Lundi 4 octobre

Ça s’est passé en début d’après-midi, en toute simplicité. Hormis le barman en train de remplir le frigo, il n’y avait que lui dans la place, monsieur Fernand. Couronne de cheveux blancs coupés court, lunettes de presbyte, chemise griffée, il lisait son journal sous le choc répété du verre contre verre et treillis de métal. On aurait dit un prof d’université en vacances. J’imagine que ce doit être dans ses habitudes : chaque jour de la semaine, en un rituel immuable, toujours s’appliquer à arriver quelques minutes avant tout le monde dans l’idée de parcourir La Presse et Le Quotidien en toute quiétude.

En arrivant à sa hauteur, j’ai posé la main sur le dossier de la chaise lui faisant face. Il a levé la tête et j’ai dit : Monsieur Fernand. Il est resté sans mot, et je pouvais comprendre. On aura beau, comme lui, avoir exercé pendant près de trente ans le métier de barbier, ce n’est pas tous les jours qu’un étranger vous interpelle de la sorte. Journal ouvert, visage fermé mais visiblement en attente, il a soutenu mon regard, tentant sans doute ainsi de mettre un nom sur mon visage. C’était à moi d’y aller, et je lui ai demandé si je pouvais m’asseoir à sa table. En guise de réponse, il a consenti à replier son journal. Les présentations d’usage à peine terminées, il affichait déjà un sourire avenant, le sourire de celui qui sait écouter. Je suis aussitôt passé en mode accéléré. Lorsque je lui ai précisé que, dans le but d’écrire un récit qui se passerait dans sa ville portuaire, j’occupais depuis deux semaines une chambre ici même à l’hôtel, il s’est montré intéressé. Intéressé, sauf qu’il a pris un certain recul en joignant les mains à la hauteur des lèvres avant de s’adosser à la manière du patricien sûr de son effet. Eh bien ! a-t-il fait avant de répéter ma phrase en s’appliquant à rythmer chaque syllabe, un récit qui se passera par ici. Ça s’est déjà vu, vous savez, mais ça remonte bien loin. Des romans qui racontaient en gros les débuts de la colonisation. Damase Potvin, qu’il s’appelait, roman du terroir. Publié dans les années trente, je crois. Après, il y a eu un long silence, et puis soudain, ces dernières années, ç’a recommencé.

Un brin railleur, façon de me ramener à mon projet, il m’a alors défié en ajoutant qu’il ne se passait jamais rien dans le coin qui pourrait intéresser un auteur, et encore moins un lecteur : pas de guerre, pas de sang, peut-être un meurtre ou deux par décennie. En fait, il n’y a pas de drame dans les ruelles, c’est le calme mort. En bon romancier que je tente de devenir, je lui ai précisé qu’il semble ne jamais rien se passer nulle part, mais il suffit de creuser. Je songeais au théâtre de Tchekhov, à la littérature russe qui privilégie souvent le quotidien du personnage plutôt que l’action en tant que telle. Il me semble que partout sur cette planète, comme ici dans votre ville portuaire, il n’y aura jamais que des humains qui font de leur mieux pour s’en sortir. Alors là, a-t-il fait sentencieusement en étirant le bras pour attraper son verre, alors là, jeune homme, c’est tout à fait différent. Ça, c’est des lectures que j’aime. Quand va-t-on pouvoir lire ça ? Voyant que je me faisais hésitant – romancier peut-être, mais pas d’éditeur en vue –, il m’a demandé de quoi ça parlerait. Ça va parler d’un peu de tout, ai-je fait sans trop vouloir m’avancer, d’un peu de tout.

J’ai commandé deux bières au serveur ayant délaissé inventaire et classement pour venir m’offrir à boire, et dans l’idée de le mettre au parfum de la genèse du récit qui prenait une dimension anthropologique, je me suis mis à lui parler de Barham. Oui, Barham, mon collègue du GRAMUL. Au printemps dernier, vers la fin mai, il venait chaque jour dans cette taverne pour se payer quelques verres. Ç’a duré un peu plus de deux semaines. Se souvenait-il de ce type assez particulier, grand, costaud, la mi-vingtaine ? Oui, peut-être bien, a-t-il laissé tomber, mais le GRAMUL, ça lui disait vraiment quelque chose. Il avait lu ça dans le journal. C’était, lui semblait-il, en rapport avec le développement et la redéfinition du Musée du fjord. Tout à fait exact, ai-je fait. Je me suis fait plus précis en lui confiant que dans ses temps libres, Barham s’était appliqué à enregistrer quelques conversations, notamment des tirades chronométrées. Eh bien ! Visiblement étonné, il a pris ses distances, mais sans toutefois arriver à dissimuler une certaine fierté. Eh bien! a-t-il répété après m’avoir remercié pour la bière, c’était donc ça.

Après quelque hésitation, il s’est rapproché en posant la main sur mon avant-bras. Il a pris la peine de vérifier si nous étions toujours bien seuls dans la place, et puis il m’a avoué qu’à l’époque, il s’était bien rendu compte que mon Barham n’agissait vraiment pas comme tous les autres gars de la marine marchande. Car il avait cru un moment que ce drôle de type en était un. Pas comme les autres, sauf qu’il ne lui est jamais venu à l’esprit que l’homme en question dissimulait un magnétophone dans son sac qu’il laissait souvent entrouvert. Aussi, c’était du jamais vu. Il était toujours seul, alors que les gars de bateaux ont tendance à se tenir groupés. Comportement louche, mais monsieur Fernand en avait vu d’autres. Il ne s’en était donc pas formalisé. Bel homme, a-t-il tenu à préciser : stature de héros, visage de conquérant, profil d’Alexandre le Grand. En entendant ça, j’ai levé de contentement les yeux vers le plafond; profil d’Alexandre le Grand, c’était bien dit, Barham aurait sans doute apprécié.

Ça peut très bien s’entendre qu’il ait pris Barham pour l’émissaire d’un armateur venu régler quelque problème. Il l’avait tant observé à la dérobée qu’il se souvenait même de son geste théâtral lorsque, avant de s’asseoir, Barham posait son chapeau sur la table. Ça m’a fait sourire, car je connais trop bien le geste. Je sais même que Barham est capable de plus encore pour gagner un public ou séduire une femme. C’est évident que votre ami faisait semblant de lire, a-t-il tranché en toute autorité. Je suis alors passé aux enregistrements que j’avais en main et à ce que je voulais en faire. Que pensait-il de ça ? Voyait-il d’un bon œil ma façon de procéder? N’ayant rien à cacher, il ne voyait pas d’inconvénient à ce que je base mon récit sur ces enregistrements, sauf que si un jour il y avait publication, il voudrait bien en être avisé. Ce serait la moindre des choses, ai-je fait, et vous seriez mon premier lecteur.

Je lui ai demandé, au moment qu’il jugera opportun, d’en glisser un mot aux autres. Il ne devrait pas y avoir de problème, sauf peut-être avec Jean-Claude. Jean-Claude aime bien en remettre, mais après coup, lorsqu’il redevient, disons, un homme normal, il a parfois tendance à le regretter. Nous verrons bien. Nous avons alors parlé de choses et d’autres, le temps de terminer ma bière. Comme je savais que les autres allaient bientôt arriver, je ne me suis pas éternisé. Lorsque je lui ai serré la main, il m’a invité à venir jaser n’importe quand tout en m’encourageant à continuer, puis il s’est replongé comme si de rien n’était dans son journal.

Heureux de la tournure des événements, j’ai marché tout le reste de l’après-midi sous une pluie étonnamment chaude pour cette période-ci de l’année, histoire de découvrir quelques quartiers tranquilles dans les hauteurs, la plupart avec vue sur la grande baie, et lorsque je suis rentré en début de soirée après avoir cassé la croûte, il y avait pour moi une enveloppe à la réception. Verte, l’enveloppe. Tiens donc, me suis-je dit en l’ouvrant dans l’escalier. Un mot de Johanna dans lequel elle se fait plus précise sur la séance de photos de jeudi. Ça va se passer dans une chambre au deuxième, et nous aurons tout l’après-midi. Je n’aurai pas à changer mes habitudes; elle viendra me chercher vers quatorze heures, lorsque tout sera prêt pour les prises de vue.

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