Dimanche 26 septembre

Si je m’attendais à ça ! Une directrice des communications perdue au nord du nord, mannequin égaré dans la ville industrielle, si loin des capitales de la mode. Escarpins d’usage, costume à fines rayures, cravate bourgogne sur chemisier blanc, tu es entrée dans cette chambre qui avait jamais paru aussi bas de gamme avec un porte-documents en cuir que tu es allée poser sur la commode. Si tu voulais me déstabiliser, ce fut une réussite. Voilà, ai-je songé en fermant l’ordinateur tout en t’invitant de la main à t’asseoir, tu es peut-être d’un charme indéniable, mais je crois bien que je vais bientôt me transformer en correcteur d’épreuves pour un travail de trente pages à remettre dès demain à ton prof de marketing. C’était ça ou pire encore : peut-être transportais-tu là-dedans des pilules à mettre en sécurité dans la chambre d’un étudiant libre de tout soupçon.

Intimidé tout autant par ton silence, par ton calme et ta gestuelle digne d’un thriller, je suis resté sans voix lorsque tu m’as demandé si j’avais faim. Tu parles d’une question ! Avant même que j’eusse pu esquisser la moindre réponse, le type que j’avais entrevu à la réception ouvrait la porte pour venir déposer sur la table un service à café et des brioches. Pour une surprise annoncée deux jours plus tôt, c’en était une vraie, toute en qualité, disons-le, mais assez rapidement, tu as pu te rendre compte que je me sentais envahi, comme pris en otage par tant d’attentions. Après avoir laissé le type quitter les lieux, j’ai pris la peine de nous verser du café, je me suis adossé et j’ai croisé les bras. Trop beau, ce petit-déjeuner monté par monsieur. Finalement, aurais-je pu dire, que veux-tu de moi ? Qu’attends-tu de moi? Femme de ménage, étudiante en gestion, agent double, narcotrafiquante et quoi encore?

Je lisais, je dormais et j’écrivais dans cette chambre depuis moins d’une semaine, et voilà que tu bousculais déjà mes habitudes, voilà que tu chamboulais mon horaire de travail. J’ai toujours organisé et cultivé jalousement mes plages de solitude, condition sine qua non au travail intellectuel. Je tiens tant à cette solitude que je suis venu la chercher ici dans cet hôtel plutôt que de passer l’automne à écrire dans mon appartement du Vieux-Québec. Cette solitude de province, je la vis présentement avec d’autant plus d’intensité qu’en m’offrant ce luxe, je me suis surtout rapproché de mes personnages. Je fixais ma tasse avec obstination, et pour tout dire, je regrettais maintenant de m’être montré un peu trop avenant deux jours plus tôt.

Alors voilà, avais-je envie de crier à cette carte de mode en train de porter la tasse à ses lèvres, sache qu’écrire un roman en un mois, c’est tout le contraire d’une partie de plaisir, et puis surtout, c’est à des lieues de la partouze de campus. Dire que je t’avais fait lire les premières pages de mon texte ! Tu me regardais maintenant en silence, perspicace professionnelle à l’affût. Je sentais que tu lisais dans mes pensées. Tu as fini par t’excuser en posant ta tasse, et je me suis contenté de t’adresser un sourire. T’en fais pas, Étienne, as-tu tenu à préciser, je sais que tu es ici pour travailler et que tu n’as pas de temps à perdre. Moi non plus d’ailleurs, je n’ai pas une minute de trop : j’ai ce travail ici même à l’hôtel et mes cours à l’université. Et tout ça, c’est sans compter la bonne marche de mon entreprise et mes projets de scénario. Tiens, me suis-je dit, comme si ce n’était pas assez, elle a même des idées de cinéma. Non, as-tu ajouté, si j’ai tenu à t’offrir ce petit-déjeuner, ce n’est surtout pas pour abuser de ta gentillesse. Disons que c’est ma façon de te remercier à l’avance. Ah tiens ! ai-je fait.

C’est simple, je vais y aller sans détour : vendredi soir, lorsque j’ai lu ton texte, j’ai vu que tu portais un beau regard sur la femme et en particulier sur ses vêtements. Et puis c’est plutôt gentil, ce que tu dis de moi. Sous ta plume, je deviens un personnage et ça me fait tout drôle. Ce qui m’étonne, c’est que tu as su voir tout de suite la qualité de mon costume de femme de ménage, alors que pour la plupart des gars ce type de détail est sans intérêt. C’est si rare qu’un homme s’attarde à ça, il y en a si peu qui apprécient les vêtements d’une femme. Tu sais, hors des grandes villes, c’est désolant de pauvreté, et crois-moi, j’en sais quelque chose. On dirait parfois des brutes qui ne sont jamais sorties du bois, des tarés incapables de s’exprimer ou qui s’obstinent à se taire, de peur de perdre leur virilité.

Tu vois, les trois ou quatre gars que j’ai approchés jusqu’à présent dans le cadre de mon entreprise m’ont tous dit sans exception que de la guenille, c’est de la guenille, alors que chez toi, ça semble être tout à fait différent. Tes textes parlent, Étienne. Le vêtement semble comporter pour toi une charge érotique, et je ne crois pas me tromper en affirmant ça. Vendredi soir, plus je lisais, plus ça devenait clair dans ma tête. Venons-en au fait : j’aimerais avoir ton avis sur un produit que je compte bientôt mettre sur le marché. Quoi, ai-je articulé sous le coup du soulagement, toute cette mise en scène pour connaître mon avis sur un produit ! Je n’aurai donc pas à me taper la correction d’un travail de trente pages qui n’existe en fait que dans ma tête?

Alors que tu riais de bon cœur, j’ai joué de franchise en te répétant que tu me libérais d’un méchant poids. Regarde-toi aussi, ai-je ajouté, tu es quand même une fille assez particulière. Je me demande comment j’aurais pu ne pas faire allusion à tes hanches, ton visage, tes cheveux, à tes vêtements. J’imagine que cette nuit, je vais t’écrire encore et tu bougeras dans cette chambre pour mon plus grand plaisir. Ça pourrait bien ressembler à cela : cet après-midi, elle était lumineuse. Cravate au nœud parfait, jolis boutons de manchette, et je vais même préciser que je me suis subtilement rapproché d’elle, comme ça, tu vois, histoire de lui toucher la joue, de frôler ses lèvres en lui prenant les mains. Mes textes parlent peut-être, ai-je tranché en me retirant pour entamer une brioche, mais c’est pareil pour tes yeux. Allez, c’est quoi ce nouveau produit?

Tu as jeté un œil à ton porte-documents, et comme si tu ne m’en avais pas déjà mis plein la vue, en te rendant à la commode, tu te mets à me parler de Tokyo. Tu avais reçu mercredi un précieux colis de Tokyo. Alors là, tu venais encore une fois de me perdre. Elle va me sortir sa dope ou un truc semblable, c’est sûr. Étais-tu en train de me dire que tu faisais dans l’importation de spécialités pharmaceutiques? J’avais hâte de voir le produit nippon en question, mais en toute dérision, je me suis rabattu sur une marchandise bas de gamme, me disant que si tu avais seulement voulu t’acheter un cellulaire ou toute autre pacotille du genre, tu n’avais pas besoin d’aller aussi loin. Au coin de la rue, on se fend en quatre pour t’en vendre quinze à prix d’ami. Pas d’avenir là-dedans, me disais-je en penchant la tête pour tenter de voir ce que tu me cachais toujours. Drôle d’idée aussi de vouloir mon point de vue sur un produit électronique, je ne connais rien à rien. Me poser la question, c’est comme demander l’avis du plombier manitobain sur la qualité intrinsèque du phytoplancton.

En fait, j’étais dans le champ sur toute la ligne avec ma dope en provenance d’Orient et mes produits électroniques, et si tu t’étais vue en train d’étaler sur le lit ton nouveau produit japonais ! On aurait dit une petite fille de dix ans faisant faire le tour de sa chambre à sa meilleure amie. Après tout ce que tu venais de me dire, après un tel discours où tu avais exprimé une certaine rancœur envers les hommes d’ici, il me semble donc que si je m’étais montré un peu plus perspicace et un peu moins sarcastique, j’aurais pu trouver. Hormis le fait que les vêtements que tu portais cet après-midi étaient d’une rare beauté, voici maintenant que tu me déballais un tout autre costume, un bijou de raffinement pour jeune fille, disais-tu, à prix populaire, as-tu tenu à préciser, un costume d’écolière dans les tons bourgogne comme on n’en voit qu’au Japon. J’étais scié, ne saisissant plus rien, et je me suis contenté de t’écouter, car il est bien vrai que le tout était charmant.

Tu y es allée d’explications qui m’ont permis de comprendre un peu mieux ton excitation. C’est incroyable ce qu’on peut trouver sur Internet, disais-tu. Au Japon, il y a des sites consacrés aux costumes qu’une femme ou une jeune fille peut porter au travail, à l’école, ou pour le seul plaisir du jeu. Tu peux tout acheter en ligne. Tous les vêtements que je porte ici à l’hôtel ou dans le cadre de mon entreprise proviennent du Japon ou d’Angleterre, et ça ne coûte pas plus cher que si je me rendais à Québec ou Montréal. Touche-moi ce veston, cette jupe, regarde la sobriété des couleurs. Regarde un peu cette blouse, le ruban s’attache ici, sous le col. Oui, très bien, Johanna, je touchais, je regardais tout ça, mais en vérité, j’agissais en inculte. J’étais tout à fait d’accord, mais absolument dépassé. C’est quoi, ton entreprise, avais-je le goût de demander. Sûrement pas l’importation de costumes ; il n’y en a pas dans quatre-vingt-dix pour cent des écoles secondaires. Il y avait aussi un chandail marine, une deuxième blouse à manches courtes qui, comme sa semblable à manches longues, m’a rappelé celles de ma sœur, des bas blancs, des bas marine, et le tout était griffé. Vraiment, me suis-je dit en te voyant t’extasier, tout ça est de grande qualité, mais ce qui semble manquer à ma drôle de femme de ménage, c’est peut-être deux ou trois bardeaux.

Faut pas m’en vouloir, mets-toi un peu à ma place. Une fille qui achète ses vêtements au Japon ou en Angleterre, disons que ça ne court pas les rues en Amérique. Sur le moment, je n’ai pas osé te demander plus de précisions sur le comment ni le pourquoi de ton entreprise, sa vocation première, deuxième ou troisième, mais ça viendra, Johanna, ça viendra. Maintenant, t’ai-je glissé à l’oreille, me retenant comme un vrai civilisé pour ne pas te jeter sur le lit et te prendre de force, si tu veux que je me fasse une meilleure idée, va bien falloir que tu m’enfiles tout ça. Très bien, as-tu fait avec un regard complice, assieds-toi et regarde bien.

Je ne me suis pas fait prier, et en bon évaluateur consciencieux, j’ai pris un jouissif et professionnel plaisir à te regarder faire. Pour tout dire, tu m’auras fait vivre cet après-midi l’inattendu avec ton strip-tease de femme d’affaires suivi d’une séance d’habillage non moins excitante. Tu agissais comme si je n’avais jamais existé. Seule dans ta chambre, tu te faisais ton cinéma, retirant tout, sauf tes nylons, ta culotte et ton soutien-gorge, prenant soin de poser sur la commode tes accessoires, et tes vêtements sur le dossier du fauteuil. J’aurai donc joué cet après-midi le rôle d’évaluateur de produits. Ce n’est pas rien, et lorsque tu as commencé à enfiler ton costume de collégienne, j’ai appuyé mes coudes sur les genoux pour mieux porter les mains aux tempes. Rester de marbre, devenir caméra et m’en tenir à ça. Quand tu t’es assise sur le lit dans une candeur de collégienne, je ne savais plus où j’étais. Le silence fut rompu par un train : deux coups de sifflet et lourde accélération. En te regardant, j’aurais pu jurer qu’avec une certaine distance, tu évaluais maintenant la pertinence de ton geste. Alors, as-tu fini par articuler dans un filet de voix, comment tu trouves?

Je ne saisis pas très bien ta démarche, t’ai-je avoué, mais sache que je n’ai jamais rien vu d’aussi charmant. Alors prends-moi, as-tu fait, prends-moi, parle-moi de Moscou. Histoire de faire durer le plaisir, je me suis contenté de sourire tout en terminant ma brioche. Incroyable, la classe et la beauté de ton costume, à vouloir passer le reste de ses jours sur un campus japonais. Nos sourires étaient éloquents, et j’ai même pris le temps d’aller me laver les mains au robinet avant de revenir vers toi. En glissant la main sous l’ourlet de ta jupe, je t’ai dit à l’oreille qu’il fleurait bon la manufacture, ton nippon de costume. Plutôt que dire n’importe quoi, je me suis pris à te chanter à l’oreille Cigareti 2. Mes lèvres sur le col tout neuf de ta blouse d’écolière, tu n’étais déjà plus là. La mer du Japon était d’un calme, Johanna, fallait prendre garde à ton beau costume, je chantais en russe et tu décodais en japonais.

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