Lieux communs et cachettes : notes préliminaires
La troisième photographie n’a pas été retenue car tu estimais ton décolleté trop voyant (outre cette variation que je n’ai jamais réussi, moi, à remarquer, elle est pratiquement identique à la photographie publiée. Sur mon visage se lit une inquiétude vague, peut-être visible de moi seul – je me connais).
Nous sommes toi et moi contemporains de la guerre fraîche – nom donné par les pessimistes, les inquiets ou les réalistes (tu choisiras) à la Détente. Mon père a souffert toute sa vie de ne pas avoir d’abri antiatomique. Ce manque, qui le torturait, m’a conduit à estimer qu’un homme qui a réussi est un homme qui a posé une étagère-lit dans un bunker. J’ai hérité de cette peur, de ce manque, comme on hérite d’un trait de caractère, d’une particularité physique.
Quand il fut question d’une lune de miel, tu as dit Hawaii, parce que au fond tu étais une fille simple, plus chaleureuse et plus cupide qu’il n’y paraissait. J’aimerais mieux un abri antiatomique, ai-je dit. Tu as cru à une plaisanterie. Toutes les fois où je t’ai confié mes peurs les plus secrètes, les plus honteuses, j’ai pris soin (intonations, tournures, langage non verbal) de te faire croire (au moment même où je me mettais à nu, où je me sentais le plus vulnérable) que j’étais ironique. C’était ma façon à moi de me cacher. Tu lisais dans mes pensées de toute manière ; aussi était-ce le seul moyen de te leurrer. Peut-être qu’aujourd’hui je le regrette.
J’aimerais mieux un abri antiatomique ; la guerre froide est finie, as-tu dit. Tu mentais. Volontairement ou non, je ne sais pas ; je surestime ton intelligence – quand je ne suis pas en train de l’insulter. Hawaii, donc ; pour la plage, parce que tu as toujours aimé les États qui n’observent pas l’heure d’été (l’Arizona ; certains comtés de l’Indiana), parce que la lumière naturelle et son économie, tout comme le confort et les loisirs diurnes, te paraissent vulgaires, compromis d’avance. Et aussi parce que tu aimes te promener nue – soyons honnêtes. Il y a sur l’atoll Midway une base secrète, une station d’écoute sous-marine, as-tu dit, qui date de la guerre froide. Les Américains y surveillaient les sous-marins soviétiques, as-tu dit – « sonars passifs et antennes actives, captant les vibrations des moteurs, le mouvement des hélices ». Sans préciser, bien entendu, que le bâtiment avait été détruit.
Stocks de munitions, tirs d’entraînement : nous savions le rôle stratégique joué par ces îles. Plus tard nous avons appris que depuis tout ce temps dormaient à Hawaii des réserves d’uranium appauvri, oubli de la guerre froide. Ce seul fait suffit à prouver que j’avais raison, que rien n’est jamais vraiment fini. Le rayonnement nous en parvenait – quelles conséquences, aujourd’hui, sur la santé hawaiienne ? Le Pentagone se veut rassurant – et comment ne pas penser à nos dix jours sur place ?
J’ai failli périr et tu ne l’as pas vu, il est vrai qu’un homme qui se noie n’a pas toujours l’air d’un homme qui se noie (à une certaine distance, avec le miroitement du soleil sur l’eau, sa réverbération sur le sable, il est facile de penser qu’il joue au contraire, qu’il invite à la baignade). Je t’en ai voulu, mais pas au point de ne pas te faire l’amour. Tout de même, je t’en ai voulu de m’avoir laissé mourir. Tu n’es pas mort, as-tu répondu, car tu lisais dans mes pensées. À moins que ce ne fût, Tu n’es pas encore mort. Et, tout ce temps, à notre insu, de l’uranium appauvri.
Tu as voulu rentrer en France et je t’ai suivie (je lorgnais en secret – en secret ? – la Suisse « où depuis 1971 une loi fédérale oblige chaque citoyen à disposer d’un lit dans un abri antiatomique »). Tu m’as confié toutes les décisions. J’ai choisi Paris évidemment ; j’ai choisi une maison qui ressemblait à un bunker, et tu m’as laissé faire. Tu voulais me voir écrire un nouveau livre, aussi pendant trois ans ai-je fait semblant. Tu n’y as vu que du feu, et peut-être est-ce cela, cet aveuglement, que tu ne te pardonnes pas. En réalité je m’instruisais en architecture. C’est un livre sur toi et sur la fin du monde, disais-je. La blonde et le bunker. Car tu voulais que j’écrive un livre sur toi, comme tout le monde. J’avais peur que tu ne m’aimes plus. Je rêvais de t’enfermer dans un abri antiatomique, de t’y laisser, de partir sans me retourner.
Je ne me serais jamais retourné, me disais-je – jamais. Et ainsi tu aurais été pour toujours là, dans le noir, juste derrière moi.