Hier après-midi, après quelques tentatives ponctuées de lecture et d’écoute en boucle de la plage 4B, là où Simon s’exprime pour la première fois, j’ai finalement choisi de laisser tomber. Après une nuit consacrée à Moonlight.com, valait mieux aller prendre l’air. En quittant l’hôtel, j’ai longé la zone industrielle pour me retrouver sur la route 170 longeant le littoral en direction de Saint-Siméon. Pas le moindre souffle de vent sur les battures, seul le passage d’un véhicule gommait pour un court instant la plainte des oies blanches et des bernaches en migration. Mes pas sur le gravier, quelques vélos aux dérailleurs efficaces, comme ça sur plus de cinq kilomètres. En rebroussant chemin vers la ville, j’ai ajouté à l’effort en remontant une transversale dans les environs du musée, et sitôt rentré à l’hôtel, je suis passé sous la douche avant de tomber d’épuisement. Profond sommeil, c’est ce que j’avais cherché.
Ce matin, je me sens mieux. Je sais que Johanna reviendra ce soir pour lire mes dernières pages et me donner son avis. Pour l’instant, cassette 4B. Simon est un lecteur d’Henry Miller, mais s’il fait ici une courte allusion à Tropique du Capricorne, roman que j’ai particulièrement aimé pour sa rudesse, il confie surtout à monsieur Fernand quelques souvenirs d’enfance et se fait plus précis sur l’anecdote d’Istanbul. L’idée du temps, voilà le thème de cette tirade, si je puis m’exprimer ainsi. Souvenirs d’une enfance solitaire dans sa ville industrielle, ça rejoint parfois ma propre enfance à Sherbrooke dans les hauteurs du campus universitaire. Allez, Simon Voyageur, comme dirait monsieur Fernand, c’est à toi.
Cassette 4B-3
Simon
[…] m’est arrivé à Istanbul, mais on va laisser faire pour le chrono. Comme ça, entre nous, on peut bien se parler normal. J’aime mieux. De toute façon, à cette heure-ci, sont pas près d’arriver. Mais je vous dis, votre chrono, c’est quand même une bonne idée. Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours aimé me faire raconter des histoires. Là, maintenant, je suis servi, surtout qu’on peut vraiment tout saisir. Quasiment du théâtre. Comme ça, j’apprends plein de choses sur vous, votre enfance, sur Lili. Mais ce que j’aime le plus, c’est vos histoires de barber shop. Ça me fait voir la ville autrement. Vous écouter, c’est quasiment entrer dans Tropique du Capricorne d’Henry Miller quand il se met à nous raconter le travail de tâcheron à New York, le métro, la puanteur.
Prenez, avant vous, j’avais jamais entendu parler de cette façon des gars de bateaux. Maintenant, quand j’en vois un, j’ai le goût de me rapprocher, d’aller lui parler. Je sais pas. De son pays, sa ville, ses rêves. Sa femme, ses enfants. Un jour, va falloir que vous écriviez tout ça, monsieur Fernand, vos histoires, sinon ça va se perdre. Les Mémoires de monsieur Fernand, non, mieux encore : Dans la tête du barbier à perruque. Peu importe, je suis preneur. Même que je suis sûr que ça se vendrait. Imaginez, j’achète déjà tout ce que vous racontez; je vais gober tout ce que vous allez écrire.
Dire qu’avant votre chrono, cette grande gueule de Jean-Claude avait juste le don de me tomber sur les nerfs. Un chrono, ça prenait bien un homme comme vous pour penser à ça, un homme qui aime parler, mais un homme qui sait aussi écouter. Sauf que moi, voyez-vous, je suis pas capable. Me mettre à raconter mes affaires personnelles, c’est pas mon genre. Me semble qu’à trente-six ans, j’ai pas encore vécu. Je lis peut-être beaucoup, comme vous dites, mais c’est pas assez. Il y a tellement à lire; on lira jamais assez. Et puis, un voyage en solitaire à vingt-cinq ans, c’est plutôt mince. Non, je vois pas l’intérêt. Rien à dire. J’aurais l’impression de donner une conférence vide de sens. Trop stressant, j’aime mieux écouter. Vous écouter seulement, vous et les autres. C’est pas compliqué, aucun effort. Parfait comme ça.
Je vous écoute en regardant tourner les aiguilles, ça me fait déjà de l’effet. Prenez, la semaine passée, quand Lili nous a parlé de son Miguel. C’est bien ça, hein? Miguel. Je regardais tourner les aiguilles, et quand elle nous a crié comme ça que ses belles années reviendraient plus jamais, je venais de me dire à peu près la même chose. Allez, je me disais, raconte-nous-la, ta peine d’amour. T’es touchante, Lili, tu nous embarques dans ta vie quand même pas ordinaire. Ça doit pas être évident tous les jours, et puis t’as bien raison : tu pourras jamais rien contre le temps. Elle peut être belle, la vie, mais souvent dégueulasse, toujours insaisissable.
Pas une larme, vous avez remarqué. Elle a l’air d’une femme forte, notre Lili. En tout cas, c’est ce qu’elle veut bien nous laisser croire. Sauf qu’elle cherchait encore ses cigarettes comme une malade. Vous avez remarqué : c’est toujours pareil. Quand Lili en peut plus, quand Lili veut changer de sujet, elle cherche toujours ses cigarettes. En me levant pour aller aux toilettes, j’ai pas pu faire autrement que poser la main sur son épaule, mais pas trop fort. Juste un peu. Lili de Port-Alfred! Lili la pathétique qui voudrait bien s’en aller vivre au Brésil. C’est à pleurer. Elle était là à chercher son paquet qui traînait entre les bouteilles. Et puis nous? Tous les trois figés comme des incompétents.
C’est sûr, j’ai pissé comme d’habitude en lisant sur les murs les niaiseries de gars saouls. Ça tirait sur la gauche, tirait sur la droite, comme ça jusqu’au plafond, mais c’est les aiguilles de votre chrono qui me tournaient dans la tête. Le temps, monsieur Fernand, votre chronomètre nous rend conscients du temps qui passe. Et puis vous, ça vous est-y déjà arrivé? Je veux dire : ça vous est-y déjà arrivé de vouloir l’arrêter, le temps? Tiens, vous êtes drôle, vous; on dirait un enfant quand vous souriez de même. Alors moi, oui, j’ai déjà voulu l’arrêter. J’avais pas encore dix ans. J’étais tout seul comme d’habitude. Jamais aimé le patro, les terrains de jeux, les affaires de gang. Je sortais de la bibliothèque municipale quand j’ai eu l’idée d’aller m’étendre dans l’herbe, vous savez, la pente douce qui donne sur la 4e Avenue, entre le stade de base-ball et le terrain de golf.
J’aimais bien l’herbe haute, j’ai toujours aimé l’herbe haute. Couché sur le dos, on voit juste le ciel et les nuages. L’impression d’être là, lourd comme dix hommes, prêt à mourir, porté disparu. Et puis tout ça t’appartient : le vent qui fait bouger l’herbe, les feuilles des arbres d’à côté, les nuages rapides, tous les bruits de la ville, un chien, une mère qui appelle son enfant, les coups de marteau. Tintin en Amérique, Coke en stock. Vapeur de la Consol, et puis le train qui se met à siffler. J’étais Tintin en vacances, un Tintin qui perd son temps pas trop loin du château de Moulinsart. La paix. Pas de capitaine, pas de Castafiore, même pas de Milou. J’aurais tout voulu arrêter, les nuages de filer, les feuilles de bouger, mes cheveux de pousser. Une idée d’enfant fou : vouloir tout rendre immobile. Arrêter le temps, fixer l’image pour observer les détails. S’amuser à tirer des lignes sur la ville, raser l’usine de son père qui se tue à l’ouvrage, multiplier les bateaux dans la baie parce qu’il y en a jamais assez, passer des heures à la biblio sur la même page d’un Spirou.
Pour tout dire, monsieur Fernand, j’avais peut-être dix ans, mais je me suis vraiment senti vieillir ce jour-là. J’ai vu venir ça comme une fausse balle des ligues majeures. Un beau feeling. J’ai du sang de vieillard dans les veines, tout arrête, ça se met à figer. Je ferme les yeux, je suis dans ma fosse. J’arrache un peu d’herbe, me mets ça dans la face. Le croque-mort va finir par la jeter, sa première pelletée. Ça va faire pitié, ça va faire mal. Je me suis endormi. Dormir, c’est encore la meilleure façon de tout arrêter. Allez maintenant, c’est à votre tour. Vous qui aimiez tellement aller aux champignons avec madame Pauline, j’imagine que ça vous est aussi arrivé de vouloir l’arrêter, le temps. Tous les deux dans une talle de morilles, par exemple. Ou bien votre enfance en Gaspésie, avec votre père. Non, pas vrai, pas sérieux! Vous me ferez pas le coup. Envoyez donc !
Pas de chrono, je vous donne le droit de parler, et vous en profitez pas. C’est rendu grave, votre affaire. Sérieux longtemps ! Prenez garde : le chrono, c’est une bonne idée, mais faut pas virer fou avec ça. Le temps, monsieur Fernand, pensez-y bien, je vous donne la nuit. Je veux une réponse demain. Dix minutes, pas plus. Bon, faudrait bien que je vous la raconte avant qu’ils arrivent, mon histoire d’Istanbul, mais pour être bien franc avec vous, ça s’est pas passé dans un autobus, mais sur un traversier. Je sais pas où vous êtes allé chercher l’idée de l’autobus.
La veille, j’avais rencontré une Belge à l’auberge de jeunesse, un belle fille, plutôt tranquille. On avait décidé comme ça de prendre un traversier pour nous rendre du côté européen, juste pour le plaisir de voir vivre le monde. De toute beauté, Istanbul. On se tenait comme ça sur le pont, appuyés sur le bastingage, silencieux, en admiration devant la ville en mouvement. Quand elle s’est tournée pour me dire quelque chose, une petite fille qui se tenait tout près d’elle l’a entendue, et c’est là que tout a commencé.
Elle portait un uniforme d’école, vous savez, le jumper bleu, la blouse blanche. Vraiment charmante. Une dizaine d’années, pas plus. Anni, je me souviens encore de son nom. Elle était tout excitée, Anni, elle voulait qu’on continue à se parler. Allez, allez, disait-elle en levant les bras. Elle voulait qu’on lui parle, surtout. En fait, Anni voulait surtout pratiquer son français, et elle s’est mise comme ça à nous poser plein de questions. De toute beauté. Je lui parlais du Québec au Canada, Nadia de sa Wallonie en Belgique. Un peu compliqué pour Anni, mais elle en riait. Puis elle s’est mise à nous parler de son école. Une école chrétienne.
Sans trop qu’on s’en rende compte, on s’est fait envahir par une nuée de petites filles en uniforme, une bonne quinzaine. C’était touchant de les voir si exaltées. Petites filles aux yeux brillants, prenant plaisir à pratiquer leur français. Quand leur institutrice s’est rapprochée avec son air sévère, le silence fut instantané. Voilà, monsieur Fernand, je me souviendrai toujours de cette petite fille. Anni ! Ça s’est bien passé à Istanbul, mais pas dans un autobus.
Pas mauvais, répétais-tu tout à l’heure alors que, face à la fenêtre, je restais sans réaction. Je te laissais terminer ta lecture, te jetant parfois un regard avant de retourner aux voies ferrées et aux lampadaires, puis ton verdict est tombé : c’est bien, mais sous la douche, il me semble que c’est un peu court. Mais c’est bien. Lire juste ici que tu vas tout me découper sur le dos, ça me fait déjà de l’effet.
Et puis les images de l’enfance : une blouse blanche de sa grande sœur comme doudou, c’est tout à fait charmant. Je comprends la peine que tu as pu éprouver en la voyant sous les ciseaux. Ce que ta mère mettait en pièces, c’était plus qu’un vêtement. C’est évident que tu avais développé un rapport affectif. En fait, si je t’ai observé de cette façon, c’est que je tentais de comprendre : je te parle du type de Nagasaki, et puis soudain, sans avertissement, tu me dis comme ça que je suis complètement folle et que tu tiens à mon chemisier. Je n’arrivais pas à saisir, mais là je vois. Si tu t’étais vu : en état de choc. Je ne pouvais que rester sans mot. Maintenant je comprends. C’est inscrit dans le texte, surtout par ici quand tu parles d’expérimentation de la cruauté. Se montrer cruel envers ce qu’on aime, ça rejoint l’enfance de tous. En tout cas, ça rejoint la mienne. Je te dirai peut-être un jour. Un jeu troublant.
La fenêtre étant entrouverte, j’entendais la trame industrielle mais j’écoutais ton discours. Personne ne saura jamais ce qui se passe dans la tête d’un enfant, as-tu chuchoté, pas même sa propre mère. Tu vois, as-tu ajouté en reprenant le débit auquel tu m’as habitué, ton texte me donne le goût d’écrire. Des nouvelles, tiens. Faudrait que ce soit court. Ça me changerait de l’écriture de nos scénarios. Toujours le même procédé. Très schématique. Quelques jours avant la prise de vue, place à nos fantasmes et à ceux des clients. Ça donne un texte à peine lisible, mais Julie finit toujours par s’y retrouver. Close-up sur boucle et lobe. Chocolat sur col. Plan rapproché sur jambe. Bas de nylon déchiré. Flou sur bouton de manchette. Avant salir, jouer pointe du col relevé sur lèvres. Et ainsi de suite.
L’exercice peut durer des heures, et je dois t’avouer que la série Ripping est la plus excitante à scénariser et à photographier. Peut-être parce que ça se rapproche de la cruauté, justement. Julie a un faible pour l’esthétique de la destruction. Elle se plaît à dire que c’est sa petite vengeance sur tout ce qui est beau. Tu sais que cette semaine, c’est au tour du type de Nagasaki. Pas de problème, mais après la lecture de ton texte, c’est clair : je sais que ça te fait quelque chose. Ça doit déjà te remuer, mais je n’y peux rien, ça fait partie du contrat. Et puis oui, tiens, ça me vient comme ça : j’ai envie de te proposer une expérience qui pourrait peut-être te faire du bien. Laisse-moi en glisser un mot à Julie, et je t’en reparle. Allez, ne reste pas comme ça à rien dire, as-tu fait en modulant le ton, tu m’inquiètes. Et si tu me racontais ce qui s’est passé dans ce train de nuit.
Comblé par ta critique ou troublé par tes dernières paroles, je ne savais trop, je me suis retourné pour te prendre le visage. Avec énorme plaisir, moi tout dire à vous bientôt sur soviétique train de nuit. Très bien, très bien, mais vous aller chercher grosse quantité bière et vodka pour très long voyage. Départ dans quarante-cinq minutes, 23 h 34. Moi attendre vous ici, dans compartiment hôtel Plaza. Moi vouloir encore écrire tout petit peu.