Minuit trente, café et cigarettes, c’est parti. Tout à l’heure, je me déliais les muscles devant la fenêtre quand j’ai posé les yeux sur la commode. Tiens, me suis-je dit en bâillant, Johanna est passée. Glissé dans une enveloppe, le CD de la séance photos de cet après-midi. En guise de remerciement pour ton travail d’expert, était-il précisé sur une fiche, Moonlight.com t’offre en exclusivité une copie de la série.
Somme toute, une belle expérience. Pour visionner le tout, j’écris en écran partagé, texte sur deux tiers et photos à droite. Tel que prévu, Johanna s’est présentée vers quatorze heures. Dans la chambre d’en haut, tout était prêt, je n’avais plus qu’à monter pour jouer mon rôle. Ne sachant à quoi m’attendre, à la fois fébrile et curieux, c’est avec plaisir que j’ai lancé mon livre sur le lit pour la suivre. En débouchant sur l’étage, je pouvais déjà sentir l’effervescence du plateau de tournage. Au fond du couloir, une table de chevet vraiment pas à sa place, et toutes grandes ouvertes, les portes des deux chambres voisines, quelques fils de rallonge courant ici et là. Pas assez de jus, m’a lancé Julie en voyant mon étonnement.
La chambre pour la prise de vue était en tous points semblable à la mienne, et les vêtements que j’allais bientôt devoir couper ou déchirer étaient étalés sur le lit ramené au centre de la pièce. Spots et diffuseurs de lumière disposés stratégiquement, parapluies blancs non encore déployés, pas de doute, Julie était une pro. Tous spots éteints, sur la commode deux Nikon numériques qui me semblèrent à première vue hors de prix, dont elle nettoyait les lentilles. La laissant travailler à sa guise, j’ai pu m’approcher pour toucher vêtements et accessoires. Souliers n’ayant probablement jamais été portés, bas de nylon dans leur emballage, ruban bourgogne sans doute emprunté à l’uniforme japonais plus tôt reçu par la poste, jupe noire et chemisier blanc que j’ai su reconnaître à travers l’emballage de la blanchisserie. Tu vois, a précisé Julie en me voyant soulever la pellicule transparente, il faut que tout soit impeccable et parfaitement repassé. Il y avait aussi le soutien-gorge et la petite culotte assortie, mais où donc était Johanna ? La tête aux fringues affriolantes, je venais de perdre sa trace.
Elle est allée chercher une bouteille au bar, m’a dit Julie en fixant d’un mouvement sec la lentille au boîtier. Après, elle doit passer dans la chambre d’en face pour une dernière touche de maquillage. Nous avions donc un peu de temps devant nous, mais ça n’allait pas tarder. Nous avons alors parlé photo et creusé davantage le concept de Moonlight.com. D’une gestuelle à la limite du maniérisme, Julie me rappelait Oksana, étudiante de RGGU originaire de Vladivostok. Oksana étudiait peut-être dans son propre pays, mais sur le campus je me trouvais plus près de chez moi qu’elle de chez elle, et nous parlions alors de la grandeur de sa Russie. Après avoir fixé sur l’autre appareil une lentille grand-angle, elle s’est appliquée à déballer les vêtements. En les étalant sur le lit, elle m’a avoué qu’avec une autre fille plus hard que Johanna, elle exploitait un autre site qui allait beaucoup plus loin dans le fétichisme de la destruction. Ça marche très fort en Europe de l’Est, a-t-elle ajouté, très peu de clients à l’Ouest et en Amérique, quelques-uns en Angleterre. Tu sais, il y aurait une thèse à écrire là-dessus. Pourquoi là-bas et pas ici? La destruction du vêtement ou de l’uniforme, disait-elle avec aplomb, c’est un geste libérateur à saveur d’interdits. Ça peut expliquer bien des choses. Là-bas, tu vois, ils craquent pour celle qui déchire, qui brûle et jette à la poubelle tout ce qu’elle porte. Déchirer un uniforme scolaire ou ses plus belles fringues, c’est comme jouer dans la boue tout habillée. J’ai essayé avec Johanna, mais elle n’a pas vraiment aimé. Avec elle, disons que ça se passe à un autre niveau.
Il faut dire que je travaille essentiellement avec elle pour le marché japonais. Ça demande la plus parfaite des images. Johanna, c’est ma perle au corps parfait qu’on voudrait sans cesse prendre et caresser. J’aime aller la chercher sous tous les angles, d’autant plus qu’elle se prête bien au jeu. Sa nuque délicate, ses mignons petits pieds, ses doigts effilés, ses côtes osseuses. Les Japonais l’adorent et moi aussi.
Nous en étions là lorsque tu t’es présentée, légèrement maquillée, brandissant deux verres et une bouteille de vodka. Il faut se mettre dans l’esprit du jeu, as-tu lancé en me donnant un verre, faire tomber toute inhibition, mais pas une goutte pour Julie. Le verre à ta portée, tu t’habillais maintenant devant moi et je me disais que j’allais bientôt t’arracher tout ça, que j’allais bientôt mettre les ciseaux dans cette jupe droite qui te va vraiment bien. Pas possible, je me répétais en vidant mon verre à la Russe, souvenir de campus, voyant s’allumer un à un les spots, prenant conscience de la singularité de cette mise en scène. Que suis-je venu faire dans ce bordel avec ces cinglées? Après quelques prises destinées selon Julie à mettre en évidence la grande qualité de ton uniforme, elle m’a tendu les ciseaux, et c’est à regret que je les ai acceptés. Je me serais bien contenté de son excitant manège, mais c’était à mon tour d’entrer en scène.
En suivant ses indications, j’ai commencé par entamer tes bas nylon derrière le genou, et je n’ai eu qu’à lentement glisser la main sur ta jambe pour faire courir la déchirure jusque sous ta jupe. Troublantes sensations, la caméra en rafale fractionnant le temps, exacerbant en cela mon désir. Voilà, c’en était fait de tes bas, mais il n’était surtout pas question de te les enlever, le nylon déchiré sur la jambe faisant partie du fantasme. Vrai que c’est beau. Ce fut ensuite au tour de ta jupe d’y passer. Plan rapproché des ciseaux coupant l’ourlet, effilochage du tissu, le jeu de la violence contrôlée. En m’appliquant à agresser ta jupe et à la mettre en lambeaux sous les indications de Julie, je songeais à notre passage sous la douche. Gorgé d’eau savonneuse, le tissu marine prenait alors toute la lumière.
Quand ce fut terminé, j’ai dû me retirer un moment pour permettre à Julie de te prendre sous tous les angles, le lit devenu ton piédestal. Dans mon fauteuil, j’étais aux premières loges, et c’était beau de la voir te tourner autour alors que tu te tenais à genoux sur la couette. Elle se rapprochait avec précaution, reculait, se penchait, et tu te donnais dans une grande pudeur. Pas de provocation dans le regard, pas besoin d’en rajouter. Plan d’ensemble, profil trois quarts en contre-plongée, tu es ici d’une candeur… Je peux comprendre vos clients. Tiens, ici encore : bas nylon effilochés, jupe en lambeaux, les bras ramenés sur ta poitrine. On dirait bien que tu veux protéger de l’outrage le ruban bourgogne sur le col fermé de ton chemisier. N’y touchez pas, sembles-tu vouloir dire.
Sous l’effet de l’alcool, j’en aurais bien grillé une en regardant faire Julie, mais il n’en était pas question. Il a fallu alors passer à ton beau chemisier, et elle m’a tendu cette fois un Exacto. Non, pas ça, me disais-je en songeant à la fin de la blouse de ma grande sœur. Avant toute chose, j’allais devoir t’attacher les poignets dans le dos avec la cravate rouge que Julie venait de sortir de sa mallette à accessoires. My God ! ai-je sifflé, et tu t’es mise à rire d’un petit rire rauque. Ça t’apprendra, as-tu fait.
J’avoue que j’ai pris un plaisir pervers à bien te serrer les poignets alors qu’elle s’appliquait à insérer dans le cadre les manches bleues de ma propre chemise. Clin d’œil au drapeau tricolore, disait-elle. Une fois tes poignets attachés, dressé derrière toi, je me suis amusé à t’effilocher la manche droite à petits coups d’Exacto. Après coup, j’ai à peine hésité avant de relever tes cheveux pour t’empoigner le chemisier. Ici, nuque dégagée, pointe de l’Exacto à la racine des cheveux, la lame effleure ton col. Parfait, répétait Julie, c’est parfait. Bien, a-t-elle conclu alors que tu émettais un râle à peine perceptible, tu peux y aller. Pour tendre le tissu, j’ai empoigné ton chemisier avant d’enfoncer la lame juste sous le col. Carrière terminée, t’ai-je alors chuchoté en l’agressant, bon pour la poubelle, et j’aime ça. Au ralenti, afin de lui permettre d’y aller en rafale, c’est avec un coupable plaisir que j’ai descendu la main dans l’entaille. Poignets attachés dans le dos, petit col toujours intact, le chemisier qui cédait en découvrant les bretelles de ton soutien-gorge; je te jure, Johanna, je me suis retenu pour ne pas te jeter sur le lit et te prendre de force.
Ce fut ensuite les plans rapprochés sur ta gorge, la lame entamant la pointe du col. Ruban détaché, couper la patte boutonnage. Arracher la poche, couper la bretelle du soutien-gorge, découper avec méthode les poignets. Julie a bien raison. Troublante, la destruction du costume. Après lui avoir tout laissé pour qu’elle réalise les derniers plans selon le scénario du gars de Nagasaki, nous avons pris congé. Troublante et belle expérience. Changement de registre, laissons la parole à Simon. Il profite ici du fait qu’il est seul à la table avec monsieur Fernand pour lui faire part de ses regrets, pour lui parler surtout d’un projet.
Cassette 6A-2
Simon
[…] s’annonce pas tellement bien, de toute façon. Voyez-vous, je parle jamais à personne, c’est pas pour m’aider. Pas d’ancienneté, aucune formation technique. J’aime mon job, les horaires cassés, les manœuvres d’approche, les bateaux, mais c’est sans avenir, tout ça. Je peux pas trop me faire d’illusions. Avec les vacances qui s’en viennent, c’est sûr que je vais passer l’été au port, c’est certain, mais après?
Monsieur Fernand, depuis janvier, j’ai une idée qui me trotte comme ça dans la tête. La semaine dernière, j’ai passé bien proche de faire partir le chrono, mais je me suis retenu. Ça sert à rien, votre chrono, je suis pas capable. Cette nuit, voyez-vous, j’ai lu encore jusqu’à quatre heures. Tropique du Capricorne d’Henry Miller. Après, je me suis encore retrouvé dans mon rêve récurrent. Vous savez, je cherche une fille, la ville ressemble à Istanbul, à New York, je ne sais plus trop. Personne peut m’aider, je me perds dans un labyrinthe, puis je me réveille en sueur. Ce rêve-là me parle, c’est évident.
Écoutez, j’ai trente-six ans, personne dans la vie. Je rêve encore d’océan, de la mer Noire, du Pacifique, de ports perdus au bout du monde, mais je ne fais que lire. Je ne fais que lire et j’ai l’impression de perdre mon temps. C’est idiot. Moi, à quinze ans, je disais à tout le monde que j’allais un jour me taper le Bosphore aux commandes d’un minéralier à coque renforcée. C’était devenu mon running gag. Mais à quinze ans, qu’est-ce que je faisais, pensez-vous : à quinze ans, je faisais tout pour être le dernier de la classe. Dire qu’à l’école primaire, j’étais premier de classe, j’étais toujours à la bibliothèque municipale, je regardais passer les nuages pendant les vacances, je voulais faire comme Tintin, me retrouver au Tibet ou en Chine, voir tous les pays, et je tourne encore en rond dans cette ville où il se passe rien.
C’est pas une vie, se promener comme ça du dépanneur à la taverne, du port à mon appartement. C’est pas une vie, lire comme un dément, à longueur de soirée, à longueur de nuit. La lecture, c’est bien beau, mais faut en sortir, n’est-ce pas, monsieur Fernand ? Laisser de côté les personnages pour vivre sa propre vie, me semble. Voyez-vous, il m’arrive d’envier les gars de bateaux. Ils sont peut-être exploités mais ils bougent ! Ils voient le monde, ils découvrent des villes nouvelles. Ça, c’est des personnages !
Tenez, c’est à Dublin que j’aimerais vivre ces temps-ci. Dublin au mois de mai, ce doit être lumineux, ce doit être magnifique, et je suis encore ici à vous parler de mes petites affaires. Si je vous disais, monsieur Fernand, si je vous disais que depuis que j’ai lu cet hiver Ulysse de Joyce, je rêve de me payer une Guinness dans un vrai pub. Oui, monsieur Fernand, je rêve de me saouler la gueule avec une fille de Dublin et l’amener en haut dans ma chambre, tenez, dans un hôtel comme ici, pas trop loin des quais. J’ai jamais essayé ça, faire l’amour dans une chambre d’hôtel. Ce doit être pas mal mieux que dans une chambre ordinaire. Dublin ! Ça doit bien exister, là-bas, des filles qui lisent un peu. Ça doit bien exister, là-bas, une femme qui te regarde pas de travers parce que t’as osé lui envoyer comme ça un mot de quatre syllabes.
Voyez-vous, mon problème, c’est que j’ai jamais eu de difficulté à apprendre, mais je me suis toujours laissé aller. Ma mère ! Chaque fois qu’elle voyait mon bulletin, elle disait que j’allais le regretter un jour. Dernier de classe! Que voulez-vous, j’étais comme ça : je lisais mais je me suis jamais forcé pour obtenir une bonne note. Dire que tous ceux avec qui j’ai fait mon secondaire sont avocats, médecins ou en affaires. Vous, monsieur Fernand, je dis pas; si je compte bien, vous aviez pas vingt ans au début des années cinquante. C’était pas pareil. Imaginez, dans votre temps, y avait même pas de ministère de l’Éducation. Un pays plein d’enfants, mais avec deux universités, une à Québec et l’autre à Montréal. Celle de Sherbrooke n’existait même pas encore, c’est dire comme on vient de loin. Je suis sûr que vous, monsieur Fernand, je suis certain que si vous en aviez eu la chance, vous seriez devenu une sommité en sciences, alors que moi, j’avais rien qu’à vouloir, comme disait ma mère. Disons que j’aurai compris un peu trop sur le tard que l’université, c’est le meilleur moyen de partir. C’est le meilleur moyen de voyager. L’université, c’est le plus beau passeport.
Bon, assez pleuré sur mon sort. Vous êtes le premier à qui j’en parle. C’est drôle, je pense souvent à ma mère ces temps-ci. Je suis sûr qu’elle aurait aimé entendre ça de son vivant. En mars, j’ai fait une demande d’admission à l’Institut maritime du Québec, et j’ai eu ma réponse. Je suis accepté. Je vais passer mon brevet d’officier de la marine marchande. Je passe l’été ici, mais je quitte la place au mois d’août. Un appartement à Rimouski, ce doit pas être dur à trouver. Je savais, je savais bien que vous alliez être d’accord. Je savais que ça allait vous faire plaisir d’entendre ça. Je vais la faire, monsieur Fernand, je vais la faire mon entrée dans le Bosphore aux commandes de mon minéralier à coque renforcée. Je vous enverrai des photos.