Tu sais, a-t-elle fait en se remontant les cheveux devant le miroir, tout le monde dans cet hôtel m’appelle Johanna, et c’est très bien ainsi. Je trouve que c’est un joli prénom pour une femme de ménage, mais je ne me rappelle plus très bien d’où ça vient. Une idée de mon oncle, ou peut-être Diane. Diane, barmaid morte il y a deux ans d’une overdose. Elle m’aimait bien et c’était réciproque. Elle mélangeait tout : les dates, le nom des drinks, les prénoms. Oui, Johanna, mais sur le web, mon pseudonyme est Moon pour www.moonlight.com.
N’en dis pas trop, ai-je alors songé. Garde-le pour toi, ton véritable prénom. N’en dis pas trop, ça risque sinon de se retrouver dans mon journal. Prochain cours vendredi à dix heures, pas de retard dans ses travaux, la tournée des chambres se terminant comme par hasard ici même, bref, Johanna éprouvait cet après-midi le désir de m’en dire un peu plus sur sa double vie. Très bien, me suis-je dit en quittant la chaleur du lit pour attraper mon chandail, si tel est ton désir, je saurai bientôt à peu près tout de ta drôle d’entreprise versée dans l’importation de costumes. Après avoir envoyé promener le chiffon qu’elle avait laissé traîner sur l’accoudoir, je me suis calé dans le fauteuil, j’ai allongé les jambes sur le lit et croisé les bras. Parfait, tu peux maintenant me parler de tout, Japon, Angleterre, tant que tu voudras, ça m’intéresse.
Une semaine seulement que j’occupe cette chambre, et cette fille ne cesse de me surprendre. Elle ne fut pas bien longue à me mettre au fait des subtilités de Moonlight.com, site érotique qu’elle exploite depuis deux ans avec une amie. J’ai eu droit alors à une saisissante leçon de marketing. C’est tout simple, disait-elle doctement, développez votre entreprise sur une idée d’inspiration japonaise, prenez une étudiante en finances un brin exhibitionniste, mettez-la en relation d’affaires avec une experte en effets de lumière, et vous aurez des chances de succès.
Eh bien! Une étudiante en sciences de la gestion qui importe des uniformes et des costumes de Londres et de Tokyo dans le but d’opérer un site érotique! Moonlight.com ! À vrai dire, je m’attendais à tout sauf à ça. L’importation de vêtements et d’accessoires pour le personnel de la restauration ou pour les services hôteliers, ça s’est déjà vu, mais pour un site érotique ! Rien que ça, me suis-je dit en lui adressant un sourire amusé, ça commande le respect, d’autant que l’experte en lumière est aussi une étudiante de l’UQAC inscrite au bac interdisciplinaire en arts. Belle équipe. Le fait est qu’aujourd’hui, elles reçoivent assez de traites en dollars américains pour payer le matériel de prise de vue qui doit toujours être à la fine pointe, les vêtements fétiches en demande spéciale, les billets d’avion et les frais de voyages pour les scénarios à caractère mythique. Une nouvelle série de photos tous les deux jeudis, trois albums photos Moon’s Fetish Sensual Galleries offerts en formats CD ou vidéo, disponibles depuis peu en téléchargement, des commandes qui entrent chaque jour, clientèle disséminée partout sur la planète.
Prends ce chemisier, a-t-elle fait en le lançant sur la commode après l’avoir trouvé sous l’oreiller et roulé en boule, j’en ai une douzaine, à manches courtes ou longues comme celui-ci. Je les commande en Angleterre, chez Whitehall Clothiers. Celui-là est sur sa fin, mais les clients peuvent déjà le voir dans les séries Wet et Messy. Wet et Messy, ai-je répété en étirant le bras pour attraper sa boule de coton. Oui, a-t-elle précisé, taché de ketchup, rouge à lèvres sur le col, mouillé sur mes seins. On peut tout voir ça dans les séries Mermaid et Schoolgirl, a-t-elle ajouté alors que j’analysais le vêtement en question. Tu vois, avec son col rigide très british et ses boutons nacrés, il vaut une fortune, mais c’est bien malheureux, la prochaine séance sera sa dernière. Il va finir sa carrière dans la série Ripping. Je vais bientôt le mettre en lambeaux, et tu sais pourquoi? Parce que notre meilleur client de Nagasaki veut le voir ruiné sur mon dos. Après, il faudra le découper avant de le mettre à la poubelle. C’est son fantasme. Il nous a d’ailleurs écrit un scénario très précis.
Le visage enfoui dans son chemisier, j’étais sidéré, nageant en eaux profondes quelque part dans la fosse du Japon, remué que j’étais par un sentiment trouble. Jamais vu, jamais entendu, déjà ressenti. Je croyais rêver, mais la locomotive diesel d’à côté était bien réelle. Mes lèvres sur son corsage, sa sueur, son parfum alors que défilaient dans ma tête des images depuis longtemps oubliées. Trois ou quatre ans, j’avais dû ce jour-là écourter ma sieste. En arrivant dans la cuisine, je vois près de la table des poignets et un col jetés par terre. Ma mère découpait ma doudou pour en faire des torchons. Je me mets à pleurer et elle ne comprend rien à ma peine. Ma doudou, c’était une blouse de ma sœur que j’avais trouvée un jour en fouillant dans un sac de vieux vêtements. Elle était à moi, je l’avais sauvée de la noirceur. Mon jouet préféré. Je l’attrapais par une manche pour la laisser traîner derrière moi, mais ce que j’aimais le plus, c’était le jour du lavage. Je demandais la permission à ma mère avant de la jeter violemment dans l’eau chaude de la laveuse. Expérimentation de la cruauté, plaisir de lui faire mal.
T’es complètement folle, ai-je laissé tomber en me découvrant le visage, si tu savais comme j’y tiens. J’étais sous le choc, et comme si tu avais été douée de la faculté de voir défiler mes images, tu me regardais impérialement, mais avec toute la douceur du monde. Dis-moi, ai-je fait en te rendant ton chemisier, il a quel âge, ton pervers ? Nous ne savons rien de nos clients, as-tu tranché, et nous ne voulons pas nécessairement savoir. Nous sommes dans le fétichisme doux et nous vendons des séries de photos exploitant des vêtements de coupe classique. Notre clientèle est surtout constituée d’Asiatiques, et ce n’est pas un hasard. Le fétichisme du vêtement est une réalité planétaire, mais les Japonais en ont fait un art. Ça peut parfois être d’une grande violence, mais tu peux être certain que ce ne sera jamais vulgaire. Le Japon est dans une classe à part, il suffit d’aller voir sur le web, alors qu’ici, en Occident, quand on parle de fétichisme, il n’y en a que pour les bottes à talons hauts, le cuir ou le métal. C’est désolant, à la limite du sadomaso. Et d’une vulgarité ! Là-bas, c’est la qualité de la photo, la candeur du modèle, la beauté du vêtement.
J’étais scié, fasciné par ton discours d’experte, et en enregistrant les moindres détails, j’ai cru saisir les pulsions du client de Nagasaki, d’autant que tu venais d’éveiller un souvenir de ma prime enfance depuis longtemps oublié. Nos clients du Japon sont uniques en leur genre, as-tu répété, et nous prenons un plaisir fou à jouer le jeu. Nous en retirons une telle satisfaction que nous ne pourrions plus nous passer des mises en scène qu’ils nous proposent. C’est donc ça, ai-je laissé tomber en revoyant les ciseaux de ma mère et le col blanc par terre, vous faites dans la déconstruction du costume. Exactement, et nous offrons trois séries en exploitant ceux qui sont les plus en demande : Office Lady, Mermaid et Schoolgirl. Rien de sordide, pas question de domination ou d’humiliation, d’autant plus que Julie est experte pour mettre mes traits en valeur et pour capter les détails de confection.
J’étais en admiration devant ta rigueur, et quand je t’ai demandé si je pouvais voir ces photos, tu m’as pour ainsi dire agressé en venant me chuchoter à l’oreille que tout était disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur le web. Assise maintenant devant moi, tu me fixais en boutonnant ton chemisier. Tu m’as demandé si j’aimais m’amuser sous la douche en manches de chemise. Enlève-moi ce chandail et passe plutôt celle qui traîne par terre. Allez, as-tu ajouté en te dirigeant vers la douche, viens, on va faire notre lavage. J’ai fermé les yeux, et l’eau s’est mise à couler derrière moi. Je me suis rendu à la fenêtre pour enfiler ma chemise, et en me retournant, j’ai bien vu que tu étais encore sèche dans ton uniforme. Qu’est-ce qu’on attend, ai-je fait en empoignant le savon-crème. Après t’en avoir envoyé une giclée sur la poitrine, je t’ai rendu la bouteille et tu m’as attiré sous le jet.
Vraiment bien, Johanna, vraiment bien. Alors que je te mouillais la nuque en savonnant ton col Made in UK, tu m’as exhorté à tout mettre sur papier, sans aucune pudeur, avec plein de détails en close-up. Tu me savonnais le dos et c’était bon de t’entendre rire de cette façon. En ta qualité d’experte en fantasmes, tu as ajouté qu’en écrivant de la sorte, ça risquait de donner du piquant à mon histoire. Chemises translucides, savon dans l’entrejambe, tu as ralenti le rythme pour me regarder dans les yeux. Dis-moi que tu vas tout me découper sur le dos, dis-moi que ça va te faire mal d’y mettre les ciseaux. C’est sûr, ai-je fait, et je vais commencer par ici, sous le col. Je vais t’arracher cette poche, aussi, te faire sauter les manches. C’est quand tu voudras.