La malaria les avait, pour ainsi dire, assignés à résidence. Non la maladie réelle mais son spectre, l’angoisse de Mitzi, plus communicative qu’on ne l’aurait cru. Pourtant, sous la verrière, l’assistante brillait par son absence. Nous sommes près de trouver la collection, avait-elle dit – ainsi Gray touchait-il, lui aussi, au but. Un matin, il passa un imperméable et quitta le Ritzi après elle. Il n’était pas sûr d’apprécier Venise, il pensait que la ville était difficile à voir (voir réellement) et presque impossible à vivre, car voilée par ses histoires, réelles ou inventées – histoires dont la maladie faisait d’ailleurs partie, Dante, Casanova, Hemingway (non, Hemingway était d’une santé de fer) – comme autant de filtres superposés. Pourtant limpides séparément, ceux-ci créaient sur place une opacité, une résistance, comme un corps étranger – comme une taie sur l’œil de Gray.
Cependant, lorsqu’il décida de suivre Vivian, de la prendre en filature, à l’ancienne – lorsqu’il choisit la méfiance, la ruse (la ruse et la duplicité), Venise se révéla enfin à lui, dépouillée de ses voiles. Sous le ciel lourd, dans la lumière automnale, maussade (une lumière de fin du monde), la Sérénissime brillait soudain d’un éclat plus franc, visible de Gray seul ; un éclat qu’allumait l’intrigue présente, elle-même écho d’intrigues passées. Maintenant il percevait les chuchotis dans les pierres, il était sensible aux réverbérations surprenantes, créées par une intelligence à la fois architecturale et sonore afin que la ville, à qui savait l’aborder, révèle ses secrets dans la distance – dans le respect, disons, des distances de sécurité. Ces dispositifs, aujourd’hui oubliés, remontaient à l’âge des espions de cour, des coteries, des conjurations – tandis que l’on se croyait à l’abri d’un recoin, d’un muret, d’une colonnade, des jeux d’échos renvoyaient les moindres murmures, échangés en confidence, aux oreilles bien placées.
Gray tomba par hasard dans l’un de ces pièges acoustiques. De l’autre côté d’un canal il observait Vivian, sous son parapluie, qui pénétra dans la cour d’un palazzo. Il se déplaça car elle sortait de son champ de vision – et soudain, à l’occasion de ce pas de côté, il l’entendit dire :
— …. way.
Ici, aussi clairement et distinctement que si elle avait été derrière lui, murmurant à son oreille. Hemingway, peut-être ? Savez-vous pourquoi on ne parle jamais de… ? Mais non, imbécile. Sternway, Vivian Sternway. C’est son nom après tout.
Elle se déplaçait en vaporetto, comme le peuple. Il se demanda si elle cherchait la collection. Ou si elle savait déjà où la trouver. Comme les Vénitiennes elle portait de la fourrure, mais elle était jeune et pauvre, pas de vison de pied en cap pour Vivian – une petite veste en drap bleu nuit, du reste très bien coupée, avec un col blond qui évoquait le lapin (le lapin ou le chat, proie ou prédateur, question peut-être anodine, peut-être cruciale). Petite veste bleu nuit, donc, col en fourrure et lunettes noires.
Elle se rendit à l’Arsenal, elle se rendit à la pointe de la Douane, elle se rendit à la Giudecca et s’engagea dans une rue si longue et si étroite que Gray hésita à la suivre, vraiment un coupe-gorge, une ruelle longue, si longue qu’elle devait traverser l’île, et Gray ajusta son pas sur celui de Vivian afin de ne pas être trahi par l’écho ; il ajusta son souffle au sien, qu’il n’entendait pas mais devinait à son rythme, hanches étroites et dos bien droit, vingt mètres devant lui – et lui, plus grand, plus large, qui parfois frôlait de l’épaule le plâtre humide des murs. Et quand elle s’aperçut, un instant avant lui, qu’il s’agissait d’une impasse, il crut que c’était la fin, son pouls s’emballa. Une encoignure lui offrit un refuge providentiel, si tant est que la providence ait un rôle à jouer dans la distribution spatiale des poubelles en milieu urbain.
Ce fut tout pour ce jour-là.
Le lendemain elle visita des garages et des hangars – des ouvriers en bleu de travail remontaient, pour elle, les rideaux métalliques. Elle alla à la gare de Santa Lucia. Elle fuit, elle prend la fuite, s’inquiéta Gray – mais non, elle se contenta d’inspecter la consigne. Ensuite, elle se rendit à l’aéroport Marco-Polo (Gray détestait les lieux de transit, se sachant trop introverti pour crier : Carabiniers, arrêtez cette femme ! dans quelque langue que ce fût). Il la perdit de vue, bloqué par un groupe de touristes américains qui parlaient d’Hemingway, d’Hemingway à Venise, le Harry’s Bar, sa maîtresse de dix-neuf ans – quel numéro tout de même, ce prix Nobel.
Quand il rallia le Ritzi, Vivian était là, l’air fraîche et reposée. Gray ne put donner un sens à ses déplacements. Une chose était sûre : elle évita toujours soigneusement, avec une grande compétence stratégique, la place Saint-Marc.
Ce soir-là ce fut elle qui le surprit. Il se demanda même si ce n’était pas un guet-apens. En effet, ils tombèrent nez à nez au détour d’un couloir. Gray sursauta – de près elle était très belle, elle paraissait en très bonne santé –, il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, n’importe quoi (elle est si pleine de vie – un peu d’esprit, que diable, lui intima le mort), mais ce fut elle qui, le regardant par en dessous, joueuse plus qu’enjôleuse, lui demanda, Savez-vous pourquoi on ne parle jamais d’Hemingway, ici ? Elle tâcha de garder son sérieux, échoua, gloussa franchement, comme une gamine ; lui se creusant la cervelle pour dire quelque chose – le mort ne l’aida pas.
Soudain, Vivian abattit la main sur le torse de Gray comme si elle s’efforçait de le rappeler à l’ordre. Il fut choqué de ce contact soudain, cela lui parut déplacé, presque violent (une tape – pas plus – mais décuplée par l’effet de surprise) – comme si elle essayait de le rappeler à lui. Un massage cardiaque a minima.
— Un moustique, dit-elle en haussant les épaules, sérieuse mais les yeux encore brillants de sa petite plaisanterie hemingwayienne.
Un moustique – dont il ne vit d’ailleurs aucune trace sur sa chemise ni, lorsqu’il s’en assura par acquit de conscience, sur sa peau.
Le lendemain l’assistante se leva à l’aube. Elle portait un sac de cuir éraflé qui devait contenir un objet aux arêtes vives et régulières – Gray pensa à un petit coffre-fort d’hôtel, ou à une boîte métallique munie de ces serrures qui ne dissuaderaient pas un enfant de chœur. Encore une fois, il craignit qu’elle ne s’enfuie. Il la suivit le long des rues et sur les ponts, il était tôt, l’air était frais, vivifiant. Lorsqu’elle entra dans une agence immobilière, il s’offrit un café. Les journaux mentionnaient la malaria en passant, à peine un entrefilet. Devant un bureau d’intérim, où elle pénétra en coup de vent, il étudia un kiosque pourtant fermé. Il y avait du soleil aujourd’hui, qui se reflétait en mille facettes sur l’eau glauque des canaux et, dans les rues, sur ces flaques qui ne semblaient jamais sécher. La fin du monde n’aurait peut-être pas lieu.
Elle se rendit d’un pas sûr à un ponton, Gray attendit sur la terre ferme, la regardant négocier son équilibre sur ce terrain mouvant. Lorsque le vaporetto arriva, direction Lido, il monta parmi les derniers. Vivian avait trouvé une place assise à l’intérieur ; lui resta debout derrière elle, dehors. Le vent lui fouettait le visage, remettant un peu de sensibilité même dans ces zones qui étaient, et n’étaient pas, lui. Il s’efforça de ne jamais quitter des yeux la tête brune, dont la tempe s’appuyait par intervalles à la fenêtre. Étrangement, il ne craignait plus qu’elle s’échappe ; plutôt qu’elle s’endorme. Mais non, elle se redressa, remonta ses lunettes noires sur son front et sortit un journal.
Peu à peu le bateau se vidait. Jamais elle ne descendait. Au terminus du Lido ils étaient peu, le risque était grand. Il rusa, descendit voûté avant elle, déterminé à attendre afin de ménager la plus grande distance entre eux, car ici, dans ce grand désert, elle n’aurait aucun mal à le repérer. Mais il était nerveux, ne tenait pas en place, plusieurs fois il faillit s’engager à sa suite, en dépit du bon sens. Pour s’astreindre à la patience, il compta des Hemingway – pour s’apercevoir, surpris, que son unité de temps (son unité personnelle, intime) n’était plus ce nom, mais plutôt la tape qu’elle lui avait donnée, la veille, lorsqu’il l’avait croisée dans le couloir ; tape grâce à laquelle son corps décomptait à présent les secondes et négociait le cours des choses – cette petite main s’abattant sur son torse sans prévenir ; pas une claque, pas une caresse, mais l’expression parfaite, aux yeux de Gray, de ce qu’est ou devrait être un contact ; et bien qu’il rejouât plusieurs fois en esprit cette rencontre impromptue, jamais la vivacité de cette paume contre sa poitrine ne s’altéra, le souvenir ne s’émoussa pas. Au contraire il trouva, à force de répétition, plus de chaleur encore à cette petite main intempestive. Il sourit, à l’horizon la silhouette de Vivian s’amenuisait, à contre-jour elle n’était plus qu’un léger moustique sur la route goudronnée – alors il se mit en route à sa suite.
Il pressa le pas, raccourcissant peu à peu, prudemment, la distance qui les séparait. Cette fois elle visita un hangar. Elle affichait aujourd’hui tous les signes extérieurs de la dissimulation, remonta son col de fourrure jusqu’aux oreilles en dépit de la tiédeur de l’air (je suis ici incognito), coula un long regard à droite, puis à gauche, et se glissa sous le rideau métallique à demi remonté.
Gray resta à l’extérieur, s’appliquant à ce que ses pieds demeurent invisibles de l’entrepôt. Enfin mon bunker, se dit-il. Enfin un bunker pour le mort. Enfin. Il entendait, à l’intérieur, l’écho de ses pas.
Lorsqu’elle ressortit, le sac, vide, pendait mollement à son bras.
Le hangar ressemblait à n’importe quel hangar, à celui qu’il avait lui-même visité à Londres, à ceux que le professeur lui avait décrits, une grande étendue bétonnée, plutôt sale. Posé à même le sol, dans un coin, un boîtier rectangulaire, de la taille d’une petite chaîne hi-fi ou d’un magnétoscope compact, mesurait l’humidité de l’air. Ailleurs, rien. Hormis, caché dans l’ombre, dans un coin particulièrement reculé, un boîtier de CD. À l’endroit où aurait dû se trouver le disque, collée dans le creux en plastique moulé, une petite étiquette sur laquelle on lisait « Corridor », suivi d’une date.
Lorsque Gray rentra au Ritzi, après une traversée qui lui parut interminable – Vivian avait un, sinon deux vaporetti d’avance –, le professeur n’était pas là. Mitzi lui dit qu’au retour de l’assistante les deux chercheurs s’étaient plongés dans un long conciliabule. Le professeur avait étouffé une ou deux exclamations, comme s’il peinait à contenir son enthousiasme – non, elle ignorait ce qui s’était dit, ce n’était pas son genre à elle, Mitzi, d’espionner ses pensionnaires (elle lança à Gray un regard lourd de reproches ; comme si sa langue avait fourché, comme s’il avait par mégarde mentionné Hemingway).
– Le professeur a laissé un mot pour vous, dit-elle enfin, et sur le papier à en-tête du Ritzi, Gray lut, dans une cursive curieusement juvénile : Nous sommes partis en safari.
*
Gray les entendit rentrer, tard dans la nuit, chuchotant dans le couloir. À l’endroit où Vivian l’avait heurté, son cœur battait à tout rompre. Mais le lendemain matin, lorsqu’il descendit, tôt, sous la verrière, il trouva le professeur défait – l’image de l’accablement, la peau sous les yeux soudain fragile, froissée, et il remarqua pour la première fois qu’en dépit de sa fière allure il n’en était pas moins un vieil homme, plus lent qu’il n’aurait cru. À cet âge, ça ne tient à rien – une mauvaise nuit, un espoir déçu.
Il était assis à sa table habituelle, devant la machine que Gray avait vue la veille dans l’entrepôt, qui ne mesurait plus rien à présent, ni humidité relative ni rien, l’aiguille au point mort sur le cadran. Et le professeur la contemplait, mortifié, comme s’il se fut agi d’une boîte noire ; boîte noire dont il n’avait pas les outils pour la lire, qui conserverait à jamais ses secrets, lovés à l’intérieur de la coque métallique, dans ses circuits inaccessibles. Un mystère inexploitable.
— Professeur ? fit Gray, prudemment.
L’échec de Warski était aussi le sien.
— Nous sommes arrivés trop tard, dit-il d’une voix blanche. Trop tard. La collection était là et nous ne le savions pas.
— Professeur, je dois vous parler… commença Gray.
Mais Vivian fit irruption dans la salle, plateau de petit déjeuner dans les mains, avançant avec précaution parmi les plantes, telle une nymphe d’un rang mineur.
— Il faut manger, maintenant, Professeur, dit-elle.
Mais c’est Gray qu’elle regardait, elle ne jouait plus, elle semblait grave et implorante – n’en parlons pas, n’en parlons pas encore. Gray lisait en elle, ce matin, comme dans un livre ouvert. Elle posa le plateau près du professeur et s’agenouilla à ses côtés. Elle n’avait pas l’air coupable et pourtant elle l’était, elle devait l’être – à quel jeu jouait-elle donc, à présent qu’elle ne jouait plus ?
Dans la lumière du jour on remarquait à peine que l’électrocuteur d’insectes était allumé. Gray fixa son néon blême, ce bleu maladif censé attirer les nuisibles et les perdre contre le grillage électrifié. L’anneau lumineux faisait, derrière le treillis galvanisé, comme une auréole artificielle, une auréole autonome, abstraite, sans aucune figure de sainteté à distinguer ; ne signalant rien, sinon un petit piège industriel.
— Ne vous en faites pas, Professeur, dit Vivian doucement. Nous étions si près du but – si près du but. Nous avons des preuves.
— Elle nous a filé entre les mains, dit Warski. Comme de l’eau.
— Mais nous avons des preuves, cette fois, plaida Vivian. Nous avons le boîtier du Corridor. Je continuerai les recherches. D’après vos calculs, Professeur, elle sera dans deux mois à Hong Kong. Nous serons prêts, j’en suis sûre. Mais buvez une tasse de thé.
— Vous ne l’avez pas trouvée, alors, dit Gray, et c’était tout sauf une question.
– Nous l’avons manquée, dit le professeur. Nous l’avons manquée par ma faute – je suis si lent, Vivian, et le temps passe si vite.
— Dans deux mois, Professeur, le rassura-t-elle.
Combien de fois déjà avaient-ils joué cette scène ? Gray était tout assommé, envahi par une torpeur terrible ; le mort en lui récitait des faits, la collection Castiglioni aperçue à Londres, à Milan, à Paris, à Hong Kong (contrat de bail en bonne et due forme), à Venise – des lieux hors des sentiers battus, des caves, des entrepôts –, le mort et son bunker – le Corridor qui n’était pas fait pour être vu. La prochaine fois, lui promit-il, mais il n’y croyait pas. La prochaine fois, peut-être – mais son cœur s’engourdissait car il avait compris – dans deux mois, six semaines peut-être ; puis il s’aperçut que ce n’était pas lui ni le mort en lui qui tentaient de se consoler, mais Vivian qui parlait au professeur, qui le réconfortait comme un enfant. Et comme un enfant le professeur semblait reprendre courage, reprendre espoir, revenir à lui.
— Nous ne nous laisserons pas abattre, Vivian, dit-il. N’est-ce pas, Gray ?
— Sans doute, bafouilla Gray.
Et Warski, sorti de sa stupeur, le vit enfin :
— Mais mon jeune ami, que vous arrive-t-il ? Vous êtes blanc comme un linge, comme si vous aviez vu un…
— Mon employeur est mort, balbutia Gray, ne sachant plus quoi dire.
Il quitta la verrière précipitamment et regagna sa chambre. Allongé sur le lit il reprit sa position des premiers jours, dite « linceul chrétien », un livre ouvert posé sur le visage en guise de masque d’avion, ou de masque mortuaire, ou peut-être simplement d’œillères.
Il n’aurait su dire combien de temps s’écoula. Il recombinait tout ce qu’il avait compris, tout ce qu’il croyait comprendre, Vivian dans des agences immobilières, Vivian et le sac en cuir vide. Il attendit. Il lui fallait une autre unité de temps ; ni Hemingway, ni la main de l’assistante contre lui, mais une durée plus longue, plus dure, l’équivalent pour lui, qui était mortel, d’un temps géologique.
Il reprit tout depuis le début, l’accident de voiture (freins, flammes, fumée), son départ pour la France, Anna à Beaubourg, Anna dans son lit, Anna disparue, et John allongé à ses pieds, les yeux clos, tandis qu’il lui lisait ses propres textes, tandis qu’il le laissait mourir. Que disait-on de lui, déjà ? Il regardait les gens dormir et son regard portait malheur. Non – son regard portait malheur : il regardait les gens mourir.
Il entendit qu’on glissait quelque chose sous sa porte mais ne trouva pas immédiatement la force de se relever. Quand il y parvint, le soir tombait, il dut allumer le plafonnier pour lire : Parlons. V.