En fin d’après-midi, je suis allé arpenter quelques ruelles tout près d’ici. Clôtures croches, treillis de bois, sirène d’un bateau en partance, luminosité de fin septembre, sifflet de train, dernière taille de la haie avant l’hiver. Dans les hauteurs, près du club de golf, une dame âgée travaillait sous le peuplier dans ce qui m’a semblé être des framboisiers. Avec son fichu et son sécateur, elle avait l’allure d’une babouchka. Autres lieux, autres travaux : ajuster ici la porte du hangar. Moscou en tête, je quitte le campus de RGGU, l’université des sciences humaines. Vingt minutes de marche jusqu’à la place Rouge. Début juillet en fin de soirée, le soleil rase les tilleuls et l’édifice rose d’en face. Sous les arbres, cinq trolleybus en attente, servant les lignes 1, 12 et 20. C’est la province aux palissades de bois, époque stalinienne, mais je sais que deux rues plus loin, ce sera la densité d’une mégapole redécouvrant l’économie de marché, métro Novoslobodskaïa.
Amérique du Nord ou Eurasie, le ciel boréal sera toujours d’une même clarté, d’une même luminosité. Bleu délavé Dostoïevski, cumulo-nimbus Rachmaninov. J’irai me perdre encore à la galerie Tretiakov. Rester debout au centre de la pièce, entrer dans la fresque d’un Moscou dix-huitième et dix-neuvième, m’imprégner du ciel de la Russie, merci, Tatiana Mogilevskaïa, mon guide. Je retournerai à la galerie Tretiakov, mais il me faut terminer mon roman. Je le dois à mes personnages qui hantent chaque jour cette ville portuaire et ses ruelles lumineuses, je le dois à tes personnages, mon cher Barham. Toi aussi, tu seras tombé sous l’emprise de la lumière, le charme des grands parleurs. J’imagine que tu devais parfois te bidonner en les enregistrant, mais ici, tu devais te sentir bien loin de ton Iran, de ta Perse millénaire, comme l’enfant ayant perdu sa mère.
Terrasse au parc Gorki, vendredi après-midi, une chanson de Joe Dassin à la radio. Loin de tout mais si près de chez soi. Une bière devant moi, des couples tranquilles tout autour, avec ou sans enfant. Et si tu n’existais pas, en français, au parc Gorki ! Bonheur tranquille sous les tilleuls et les peupliers. Montrer du doigt l’appareil de la jeune femme de la table voisine en lui offrant de les prendre tous les deux en photos, elle et son ami, qui prend plaisir à lui jouer dans les cheveux. Bien sûr, elle acceptera ma proposition. Comme les histoires d’amour, les histoires de gars seront toujours partout pareilles, là-bas comme ici, n’est-ce pas, Barham ? Dans cette tirade-ci, Jean-Claude fait allusion à toi, l’homme au chapeau. Il t’a même interpellé.
Cassette 4B-2
Jean-Claude
C’était pas trop froid pour un début d’octobre. Une belle journée, mais un méchant vent d’est. Quand je suis arrivé à l’entrée principale de l’hôpital, elle m’attendait comme une fille bien élevée, droite comme une barre, avec sa petite valise à roulettes. Une fille intéressante, je me suis dit en voyant ses cheveux roux, une belle crinière à la Janis, une tête à te mettre le feu où tu penses. Elle avait des jeans tout bien serrés et une blouse blanche à manches longues ouverte sur sa camisole. Noire, sa petite camisole. C’est important pour la suite, mais attendez un peu, on n’est pas encore rendu à Baie-Comeau.
Comme de raison, je me suis professionnellement planté les muscles des mollets. En fait, ce qui est arrivé, c’est que je lui ai ouvert le coffre pour la débarrasser de sa valise, mais quand je me suis penché pour la prendre, elle a pas voulu que j’y touche. Laissez faire, qu’elle a dit comme si j’étais un chien, je vais la garder avec moi. Parfait madame, j’ai répondu en lui ouvrant la porte, c’est comme vous voulez. Et puis là, je me suis installé au volant en sacrant tout bas entre les molaires, et nous sommes partis comme deux beaux muets pour ce qui allait être finalement mon plus beau longue distance à vie. Le dispatcheur m’avait dit que ma cliente s’était coupée quelque part en faisant la cuisine et qu’elle devait rejoindre son bateau à la hauteur de Baie-Comeau vers sept heures du soir. Parfait, j’ai dit en prenant le volant, on a tout le temps.
Ça avait bien mal commencé, mais je la regardais sans trop que ça paraisse dans le miroir. Elle était pas nécessairement méchante, la fille, mais à la voir fixer les monts Valin sur sa droite, on voyait bien qu’elle voulait rien savoir. Pourtant, j’étais tout beau, tout bien habillé, frais rasé. Tu le sais, Lili, tu le sais bien, toi, qu’au travail, je suis toujours impeccable, comme un vrai chauffeur de ville à l’air climatisé. Il était donc onze heures du matin quand on est parti de l’hôpital. Pas de problème : si elle voulait, on avait tout le temps pour flâner et même se payer un beau petit dîner d’amoureux aux Escoumins aux alentours d’une heure. Sauf que pour ça, j’avais toute une côte à remonter.
En tout cas, Baie-Comeau, c’est autour de quatre heures de route. Quatre heures sans se parler, j’ai pour mon dire que c’est pas civilisé. Disons que j’ai jamais eu de problèmes avec ça, moi, le silence du client et l’air bête en option. Y a plein de monde comme ça, mais là, quatre heures de route, je vous dis qu’on n’était pas à la porte. Vous me connaissez, mon taxi, c’est pas un corbillard. Ça fait que je me suis organisé pour ne pas me laisser avoir comme un deux de pique par une air bête de fille de bateau, surtout qu’elle était pas mal belle dans sa blouse ouverte sur sa camisole aux beaux petits seins bien fermes. Je lui ai mis mon meilleur compact : un petit jazz brésilien qui chante l’amour, Carlos Jobim, tu te rappelles, Simon, celui que tu m’avais copié pour le party où j’accompagnais ma Latino d’Arvida, mais ça, c’est une histoire que vous savez déjà.
Sans trop que ça paraisse, je la regardais dans le miroir. C’était pas vraiment rock’n’roll, mais elle avait l’air d’aimer ça, ma belle Janis, sauf qu’elle a quand même dit ses premiers mots après un gros quart d’heure de route, à Rivière-du-Moulin, dans la descente du Parasol. C’est beau par ici, qu’elle a dit, puis elle m’a demandé si elle pouvait fumer. Bien sûr, madame, que vous pouvez fumer dans mon taxi. C’est vraiment de toute beauté, le pont Dubuc et toutes ces maisons accrochées partout sur les deux rives du Saguenay, elle avait bien raison. C’est encore mieux avec une bière entre les jambes, mais ça, j’ai pas osé lui dire. Des plans pour qu’elle me demande d’arrêter, et puis moi, j’avais le goût de voir le fleuve, Les Escoumins, Chute-aux-Outardes, Hauterive, Baie-Comeau.
Ah ! la Côte-Nord ! Ça me rappellera toujours mon adolescence de gars d’orchestre, mon Ludwig rouge perlé avec son petit base-drum de vingt-deux pouces, ça me rappellera toujours les belles petites topless qui se déshabillaient devant moi. Ma préférée, c’était Lori. Lori, elle s’amusait à déboutonner sa blouse devant moi en me faisant des clins d’œil. Elle tournait le dos à ses clients qui se seraient entretués pour la baiser. C’est pas compliqué, j’étais bandé comme un taureau. Arrête de rire de moi, Lili, c’est pas drôle. J’avais dix-huit ans et je pensais rien qu’à ça. Elle finissait chaque fois par me lancer sa blouse dans la face, comme si j’avais été son meilleur gigolo. Comme un vrai professionnel du spectacle, je faisais ce que j’avais à faire, tenir le beat, mais mine de rien, je me glissais sa petite blouse entre la cuisse et le snare. C’était tout doux, ça sentait bon, et je virais fou juste à la voir se caresser les seins en me regardant de travers. Ç’a duré une semaine, une semaine de grand bonheur, je vous dis. Je sais pas si c’est encore pareil aujourd’hui, mais dans le temps, les filles étaient jamais bookées pour plus d’une semaine à la même place. Oh ! ma belle Lori, après plus de vingt ans, je pense encore à elle. Je sais, monsieur Fernand, je sais que je fais de la digression.
Digression ! Vous et puis vos grands mots à quinze piastres, vous me faites penser à mon universitaire de fille. Elle, quand elle revient de Montréal et qu’elle se met à me parler de ses grands maîtres de philosophes avec des noms à coucher dehors, je comprends rien et elle me perd après deux minutes. Witgenburg [sic], Maniwaki [sic], Soulon [sic], Hypophyse d’Alexandrie [sic], c’est à croire qu’elle fait exprès pour faire suer son pauvre père qui n’a jamais été bien fort à l’école. En tout cas, il reste presque plus de temps au chrono, et on est encore à Chicoutimi dans la côte du Parasol. Je suis peut-être le meilleur chauffeur en ville, mais j’ai l’impression qu’on sera pas bon pour se rendre à Baie-Comeau cet après-midi. Que voulez-vous, c’est toujours comme ça avec Jean-Claude.
Faut dire aussi que c’est stressant, monsieur Fernand, votre idée de parler avec un chronomètre dans la face. Je dirais même que c’est essoufflant, voyez-vous, parce que j’ai pas le temps de prendre une gorgée de bière. Je suis pas habitué, moi, à raconter des histoires comme si j’étais à la radio. Je suis pas habitué non plus, moi, à raconter des petites histoires toutes propres et toutes bien faites comme Tante Lucille. Vous vous souvenez pas de Tante Lucille ? Moi oui. Une vraie pro du chrono, Tante Lucille, pas une once de digression dans ses belles petites histoires à faire peur aux enfants. N’empêche que moi, j’ai toujours eu pour mon dire que l’important, c’est pas nécessairement l’histoire, mais plutôt la façon que tu la racontes, ta maudite histoire. Si tout le monde se met à ronfler autour de toi, t’es aussi bien de te la fermer. Moi, j’ai commencé jeune, et après plus de vingt ans d’expérience, je peux vous dire que j’ai jamais endormi personne avec mes histoires de cul. Regardez-vous, vous riez tous comme des bons, et je suis encore dans ma digression. Vous aussi, monsieur, vous avez l’air de vous amuser. Je pense bien que ma Lori aurait aimé votre chapeau. Comme James Bond dans les années soixante. Moi, en soixante-dix, j’avais les cheveux longs qui m’arrivaient dans le milieu du dos. Avec un chapeau comme le vôtre, j’aurais eu l’allure de Chuck Mangione. Il est pas beau comme vous, Chuck Mangione, mais il avait tout un style avec son cornet. Tu l’as connu, toi, Simon ? C’est vrai, tu peux pas répondre sous peine de faire sauter le chrono et te faire excommunier par monsieur Fernand.
Je vous disais donc que j’avais une méchante côte à remonter si je voulais finir par faire quelque chose d’intéressant avec ma belle Janis de bateau à la crinière de feu. Il faut dire aussi qu’une blouse toute grande ouverte… Et puis ses beaux petits seins bien fermes étaient un peu trop tranquilles à mon goût dans leur petite camisole noire. Disons que je suis un peu comme toi, Lili, j’ai un faible pour les macalous, sauf que les filles, c’est pas comme les gars. Elles, on peut dire qu’elles sont aussi rares en ville que les belles-filles de Crésus dans La Belle au bois dormant. Il m’a donc fallu user d’astuce, parce que si tu sais pas vivre et que t’es le moindrement gigon, si tu t’y prends mal et que la fille décide de te faire suer, laissez-moi vous dire que ça peut être difficile à vivre, même très difficile. J’ai subtilement baissé le volume pour lui demander si elle voulait que j’arrête quelque part, histoire de s’acheter un petit quelque chose à boire ou à grignoter. Tout était parfait, d’autant plus qu’elle comptait bien manger des fruits de mer aux Escoumins. Parfait, je me suis dit en m’engageant sur le pont Dubuc, elle connaît bien le pays, elle connaît même très bien la route.
En la regardant profondément dans le miroir avec mes yeux de tigre du Bengale, je lui ai dit qu’elle avait un vrai bel accent, comme un peu acadien sur les bords. Elle m’a souri d’une bien drôle de façon, et pour lui faire voir que j’en savais un peu sur elle, ça fait plus intime, je lui ai demandé si elle travaillait depuis longtemps comme cuisinière sur les bateaux. Bingo, mes amis : on était encore sur le pont qu’elle s’est mise à me raconter sa vie de cook. Cette femme-là avait besoin de parler, c’était évident. J’avais rien contre, la route serait belle, des virages comme je les aime.
Pas mal intéressant. Les tempêtes de l’Atlantique Nord, le golfe du Saint-Laurent en hiver, le canal de Panama en automne; ça finissait plus. Vers midi et quart, à la sortie de Sacré-Cœur, je vous jure, elle se baignait tout habillée dans la piscine d’un petit hôtel, à Kingston, en Jamaïque. Elle se faisait caresser et savonner partout par un superbe mâle et une fille de la place à te fendre l’âme par sa beauté sauvage, disait-elle. Le plus beau wet party de sa vie. Vous pouvez imaginer, qu’elle m’a dit avec son bel accent en allongeant le bras entre les deux sièges, je portais cette blouse-là. C’est sûr que j’imaginais, pas besoin de me faire un dessin. Rien qu’à la regarder dans le miroir, rien qu’à sentir son bras contre mon coude en transe, j’étais en train de capoter.
Bon, va bien falloir que je m’habitue au chronomètre, on dirait bien qu’il me reste un peu moins d’une minute. Aux Escoumins, on a donc dégusté d’excellents fruits de mer dans une salle à manger avec vue sur le fleuve. Dans notre orchestre, on n’avait pas les moyens de se payer ce genre de restaurant. Dans ce temps-là, faut croire que tout le monde se contentait d’une cabane à patates. C’est bien de valeur, mais la suite la semaine prochaine. Comme un téléroman. C’est la faute à monsieur Fernand. Neuf minutes quarante-deux. TOC.