Gray referma soigneusement la porte après lui. Il portait ses gants. L’assistante le regarda d’un air surpris, ou craintif ; elle ne l’attendait plus. Elle était assise en tailleur sur le lit, telle une étudiante athlétique, dans un cercle de feuilles imprimées, des reproductions de tableaux – les couleurs sont les premières à filer, c’était du travail d’amateur, les contours bavaient par endroits. Des tableaux partout, sur du papier fragile, peu adapté, saturé d’encre, gondolant parfois – comme disséminés par le souffle d’une explosion dont Vivian aurait été le cœur : un rempart d’images qui, elle le sut dès qu’elle vit Gray, ne lui seraient d’aucun secours.

Ce n’étaient que des Eurydice, partout, s’aperçut-il, et des Orphée plaidant leur cause, des Orphée trop inquiets, impatients.

— Vous avez deviné, n’est-ce pas ? demanda Vivian. Elle ne rangea pas les reproductions, au contraire il sembla à Gray qu’elle les rajustait autour d’elle en rangs plus serrés, Rubens, Titien, Raoux, Poussin et bien sûr Corot, en rangs serrés pour ne laisser aucun passage, mais c’était absurde, Gray s’assit sur le lit, cornant l’une des illustrations ; Vivian cilla comme s’il s’en prenait à elle. Son visage, son cou étaient à portée de main, ils mesurèrent la distance en même temps – moins d’une longueur de bras. La brune et l’étrangleur, dit le mort.

Vivian recula un peu dans son cercle magique, Rubens, Titien, Corot, elle se ramassa sur elle-même, inspira profondément comme en préparation d’une longue apnée, et Gray se rappela sa capacité pulmonaire de plongeuse ; inspira et dit :

— Vous me suiviez donc réellement ?

— Vous le saviez ?

— Je l’ai craint. Puis, je ne sais pas, je l’ai espéré. Je n’ai pas osé me retourner – pardonnez-moi de vous le dire, mais il y a du mort en vous.

Elle absorba son silence comme un coup, comme un impact, et poursuivit.

— Avant tout, dit-elle en se redressant légèrement, avant tout elle tenait à préciser qu’elle avait toujours, pour des raisons qui n’avaient rien de fortuit ou de complaisant – des raisons qui engageaient sa personnalité entière – été loyale au professeur. Il lui était comme un père. Quand tous s’étaient détournés de lui, elle était restée. Et lui l’avait gardée quand il avait renoncé au monde. Elle, rien qu’elle – seule représentante du cercle de ses disciples et de celui, plus large encore, des admirateurs qui se pressaient autour de lui auparavant. Il était comme pestiféré, il était perdu. Et elle était demeurée à ses côtés, même lorsqu’il était au plus mal, même lorsque dans les musées il n’osait plus lever les yeux sur les tableaux. Que voyez-vous, Vivian ? lui demandait-il, et sa voix n’était qu’une supplique, sa voix n’était qu’une plaie. Le regard baissé, les poings serrés dans ses poches, l’ombre de lui-même. Que voyez-vous, Vivian ? Et elle le lui disait. Mais ça n’allait pas, ça n’allait jamais. Un jour elle trouva dans sa veste un flacon, un flacon transparent, et elle imagina que c’était cela qu’il agrippait ainsi devant les plus grands chefs-d’œuvre – une fiole d’acide. Elle craignait qu’il ne commît l’irréparable. Mais alors ils avaient commencé l’enquête sur le Corridor. Et la collection lui avait redonné espoir.

— C’est l’unique raison de ma présence ici, dit-elle : lui, non cette saleté d’Eurydice.

Lorsqu’elle était allée voir l’artiste qui avait réalisé le Corridor, il l’avait accueillie avec gentillesse. Il fut très chaleureux et, contrairement à ce que le professeur pensait, parfaitement coopératif. Le Corridor, dit-il en lui servant une citronnade, avait disparu dans l’incendie qui avait coûté la vie à sa femme, sa femme qui tenait la caméra dans cette vidéo. Il n’en avait pas d’autres exemplaires, c’est pourquoi il l’avait fait retirer du catalogue réédité. Il connaissait les manies des collectionneurs, tout le monde sait combien d’œuvres sont mises au secret, jalousement gardées par des particuliers ; aucun excentrique ne l’avait approché, mais l’idée lui plaisait. Il ne voulait plus avoir à parler de l’incendie, il ne voulait plus avoir à évoquer son épouse, pas en public ; il voulait se la rappeler comme il l’entendait. Il ne voulait pas qu’un universitaire fasse d’elle une note de bas de page.

Sur le trajet du retour Vivian avait arrêté la voiture pour réfléchir. Ce serait une déception terrible pour le professeur. Elle pensa longuement, quand elle prit une décision il était déjà tard, alors elle souleva le capot de sa voiture et y plongea la main. Les doigts pleins de cambouis, elle s’essuya le front, y laissant délibérément une traînée dont elle se dit ensuite qu’elle ressemblait à un mot, mais illisible, dégradé ; corrompu en tache, en simple marque – mais le mouvement, dit-elle, était celui de l’écriture – car elle avait décidé de s’en tenir à ce que le professeur savait, ou croyait savoir.

Et, à ses côtés, elle chercha assidument une collection dont elle savait qu’elle n’était rien. Mais il se produisit alors une chose étrange : plus elle cherchait, dit-elle, plus la collection se mettait à exister. Soudain des inconnus la mentionnaient à demi-mot – comment ils en avaient eu vent, elle l’ignorait, les histoires ont une vie propre. De personne en personne, de pays en pays, l’idée d’une collection dormante se répandit lentement, comme une infiltration, comme un virus. Peu à peu, on lui renvoya, comme s’il existait depuis toujours, l’écho d’un nom qu’elle croyait avoir inventé – à tel point qu’elle doutait parfois ; le bail de Hong Kong c’était elle, évidemment, mais pas Londres – Londres, elle n’y était pour rien, quelqu’un d’autre était à l’origine de ce bruit-là –, peut-être étaient-elles plusieurs désormais à répandre la collection – comme les porteuses saines d’un virus, à propager le mythe, l’épidémie Perséphone, la crise Eurydice. Le plus drôle, c’est qu’elle n’était même pas sûre d’être à l’origine du surnom. Sans doute avait-elle semé les indices, sans doute avait-elle tout mis en place pour que d’un seul coup la rumeur cristallise, pour que la collection apparaisse, se mette à exister de la façon invisible, fictive, qui était la sienne. Mais elle n’avait pas agi par malice. Elle voulait aider le professeur, voilà tout : il était un père pour elle.

Elle leva les yeux sur Gray, elle ne comprenait pas ce que cela changeait pour lui, dit-elle précipitamment, reculant encore dans l’abri dérisoire des images, son cercle de feuilles éparpillées – regrettait-elle, à présent, que la porte fût fermée ?

Elle ne comprenait pas pourquoi il le prenait à cœur, pourquoi il se penchait vers elle ainsi, pourquoi la symétrie de ses traits était compromise de désarroi (de colère ? de fureur ?). Elle savait ce qu’était la collection aux yeux du professeur – jamais ce dernier ne devait apprendre la vérité – et elle souffrait de lui infliger des déceptions, comme celle de la veille, pourtant nécessaires à sa survie (la collection lui donne du temps, à lui qui s’estime en sursis) – mais Gray, pourquoi ses mains gantées tremblaient-elles ainsi ?

Alors il lui raconta tout. Le testament, la photographie, la rue entilleulée où une femme avait été à la fois devant et derrière l’objectif. La blonde, le bunker, le mort qui croyait à la collection Castiglioni, le mort qui réclamait son dû, son œuvre. Voilà ce que Vivian lui avait fait : elle l’empêchait d’honorer sa dette, elle lui interdisait de placer sa mémoire dans un objet, de remettre le drame à sa place, dans l’autographe frontal, dans les négatifs et leur histoire. Elle le condamnait à le porter en lui, ce drame, à en être l’unique dépositaire, l’unique porteur.

Voilà pourquoi ses mains tremblaient. Voilà pourquoi sa gorge se serrait – parce qu’il se savait désormais condamné à porter cette histoire, à être à jamais composite, pas seulement son visage à demi mort mais lui, ses pensées, sa voix – à jamais séparé de lui-même, cohabitant à jamais avec le mort. Un pied dans la tombe.

— Comme nous tous, dit Vivian.

Il se pencha vers elle. Les Eurydice écrasées cédèrent sous son poids dans un froissement. Il posa la tête sur son genou droit, son genou d’ancienne étudiante athlétique.

 

Plus tard elle lui dit que c’était amusant, car parfois Eurydice est blonde, comme chez Poussin ; chez Le Titien elle est brune et pour Rubens sa couleur de cheveux est indéterminée, quoiqu’on distingue sur le dessus de sa tête un reflet plus clair ; Corot, quant à lui, la peint brune lorsqu’elle est vivante (encore vivante, du moins – tout juste mordue par le serpent). Mais, dans le tableau où Orphée s’efforce de la ramener, sous son voile elle est blonde.

— Qu’allons-nous faire à présent ? demanda Gray.

— Rien, dit Vivian. Nous allons trouver une rue entilleulée, une rue de ville moyenne américaine ; nous allons trouver une chemise d’homme et des derbies ; puis un Manuel de survie nucléaire, un stylo-feutre ; enfin, un petit Nikon volé, et des pellicules Kodak vieilles de quinze ans. Voilà ce que nous ferons. Le temps presse – selon les prévisions du professeur, la collection Castiglioni sera à Hong Kong dans huit à dix semaines. Et je crois que cette fois sera la bonne. Ou presque.

— Ce n’est pas un Nikon mais un Leica, dit Gray, les yeux fermés, le cœur battant.

 

Plus tard encore dans la nuit, Vivian lui dit, d’une voix ensommeillée :

— Une dernière chose : je ne me teindrai pas en blonde.

— Je n’aime pas les blondes, répondit Gray sans ouvrir les yeux.