Jeudi 23 septembre

La décision de reporter à l’hiver prochain la rédaction de ma thèse ne me libère surtout pas des lectures essentielles, mais cet après-midi, j’ai délaissé mon bouquin sur la dimension pédagogique de la muséologie russe et soviétique pour me payer une bière à la taverne d’en bas. Mon roman étant déjà bien amorcé, je me suis dit qu’il serait peut-être bien de prendre congé, de m’imprégner des lieux avant de redonner la parole à monsieur Fernand. Je savais déjà l’endroit bruyant, et en empruntant l’escalier menant au sous-sol, les vapeurs d’alcool accompagnaient le déjà-entendu de la typique trame sonore de taverne. Malgré le fait que j’en étais à ma première incursion, je me suis senti en pays de connaissance. En franchissant le seuil, d’un regard pas trop appuyé, je les ai localisés et parfaitement reconnus. Je savais qu’ils n’allaient plus être que trois, mais ils étaient bien là, vers ma droite, à une table près d’un calorifère. Impossible de se tromper. Pour garder mes distances, je me suis fait discret en allant m’asseoir au bar. À mes côtés, trois volubiles alcoolisés discutaient dans une langue autre que le français, le russe ou l’anglais. En tendant l’oreille, j’ai pu reconnaître quelques mots de polonais.

Pas de carnet d’écriture, surtout pas de magnéto dissimulé sous mon chandail ou dans un quelconque sac de toile. Non, rien de tout ça. Mon paquet de cigarettes fut bientôt accompagné d’un cendrier et une grosse bière servie par la barmaid vraiment bien moulée dans son décolleté. Musique soft rock et discours agressif des marins d’à côté, je n’entendais à peu près rien de ce qu’ils pouvaient se dire à la table. Je suis alors entré dans un véritable roman de taverne écrit par quelqu’un d’autre, et ma réalité de lecteur est venue rejoindre la fiction. Dans cette drôle de taverne aux accents d’Europe de l’Est, j’étais aux anges, ressentant tout le plaisir du romancier en processus d’écriture. Privilège aussi de côtoyer des personnages déjà connus, d’entendre de vive voix ces deux hommes et cette femme habitant mon imaginaire depuis plus de quatre mois. Ils et elle ne pouvaient se douter que le nouvel arrivé venu s’installer au bar et qui allumait en douce sa cigarette les observait dans un mélange de respect et de complicité.

Toujours aussi bavard, monsieur Fernand, et vraiment chauve. Plus grand que je ne l’avais imaginé, aussi, d’où peut-être la raison de son charisme et de l’emprise qu’il exerce sur les autres. C’est toujours et encore lui qui parlait, mais pas de chrono sur la table. Oubli de sa part ou époque révolue? Je me suis pris à imaginer deux tables plus loin notre excentrique Barham coiffé de son chapeau d’agent secret, verre de Tanqueray et paquet de Gitanes sur la table. Mine de rien, pervers universitaire perdu dans son livre ou un journal, il les enregistre à leur insu. Très bien, Barham, beau travail. Pour en arriver à cette qualité d’enregistrement, tu ne pouvais te tenir ici, le bar étant beaucoup trop loin de la source. Une table près du mur, plutôt, celle que je vise, à deux mètres d’eux. Tour de force, et j’ai alors compris pourquoi il y a parfois des coupures sèches dans certaines tirades. Tu ne travaillais pas en studio : arrêts soudains pour différentes raisons, aucun contrôle sur autrui et, surtout, aucune reprise possible.

Oui, me suis-je dit cet après-midi à la taverne, je suis à des années-lumière de ma première tentative. Calgary Hilton, c’était un bien beau titre, mais à dix-neuf ans, perdu que j’étais dans l’Ouest canadien, je me cassais la tête pour un scénario que je voulais à tout prix complexe, alors que ce qui importe, finalement, c’est le personnage. En choisissant de leur donner ici la parole, en les laissant s’exprimer dans leurs propres mots, tout devient simple, le scénario s’installe de lui-même. Très bien, sauf qu’il faut l’écrire, ce roman, il faut tout mettre en forme, en un peu plus d’un mois. Retour en mai.

Cassette 3B-3

Monsieur Fernand

 

C’est pas drôle, l’hiver. En décembre, déjà, je regardais neiger sur la haie de cèdre en espérant les champignons. En vérité, je vous le dis : le bonheur se trouve dans la cueillette, et ça remonte comme ça jusqu’à la nuit des temps. Écoutez : il y a longtemps de ça, par un matin de brume à pas sortir en mer, un pêcheur quitta maison, femme et enfants pour aller aux champignons avec le plus vieux de ses garçons. C’était l’entre-deux-guerres. Ça ne s’est pas passé par ici, mes bons amis, mais autour d’une autre grande baie. Pas la vôtre ni la mienne, mais la leur : la baie des Chaleurs, la grande baie de mon père et de ma mère. Je devais avoir cinq ou six ans. Ce matin-là, perdus dans les hauteurs, prisonniers du brouillard, nous nous sommes retrouvés tous les deux tout seuls au monde, loin de tout ce qui flottait, de tout ce qui suait, souffrait ou pleurait. Seuls tous les deux dans le sentier, personne pour nous dire quoi faire.

C’était magique, pour un petit gars comme moi, de voir son propre père parler aux champignons. J’étais un peu comme toi, Simon, pas capable de dire un traître mot, muet d’angoisse à l’entendre comme ça chuchoter aux arbres, parler aux lièvres, tout m’expliquer, le canif à la main. Il avait à peine trente ans, mon père, je ne l’avais jamais vu dans cet état. Il ne criait pas, il ne sacrait pas, et il n’était pas question de lever la main sur moi. On aurait dit un autre homme. Si vous m’aviez vu, m’appliquant à bien tenir mon petit sac de papier. Je mettais le nez dedans pour sentir la terre, l’humidité. Ça sentait aussi la sueur de mon père qui gagnait soudain toute ma confiance. Je me sentais si bien qu’on aurait dit que je voulais cesser de grandir. On aurait dit que je voulais m’endormir avec lui dans la mousse, rester étendu là pour toujours. La voix tranquille de mon père. Je ne voulais plus redescendre, mais il a bien fallu.

Mon préféré, voyez-vous, c’est l’amanite tue-mouches. Cet automne, il devrait y en avoir un peu partout le long des sentiers, c’est comme les russules. On pourra y aller ensemble, Simon, si tu veux, sinon, je t’en apporterai. Toi aussi, Jean-Claude, je vais t’en apporter, t’en fais pas. Vous pourrez les faire sécher, mais attention, vous ne pourrez pas les goûter. Toxique, l’amanite tue-mouches, l’un des plus beaux, avec la morille et la gyromitre, mais il peut provoquer la mort.

Voyez comme c’est fou, il aura fallu que je prenne ma retraite et que je vende mon salon pour retrouver les champignons de mon enfance, pour aller marcher dans les sous-bois partout autour d’ici. En période de sécheresse ou après la pluie, peu importe, en terrain sec ou humide, mon plus grand plaisir, c’est de monter vers le plateau en coupant par les sentiers du terrain de golf. Mon père aurait bien aimé, c’est sûr. De son vivant, il n’a jamais eu le temps. C’est pas compliqué, ma mère et lui, pour faire vivre la famille, ils se sont tués à l’ouvrage. Moi, maintenant, disons que c’est automatique : à chaque fois que je monte là-haut, je l’entends qui me parle. J’entends aussi ma mère. En juillet, elle me demandait toujours d’aller lui cueillir des framboises près du golf. Tous les deux enterrés, cimetière Saint-Édouard. C’était du bon monde.

Je ne m’ennuie pas de mon salon, voyez-vous, je ne m’ennuie pas de mes ciseaux, de mes rasoirs, mes lotions, mes savons. Je m’ennuie peut-être un peu de ma chaise en cuir rouge, par exemple. Dans le temps, vous savez, ça marchait fort, les barber shop. Chez moi, il y avait toujours deux ou trois clients qui attendaient leur tour, du matin au soir. Fallait bien que ça marche, sinon on mangeait pas. J’exagère un peu, mais quand même. Les gars de Saguenay-Terminal, Roberval-Saguenay, les gars de la Consol, les aviateurs de la base, leurs enfants, les curés, les gars de bateaux. C’est pas les cheveux qui manquaient autour de ma chaise. Voyez-vous, j’étais si occupé dans ce temps-là que j’aurais jamais eu le temps de m’installer dans ma chaise de cuir pour lire tout l’après-midi, comme j’ai pu le faire tellement souvent les vingt dernières années.

En soixante-dix, c’était déjà plus pareil. À part les militaires, la clientèle s’est mise à vieillir et les cheveux à rallonger. Vous deux, par exemple, je ne vous ai jamais vus entrer dans mon salon. Maintenant, ils vont tous chez la coiffeuse, même les hommes. C’est la vie ! Mais j’ai quand même vécu une belle vie de parfums, et ma Pauline aimait bien ça. Une vie pas trop fatigante, les mains toujours propres, une oreille sur le port, l’autre sur l’usine. Je vous dis que ç’a été pas mal plus dur pour mon père, par exemple. Le lendemain de notre arrivée ici, le 17 juin 1939, jour de mon septième anniversaire, il était déjà débardeur à Saguenay-Terminal.

Regardez-moi cette morille, ma première de l’année. La morille, voyez-vous, c’est pas comme les bolets, les coprins ou bien les chanterelles. La morille, c’est la plus belle apparition du printemps. Tu te mets à genoux, à la lisière du bois, tu restes là à fixer le sol parce que tu sais qu’il y en a, et tout à coup, ça apparaît comme par magie. Comment vous dire, c’est comme trouver un filon d’or en plein soleil. Regardez-moi ces alvéoles, ces tons de blond. Celle-là, c’est une blonde. La conique est plus allongée, pas mal moins typée. Quand elle pouvait encore m’accompagner, Pauline en était folle, elle ne trouvait rien de plus beau. Celle-là, voyez-vous, c’est pour elle.

Je lui expliquais tout, à Pauline, le canif à la main. Comme mon père. Ces dernières années, avant qu’elle prenne l’hôpital pour de bon, nous étions toujours en vacances, nous étions aux anges. Seuls tous les deux dans le sous-bois ou à la lisière des champs, dans le coin du cimetière communautaire. Si vous l’aviez vue quand elle a cueilli sa première morille. On aurait dit une petite fille. Vous pouvez me croire, le bonheur se trouve dans la cueillette. Ça te fait sourire, toi ? Allez, donne-moi ça avant de l’écraser. C’est fragile, ces affaires-là.

Et puis cesse de pointer le chrono, on dirait un arbitre. Tout à l’heure, si tu te décides enfin à prendre ton tour, je vais tout bien t’écouter. Religieusement. T’es un bon lecteur, Simon, tu pourrais nous parler de Simenon ou bien de quelqu’un d’autre. J’en ai lu cet hiver, du Simenon, une bonne douzaine. J’aime bien. Tu pourrais aussi nous parler de Charlie Parker, du jazz, de ton Bosphore, tiens. C’est pas les sujets qui manquent, sauf que t’es vraiment pas jasant. Tu nous écoutes, un rire de temps en temps.

Moi, on dirait bien que c’est la bière qui m’ouvre les vannes. Demandez-moi n’importe quoi, et je vais vous répondre n’importe quand. C’est une question d’habitude ; j’ai quand même passé une bonne partie de ma vie à dire à peu près n’importe quoi pour mettre le client à l’aise. C’était pas toujours facile, vous savez.

Faut pas oublier qu’il y avait les gars de bateaux. Ces gars-là nous arrivaient de partout, puis ils savaient à peine parler anglais. Au pire aller, j’avais toujours la mappemonde bien accrochée au mur ou mon atlas de poche. Je leur demandais de me montrer leur ville du doigt, et c’était parti. On se parlait souvent par signes, c’était bien. Les macalous ! Des vrais bons gars !

Je parle, je parle, mais toi, Simon, on dirait un fantôme dans sa brume. C’est pas un reproche. Non, ta plus belle qualité, c’est de savoir écouter. Tu sais, j’ai toujours admiré les gars qui ne parlent pas pour rien dire, je trouve que ça fait intelligent. La loi de la moyenne : moins de chances de dire des niaiseries. Imaginez, cet hiver, il m’est arrivé de me parler tout seul en regardant tempêter au coin de la rue. Le vent qui souffle comme dans la steppe, qui veut tout arracher. On se croirait en Sibérie. C’est pas drôle, je vous jure, se mettre comme ça à radoter à mon âge.

Restons calmes, bougez pas, Lili s’en vient. Problème d’équilibre, grosse nuit au scotch. Simon, j’ai comme l’impression que tu vas devoir passer ton tour. Ça t’apprendra. Allez, Lili, viens t’asseoir. On se demandait justement où t’étais passée. TOC.

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Nous ne saurons jamais ce qui a pu se produire dans les secondes suivant l’arrivée de Lili. Trop saoule pour parler, ou peut-être n’a-t-elle rien voulu savoir cette fois du jeu de la tirade chronométrée. Peut-être aussi voulait-elle seulement délirer en toute liberté. Enfin bref, les deux dernières minutes de la plage 3B sont d’un silence absolu. Peu importe la raison, je n’y peux rien.

Vers cinq heures trente, mes personnages ayant tour à tour quitté la scène, j’étais sur le point de me lever dans l’idée de me rendre à la pizzeria située un peu plus haut dans l’avenue lorsque Johanna s’est pointée. Démarche assurée, jeans et chemisier ouvert sur camisole, elle prenait des allures de femme de carrière en vacances. Elle venait de quitter la bibliothèque de l’université, elle était épuisée, elle avait faim, elle avait soif, et son petit doigt lui avait dit qu’elle avait de fortes chances de me trouver ici. J’ai commandé deux bières que nous avons vite calées avant de nous rendre comme j’avais prévu au resto.

Sur place, la pizza était pour ainsi dire joyeuse, et d’une certaine façon, j’étais quelque peu intimidé par cette fille à la fois si allumée et si peu compliquée. En réponse à une question d’usage, je lui ai avoué que j’étais descendu à la taverne dans le but de voir mes personnages, lui ouvrant ainsi un tiroir que j’aurais bien voulu garder secret un peu plus longtemps. Comme dirait Mathieu, mon enthousiasme prend parfois de drôles de tangentes. Elle voulait maintenant en savoir plus, et je pouvais comprendre. C’est ainsi qu’après avoir quitté les lieux, je l’ai invitée à monter dans ma chambre. Histoire de ne pas trop me perdre dans les détails, je me suis alors contenté d’ouvrir mon ordinateur. Voilà, ai-je fait en lui remettant mon ThinkPad avant de passer sous la douche. Ça tient en une quinzaine de pages, tout est là, tu verras bien. Hâte de voir ce que tu en penses.

J’aime bien, a-t-elle chuchoté en posant l’ordinateur sur le lit alors que j’enfilais une chemise, stressé que j’étais dans l’attente du verdict. C’est touchant. La lettre de Lili surtout, et puis c’est gentil ce que tu écris sur moi. Tu sais, jamais on ne m’a dit que j’avais un visage de type eurasien. Des traits amérindiens, c’est sûr, mais eurasiens ! Et puis, il faudra bien que tu me racontes un jour tes voyages en train. Je pourrai alors te parler des miens. En Grèce, en Angleterre.

C’est drôle, a-t-elle ajouté, j’ai toujours cru tout savoir de Lili. Tout le monde croit tout savoir de cette femme, mais maintenant que j’ai lu tes dernières pages, je ne la verrai jamais plus de la même façon. C’est incroyable comme la vie prend du relief quand les gens se mettent à raconter leur histoire. Et puis monsieur Fernand. Lui, on pourrait dire que je le connais depuis toujours. Tout le monde le connaît. Charmant monsieur, a-t-elle fait en se rendant à la fenêtre, un grand lecteur. Les bras croisés, elle soutenait maintenant mon regard d’une bien drôle de façon. On aurait dit qu’elle était sur le point de me confier elle aussi un secret, dans la lignée de celui de Lili, qui sait. Peut-être attendait-elle de moi une phrase destinée à établir un lien, mais je suis resté sans réaction, me contentant de savourer sa critique. Elle a porté la main à son épaule, et ses doigts se sont attardés sur le coton de son chemisier. J’ai cru qu’elle allait cracher l’inavouable, mais j’ai laissé faire. Ne pas brusquer les choses.

J’ai glissé un mot sur l’hôtel Terminal avant de lui demander ce que ça voulait dire, un macalous. J’ai peut-être voyagé, mais nulle part j’ai entendu ça. C’est très local, a-t-elle fait. Un macalous, c’est un gars de la marine marchande. J’imagine que ça doit exclure les gradés, a-t-elle précisé, mais je n’en suis pas sûre. Dans l’idée de me conforter ou d’émettre tout simplement son point de vue sur la pertinence de mon projet d’écriture, elle m’a avoué qu’elle avait toujours aimé l’Histoire. Justement, elle connaissait un professeur de l’UQAC qui se fait un devoir de recueillir les confidences des aînés de son village natal avant qu’il soit trop tard. Il en publie parfois des extraits, mais toujours en éditions restreintes. Il y aurait même une fille de Roberval qui ferait pareil chez les vieux de Mashteuiatsh. Fort intéressant, ai-je fait en toute sincérité, va bien falloir que je le rencontre un de ces jours, ton prof d’histoire. Au mois de mai, tiens, profiter du congrès de l’ACFAS. Pourquoi pas.

Elle est partie autour de vingt heures, mais avant de refermer la porte, elle m’a fait comprendre que je pouvais toujours compter sur elle si j’avais d’autres questions du genre, mais qu’en échange, je devais me tenir prêt. Elle aussi, elle a des projets sans aucun rapport avec ses cours à l’université. Elle aura peut-être besoin de moi dans les jours prochains. Elle n’a pas voulu m’en dire plus. De bonne guerre, je n’ai pas insisté, sauf qu’elle me prépare une surprise pour dimanche après-midi. À quatorze heures pile, elle viendra frapper à ma porte. Bien hâte de voir ça.

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