Je suis passé ce matin à la bibliothèque municipale pour mettre à jour mon courrier électronique. Pas de message de Mathieu, mais un du registraire concernant la prochaine session d’hiver. Trois autres de l’association des étudiants, mais celui surtout de monsieur Valois où il me donne rendez-vous ce vendredi. Il doit passer de toute urgence au musée pour quelques mises au point auprès de la direction. Nous pourrions nous rencontrer sur place avant qu’il retourne à Québec. Brève réponse : PARFAIT, JE SERAI AU MUSÉE À QUINZE HEURES.
Prélude à une réconciliation entre le maître et l’élève, peut-être bien. J’ai en mémoire sa façon particulière de me regarder et le non-dit surtout de notre dernière discussion qui remonte au début septembre. Il semblait alors dépassé par ce qu’il appelait ma candeur, dépassé surtout par mon niveau d’inconscience. Avait-il peur de perdre un chercheur au profit de la littérature? Voyait-il dans ma démarche un manque de rigueur? Malgré tout le bien qu’il pouvait penser de la chose littéraire, ne m’avait-il pas répété dans le désordre organisé de son bureau qu’avec mes idées de poète, je me gommais à la faculté alors que j’étais en début de carrière? Oui, peut-être bien, avais-je alors répondu, mais vous savez que la carrière et moi ! En signe d’impuissance, il s’était contenté de lever les bras. De toute façon, il aurait pu sortir l’artillerie lourde, ma décision était irrévocable. Le roman permet tout, lui ai-je seulement lancé en le quittant.
Oui, le roman permet tout, d’autant que l’exercice me fait prendre conscience de certaines failles dans notre façon de procéder lorsque vient le temps de travailler sur le terrain. Peut-être sommes-nous un peu trop élitistes dans notre recherche d’information. Peut-être devrions-nous nous inspirer de ce professeur d’histoire de l’UQAC. Le roman permet surtout de donner la parole à des femmes comme Lili de Port-Alfred. Ici, elle réagit à la précédente tirade de monsieur Fernand. De la reine d’Angleterre, nous passons à une princesse perdue dans l’arrière-pays. Troublante histoire. Il faut ici entendre la voix éraillée d’une grande fumeuse portée sur le scotch.
Cassette 4B-1
Lili
Moi, monsieur Fernand, votre histoire de reine qui se promène en limousine, je la trouve bien cute, mais elle est jamais venue par chez nous, votre madame aux vingt-cinq cents. On sait bien ! Chez nous, c’était bien trop loin dans le bois. Une place de truck, de bûcherons puis de mécaniciens où on se faisait manger tout rond par les mouches. Des mouches noires grosses comme ça. Non, j’imagine que pour elle, une femme bien plus riche que moi, on n’était pas assez intéressant. Mais je la comprends, votre reine. Moi, j’étais assez contente quand j’ai fini par sortir de mon maudit trou. J’avais quinze ans quand je suis arrivée en ville, j’aurais embrassé mon oncle. C’était au mois de juin, un jeudi après-midi.
Je m’en souviens encore. Ça s’est fait vite, le même soir, je faisais mon premier client dans un hôtel de Kénogami. Lui, ce gars-là, il faisait peur à voir et je vous jure qu’il m’a pas manquée ! C’était pas comme avec mon oncle ! Demandez-moi pas dans quel hôtel ça s’est passé, je me rappelle pas. Je veux même pas m’en rappeler. J’ai passé l’été dans le coin, à côté des usines, mais mon oncle a décidé de déménager à Bagotville en automne, dans un petit deux et demi.
Bagotville ! Je vous dis que pour une petite fille qui avait jamais rien vu à part les cours à bois, les truck puis les cours à scrap, c’était quasiment le paradis. Le paradis, je vous dis. La plage de sable, toute seule au bout du quai, le vent dans les cheveux, les bateaux au large. Bagotville ! J’avais jamais vu ça, moi, la marée. J’étais enfin arrivée dans ma ville. Je vous dis que j’étais pas mal fine avec mon oncle. C’est pas compliqué, quand j’étais trop fatiguée – parce que ça m’arrivait de l’être –, je pouvais regarder toute la nuit les bateaux pleins de lumières dans la baie.
Ça fait que moi, vous savez, en cinquante-neuf, quand la reine d’Angleterre est venue se promener par ici, j’avais juste treize ans et j’étais encore dans mon trou. Treize ans, mais je peux vous dire qu’avec mes cheveux d’Indienne et mes beaux yeux noirs, j’étais la princesse du village depuis déjà un bon bout de temps. C’était moi la plus belle, c’est normal, puis laissez-moi vous dire que je l’ai su. Viens un peu par icitte, ma belle enfant, viens un peu par icitte. Tout le monde me disait ça avant même que j’aille à l’école, surtout les mononcles. C’était juste pour me prendre le cul – j’ai compris ça un peu plus tard –, à commencer par mon père. Ses frères, les frères de ma mère, leurs chums, tout ce qui portait une bitte.
Viens par icitte, ma belle enfant. Aie pas peur, viens un peu par icitte que mon oncle embrasse tes belles joues, ça te fera pas mal. C’est sûr que ça faisait pas mal, même que j’ai fini par aimer ça, moi, voir grossir ça dans mes mains. Riez pas, monsieur Fernand, c’est impressionnant, même que ça m’impressionne encore. Faut dire que dans un village pas de trottoir comme le mien, une petite fille comme moi, belle ou pas belle, ça s’amuse comme ça peut, et puis moi, niaiser avec une poupée, ç’a jamais été mon genre. La seule que j’ai eue, je lui ai rasé la tête et arraché les jambes.
J’aimais mieux jouer avec les petits gars derrière le garage de monsieur Tremblay, dans le vieux char avec les portes arrachées. Avec les plus jeunes que moi, c’est sûr. Là, toute seule avec un petit gars qui faisait son fin mais qui avait jamais rien vu, je vous jure que c’est moi qui l’impressionnais avec ma fente. Je baissais mes culottes, et en voyant ça, il se mettait à rire ou il disait plus rien. C’était moi la princesse du village, tout le monde le disait. Lui, fallait qu’il me le répète cinq fois : C’est toi, Lili, la plus belle du village. Après, je lui faisais faire tout ce que je voulais.
Je vous dis que j’en ai fait pleurer, moi, des petits gars. Les plus jeunes, je les ai tous passés : les blonds, les roux, les noirs, les pas de dents, les yeux croches, les pas intelligents. C’était mon fun à moi. Faire pleurer un petit gars qui sait pas encore quoi faire avec sa queue, j’aimais bien ça, surtout s’il était beau comme un ange. Ça me faisait rire. Je le traitais de niaiseux s’il voulait rien faire ou d’enfant d’école s’il me faisait mal. Le vieux char tout pourri, c’était mon char rien qu’à moi, c’était ma limousine à moi. Quand je sentais que le petit gars en pouvait plus, qu’il était sur le bord de la crise de nerfs et pas loin d’appeler sa mère, je me mettais à le consoler comme une vraie maîtresse d’école. Bien non, mon petit chéri d’amour, bien non, donne-moi ta main et pleure pas comme ça. T’es beau comme un ange, t’es le plus fin du village. Tu vas voir, mon beau petit Julien d’amour, dans trois ans, tu vas bander raide comme ton père.
La reine d’Angleterre! Vous me faites rire! Pèse donc sur le piton, mon beau Jean-Claude. Si je continue comme ça, je vais me mettre à brailler comme mon plus laid.