour être vue, c’est mon intime conviction ; n’insistez plus, je vous prie. »

Gray nota que ses talents d’artiste vocale étaient faibles, voire inexistants.

 

Ils ne savaient rien d’autre, ni du film ni du collectionneur. De l’artiste ils apprirent uniquement que la maison où il vivait avec sa femme avait brûlé. Ce malheur avait eu lieu après la première édition du catalogue, et avant la seconde.

Ils pensaient parfois, Vivian et lui, que le Corridor avait tout simplement disparu dans l’incendie. Mais cela n’aurait expliqué ni les deux éditions du catalogue, ni l’apparition progressive d’autres signes, d’occurrences comparables, qui peu à peu se mirent à dessiner, en creux, les contours de la collection Castiglioni.

 

Le professeur parlait, la nuit tombait, Vivian, l’air d’une enfant boudeuse, l’air d’une enfant qui s’ennuie au point d’arracher délibérément les ailes des mouches, tira sur la maille de son collant, qui fila jusqu’au talon.