Mercredi 22 septembre

Fin mai, malgré la gaffe de Barham, il nous avait bien fallu la boucler, cette phase du contrat nous liant au musée. L’inventaire des artefacts était pour ainsi dire terminé, mais il restait toujours quelque rencontre stratégique avant les vacances d’été, les ultimes préparatifs pour notre séjour à Érévan et le plan de travail à arrêter pour l’automne. Enfin bref, cette tuile, nous aurions pu nous en passer. Sachant qu’il nous faudrait bien un jour ou l’autre rattraper ce temps perdu à la taverne, d’une façon ou d’une autre, nous étions tous devenus un peu paranos. Nous avions hâte d’en finir, mais ce jour-là, à les entendre me décliner des ordres en rafale en l’absence de monsieur Valois retenu sur le campus de l’université, c’était comme si, pendant tout ce temps, je m’étais traîné les pieds comme le fils de riche que je ne suis pas.

C’est ainsi que je me suis retrouvé le commissionnaire d’un peu tout le monde : allez, Ivan Ivanovitch, tu nous écris ce communiqué de presse avant seize heures; allez, Ivan Ivanovitch, tu dois vérifier si tout a bien été payé ; allez, Ivan Ivanovitch, faudrait bien un jour que tu ailles la chercher, cette enveloppe que Barham a laissée à l’hôtel Plaza. Holà, subtils intendants et non moins belles dames, votre Ivan Ivanovitch de service peut-il vous aviser que malgré sa légendaire et puissante force de travail, malgré sa bonne volonté, il ne pourra jamais tout faire en même temps, et il serait peut-être bien qu’on se les grouille plutôt que rester là à regarder monter la marée, le cul bien rivé sur cette terrasse en bois traité.

Ivan Ivanovitch ! D’ordinaire, je ne leur en tiens pas rigueur. Ça se veut toujours gentil et d’une belle complicité, mais cette fois, ça m’a soudain écorché les oreilles. Ce jour-là, il était temps que je quitte cette terrasse ombragée qui nous servait le plus souvent de lieu de repos, sinon je les engueulais tous en russe. Après avoir ajusté mon casque, sécurité oblige, j’ai enfourché mon vélo. En m’engageant sur la piste longeant pour un moment la baie avant d’arriver plus au nord aux voies ferrées et à l’usine de pâte et papier, l’air frais m’a fait grand bien, de même que devant l’usine, cet air un brin acidulé. Dix minutes plus tard, je me retrouvais donc ici même, à l’hôtel Plaza, avenue du Port, accoudé comme un postier au comptoir de la réception. À la radio, il y avait évidemment la météo, et ce fut bientôt suivi de pubs non moins étourdissantes sur quelque chose de pas cher payé pour accéder au bonheur. J’attendais le patron parti chercher l’enveloppe dans son bureau, m’appliquant à faire le vide après avoir reçu plus tôt tant d’ordres, faisant et refaisant le compte plutôt réduit des clés fichées sur le tableau. Où donc l’avait-il fourrée, cette maudite enveloppe, lui qui avait donné la veille un coup de téléphone au musée pour que quelqu’un passe la cueillir?

Je songeais à notre Barham sans doute en train de se la couler douce sur une plage méditerranéenne lorsque je fus témoin d’une sublime apparition, et ce qui m’était apparu jusque-là une vraie corvée s’est dans l’instant transformé en rêve. Comme un faisceau de lumière dans la pénombre. Sans me porter la moindre attention, elle est arrivée de nulle part pour s’installer de ce côté-ci du comptoir, me coinçant entre elle et une fausse plante verte sans même me regarder ni s’excuser. Douces réminiscences. À la seule vue de ses hanches et de son profil de type eurasien, je me suis pour ainsi dire retrouvé dans ce jouissif train de nuit Saint-Pétersbourg – Moscou. Je lui donnais la mi-vingtaine.

Mais qu’ils sont charmants, ces jolis petits bas découvrant tes fines chevilles en retombant sur tes souliers tout bien cirés. Et ta jupe droite! Et cette craquante petite blouse à manches courtes, blanche, immaculée, légère, comme celles que ma grande sœur portait à l’école secondaire, si douces au toucher. L’expert pourrait-il ouvrir ton col pour vérifier? Non, évidemment, des plans pour. Et tes cheveux châtains ramassés en chignon, le col serrant à peine ta nuque dégagée, on meurt. Jeune femme, songeais-je en feignant l’impatience, ton uniforme te va à ravir. Tu es canon, toi, mais tu t’es sans doute trompée d’hôtel, d’étage, et peut-être même de personnage. Vraiment, le patron aurait pu dès lors s’obstiner à chercher l’enveloppe des heures durant sans que je m’en offusque outre mesure.

Après un moment d’hésitation, elle s’est mise à plier avec une précision maniaque ses torchons. Textile, textile, textile ! La manche de sa blouse cherchait maintenant à me frôler l’avant-bras, je restais de marbre, espérant que ça dure, que ça dure. Elle s’est soudain retournée, nous nous sommes échangé un sourire complice, moyennement froid. Un peu frustré d’avoir découvert une aussi charmante femme de chambre deux jours avant le départ pour Québec, je me suis mis à refaire le compte des clés, me sentant tout autant anthropologue en terres oubliées que commissionnaire sans avenir. Il me semble que travailler sous cette chaleur, me disais-je, il me semble donc que ça me tomberait dans les poumons. Pas toi ? Le patron est finalement revenu tout joyeux des pommettes, posant sans ménagement l’enveloppe brune sur le comptoir alors que j’étais sur le point de me mettre à parler savon.

Ce midi, j’étais encore au lit à songer à la somme de travail qui m’attend dans l’écriture de ce roman lorsque j’ai entendu la clé tourner dans la serrure. Selon mon habitude, j’avais oublié de mettre le loquet avant de me coucher. J’ai alors eu le réflexe de remonter la couverture avant que la dame en question fasse son entrée. Midi et demi, lui ai-je lancé du regard se voulant fatigué, tu parles d’une heure pour faire le ménage. Serviettes sous le bras, trousseau de clés à la main, elle restait plantée là dans toute sa splendeur noire et blanche. Ah ! Ah ! belle Eurasienne, je te surprends en flagrant délit de nettoyage. Avant qu’elle quitte en s’excusant, j’ai eu le réflexe de l’inviter à venir prendre un verre en fin d’après-midi, et sans plus m’inquiéter, je me suis retourné pour dormir encore un peu.

La dame en question s’appelle Johanna et puis, effectivement, elle vient tout juste d’avoir vingt-cinq ans. Elle est inscrite à temps partiel à l’université, sciences de la gestion. Je sais déjà tout ça, car pas plus tard que cet après-midi, peu avant seize heures, cette future comptable frappait à ma porte. Ah tiens ! ma foi, cela se pourrait-il que… Délaissant mon livre pour le poser sur la commode, je suis allé ouvrir. Elle se tenait là, dans le couloir, toujours aussi ravissante qu’elle avait pu l’être ce midi, de même qu’au mois de mai, toujours vêtue de son uniforme qui, ma foi, n’en est pas vraiment un. Tout sourire, elle me proposait rien de moins que deux bières et les coupes appropriées sur un véritable plateau d’argent. Compliments de la maison, a-t-elle fait en se faufilant pour aller poser le tout sur la commode, ce qui me fit sourire à mon tour. J’imaginais facilement qu’en bonne professionnelle du ménage, connaissant parfaitement les coins et recoins de cette chambre, elle devait s’y sentir beaucoup plus chez elle que moi chez moi.

Il ne me restait plus qu’à l’inviter à s’asseoir en lui désignant le deuxième fauteuil. C’est ce qu’elle fit avec grâce, et nous nous sommes observés comme ça un bon moment, les yeux dans les yeux, histoire de nous jauger mutuellement.

Pour tout dire, moi qui vis sans copine depuis plus d’un an, moi qui n’ai pas fait l’amour depuis au moins deux semaines, je me suis retenu pour ne pas lui sauter dessus sans plus de préambule, mais je me suis contenté de jouer ce tout nouveau rôle que j’aime bien, celui du jeune romancier sérieux, un brin troublé, comme qui dirait en période de réflexion. Comme pour excuser son audace, elle s’est alors investie dans un discours tout marketing.

Vous savez, ici, dans cet hôtel, il arrive souvent qu’on loue une chambre pour de longues périodes indéterminées, mais il est rare qu’on le fasse comme vous pour un mois ferme. Alors voilà : disons que le patron est du genre à soigner sa clientèle. Dans tout autre cas, a-t-elle précisé alors que je lui laissais toute la place, le patron traite directement avec le représentant de l’armateur. Voyez-vous, le marin d’Indonésie ou d’ailleurs qui termine ici son calendrier de travail doit nécessairement attendre sur place son billet d’avion avant de retourner chez lui. C’est une simple question d’argent, le but étant de l’embarquer à moindre coût en y allant par bonds successifs, sans nuitée à Chicago, à Los Angeles ou à Tokyo. Une fortune, les chambres d’hôtel dans ces villes-là, c’est pas comme ici. Je me tenais les bras croisés, la coupe à la main, et je me disais qu’en plus de s’occuper de sa tâche avec classe, ce qui n’est pas peu dire pour un si petit hôtel, cette fille avait vraiment tout de la parfaite directrice des communications. J’ai poursuivi dans la veine hôtelière en faisant allusion à ma visite éclair de la fin mai. S’en souvenait-elle seulement. Évidemment qu’elle se rappelait ma visite. Torride journée, et elle se remémorait parfaitement le cycliste venu chercher un colis. Ah tiens, ai-je songé en jetant un œil à mon ordinateur traînant sur le lit, intéressant.

Avec candeur, elle a ajouté que je n’avais pas changé : sérieux jeune homme dans la vingtaine portant la courte barbe plus ou moins taillée, cheveux noirs, lustrés, mi-longs, coupés aux épaules. En fait, a-t-elle précisé alors que je ne m’y attendais pas, vous me faites penser à un marxiste des pays de l’Est, mais seulement, en reste-t-il encore là-bas ? Comme une explosion de pixels dans ma tête : sidérante de précision, cette fille, et puis géopolitiquement déroutante. Je suis resté sans voix, ne pouvant que lui rendre son sourire un brin conquérant. Je lui ai alors demandé ce qu’une femme comme elle faisait dans un hôtel perdu dans la toundra industrielle, et loin de se démonter, elle m’a seulement précisé qu’elle y faisait le ménage.

Très bien, le ménage, mais je n’étais pas obligé pour autant de lui avouer que dans cette chambre où elle me semblait si à l’aise, j’étais en train de mettre en scène quatre personnages qu’elle connaissait peut-être déjà. Pas obligé non plus de lui dire qu’elle me donnait déjà plein d’idées, que j’allais peut-être avoir bientôt besoin de ses lumières si je voulais mieux saisir le sens de certaines tirades souvent alcoolisées, surtout celles de Lili, la seule femme autour de la table.

Pour l’avoir écoutée et écoutée tout au cours de l’été, aussi bien dans mon appartement du Vieux-Québec qu’en Arménie, toujours avec un grand plaisir et le plus souvent avec émotion, je peux affirmer que cette Lili ne fait pas dans la dentelle, et son discours commanderait à lui seul un tour guidé de la ville. Mais voilà, cet après-midi, avec toutes les précisions que cette femme de ménage hors du commun me servait avec tant de professionnalisme sur la gestion de cette clientèle particulière de l’hôtel, il m’a semblé qu’elle pouvait ou pourrait très bien se transformer en guide parfaite. Enfin, nous n’en sommes pas encore là. Nous verrons bien. Sans doute qu’elle n’en a rien à faire, de mon projet, cette drôle de fille s’étant pointée dans ma chambre pour une question de marketing. Je laisse maintenant la place à Lili et à Miguel. Lorsqu’elle parle de son homme, Lili évoque un hôtel situé dans les environs du quai Lepage : l’hôtel Terminal. Je sais bien où est situé ce quai Lepage. Il est pour ainsi dire intégré au parc linéaire donnant sur la baie, dans ce qu’on appelle ici le quartier de Bagotville, mais cet hôtel, je ne l’ai jamais vu.

Cassette 3B-2

Lili

 

Ah ! si vous aviez vu mon Miguel quand il me bouffait l’entrejambe. Ah! mes nuits de juillet, des semaines entières à me faire lécher le cul par un Dieu ! J’étais en feu, je vous dis, et je suais de partout; mon beau Miguel du Portugal, il me faisait tourner chaque fois les plafonds. En plus, il savait tout sur la cuisson des poissons, mon macalous chéri. Il savait vivre, lui, c’était pas comme ces grands blonds de Suédois qui se prenaient tous pour des acteurs de films américains. Non, mon petit Miguel à moi, après l’amour, il se transformait en mari tout plein d’amour. Il nous allumait toujours ses européennes pas fumables au tabac noir, je buvais toujours son scotch de contrebande, il buvait toujours son petit rouge, puis sur son poêle à deux ronds, il nous cuisinait toujours sa morue fraîche avec du riz aux oignons et des pois verts.

Ça faisait chaque fois hurler le patron du Terminal. À travers la porte, il venait chaque fois nous crier par les oreilles qu’avec notre maudit poisson puant, on empestait son hôtel pour des jours et ça faisait fuir ses meilleurs clients. Il pouvait bien parler, lui puis ses gros cigares de Cuba. Maudit menteur, c’est pas vrai qu’on faisait fuir les clients. Je vous jure, on n’avait rien qu’à tirer les rideaux pour voir : c’était noir de monde dans la rue puis sur le quai.

Mon Miguel, qui avait bien sûr une belle femme comme moi dans chaque port, il aimait tellement mes jambes. Je peux comprendre. Regardez-moi ces mollets tout fermes, et je suis une vieille-vieille femme qui aura bientôt cinquante-six ans. Il disait partout dans le monde et à tout le monde que c’est Lili de Port-Alfred qui avait les plus belles jambes, des jambes encore plus bandantes que celles de Marilyn Monroe et de sa Brésilienne préférée. C’est pas rien. Moi, je mouillais rien qu’à l’entendre me dire tout ça au creux de l’oreille. Jamais il en avait vu de pareilles, et c’est pour ça qu’il me cuisinait avec amour sa morue et ses puants petits poissons : pour me rendre hommage. C’est pas gentil, ça! Dire que personne dans cette ville de cheaps m’a dit de si belles choses, sauf toi, bien sûr, mon beau Jean-Claude. Mais toi, c’est pas pareil : tu trouves que toutes les femmes sont belles. Un compliment dans ta bouche, ça veut plus rien dire. En plus, tu m’as jamais touchée, c’est à croire que je te fais peur avec mes petits bobos pas trop catholiques. Laisse faire, mon beau Jean-Claude d’amour, c’est pas grave, et puis c’est pas à ton tour de parler. Organise-toi pas pour faire enrager monsieur Fernand qui nous prête sa belle horloge.

Un mardi – c’était l’automne, je m’en souviendrai toujours –, le patron m’a donné une enveloppe quand je suis arrivée à l’hôtel. C’était marqué LILI DE PORT-ALFRED, HÔTEL TERMINAL, BAGOTVILLE, CANADA. J’étais tout énervée, j’avais jamais reçu une lettre de toute ma vie. Regardez, je l’ai encore. Je l’ai tout de suite fait lire par Ginette. Elle m’a dit que ça venait du Brésil, de mon beau Miguel. Ça, je m’en doutais un peu; longtemps qu’il n’était pas venu. Elle l’a toute lue – c’était juste une page –, puis elle m’a dit comme ça qu’il me faisait ses adieux parce qu’il ne travaillait plus sur les bateaux, qu’il m’aimait toujours et qu’il m’oublierait jamais. J’ai pas parlé, j’ai pris l’enveloppe, je suis passée au bar pour m’acheter un 40 onces de scotch avec un verre, puis je suis montée dans une chambre. La première du bord. J’ai pas pleuré, ce soir-là, je vous jure que j’ai pas pleuré, mais j’en ai pris toute une. Paraît même que ç’a duré plusieurs jours. Depuis ce soir-là, j’ai plus le goût de rien. C’est ça, Jean-Claude, c’est ça une peine d’amour : plus le goût de rien, juste envie de mourir. Ça fait juste trente ans que ça dure, et je vous jure que personne a remplacé mon Miguel. Personne ne remplacera mon beau Miguel d’amour; il est peut-être déjà mort dans son Brésil, mais y a encore juste lui pour me faire jouir.

Maintenant, quand j’ai le bonheur d’en avoir un petit ou un gros entre les cuisses – ça m’arrive encore, because mes jambes –, je le passe à fret, puis ça fait pareil. C’est bien de valeur, mais mon beau temps reviendra plus. Plus jamais, je vous dis. Une chance que vous êtes là. Bon, c’est assez. Tu peux peser sur le piton, mon beau Simon, je pense que j’en ai assez dit pour aujourd’hui.

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