Mardi 12 octobre

Hier, après avoir quitté la taverne, je suis allé me promener en ville avec mon appareil photo, histoire de profiter de la lumière d’automne pour capter des ambiances. Plus souvent qu’autrement, je me suis retrouvé dans les ruelles. J’étais encore habité par la touchante histoire racontée plus tôt par monsieur Fernand. L’appareil en main, l’œil à l’affût et le genou par terre, je songeais à cette femme en me laissant prendre par les masses et les textures. Profondeur de champ, mise au point sur le dérailleur d’une bicyclette, bourdonnement dans la haie, sifflet de train, jappement du chien solitaire.

La poulie mal huilée attire toujours le regard, fait perdre la notion du temps. Fin des années cinquante, Édith Piaf à la radio, elle devait étendre sa lessive en rêvant du Danemark. Cette mère de sept enfants n’aura jamais oublié son capitaine. Vêtements de ses enfants, vêtements de travail de son homme, ses propres vêtements, toujours les mêmes. Un peu plus haut, garages et hangars, une remise toute croche en voie d’effondrement. Plaisir de prendre son temps quand tout le monde est au travail. Cette petite ville en automne, je me suis contenté de la regarder. En fin d’après-midi, je redescendais vers l’hôtel quand j’ai vu se vider dans le désordre propre à l’institution l’école primaire située près de l’église. Il me semble aussi que j’ai vu le petit dernier de cette femme s’écorcher le genou en tombant dans la cour asphaltée.

Deux semaines encore à écrire dans cette chambre jusqu’au petit matin, me jeter sur ce lit quand bon me semble, vivre l’intensité d’une fille étonnante, organiser le discours, m’imprégner de la ville industrielle. Mathieu avait raison : qui sait où tout ça va te mener, disait-il. Ce jour-là, j’étais loin de me douter que mon séjour dans cette ville allait se traduire par une remise en question. Dès janvier, il faudra reconsidérer le travail déjà fait sous un angle neuf. Rendre le tout plus concret, ne pas hésiter à donner la parole au simple citoyen pour illustrer, pour atténuer l’abstraction. À mon retour rue Couillard, je compte même sélectionner des photos pour les verser dans l’album planétaire. Si un jour mon texte est publié, le lecteur qui voudra voir mes ruelles et toutes ces maisons construites dans les années trente par la compagnie n’aura qu’à se rendre sur WWW.WEBSHOTS.COM et taper le titre du roman. Il pourra alors se promener à sa guise.

Cette femme dont monsieur Fernand m’a parlé hier à la taverne lui a confié son secret il y a peu, dans le parc justement situé en face de l’église néogothique qu’on pourra aussi voir sur Webshots. En sortant de la pharmacie, elle l’avait reconnu et était venue s’asseoir à ses côtés. La veuve et le presque veuf. Oui, Pauline va bien, avait-il répondu à sa question d’usage, mais vous savez… Une très belle dame, m’a-t-il précisé avant de lever son verre, une dame raffinée. Démarche laborieuse, mais au printemps, aussitôt la neige fondue, elle se remet à arpenter la ville. Épicerie, pharmacie, peu importe, tout devient prétexte. Elle fait partie du décor. Sept enfants, a-t-il lancé dans un élan de compassion, elle a vraiment trimé dur. Ils ont tous quitté la région, études ou travail.

À quatre-vingts ans, elle vit seule dans son appartement, et si elle a aimé son mari, elle n’aura jamais oublié son capitaine. Comme pour mieux préparer sa chute, monsieur Fernand s’est fait plus intime en prenant la peine d’installer le décor, comme à l’époque du chrono. Ce jour-là, a-t-il précisé en se calant dans sa chaise, les funérailles en face étaient terminées et les cloches sonnaient le glas. La porte ouverte du corbillard, les vieux qui sortaient de l’église. Un autre client qui prenait le chemin du cimetière, et je restais sans mots. Elle venait de me confier son secret, j’étais sous le choc. En tournant la tête pour lui dire que son histoire était belle, j’ai vu qu’elle était en train de fouiller dans son sac à main.

J’attendais la suite en revoyant tous ces capitaines ayant un jour passé au salon. Ça venait vraiment de partout. Elle a trouvé ce qu’elle cherchait et m’a tendu son petit papier jauni et aux plis cassants. Vous savez, a-t-elle ajouté en vérifiant si je lisais bien le texte, le jour de mes noces, j’ai reçu de lui ce télégramme. Je l’ai jamais montré à personne, m’a-t-elle dit, je n’ai jamais parlé de ça à personne. C’était en quarante-sept. Il est Danois, mon capitaine, mais regardez, ça vient de Hambourg.

Touchante histoire, il est resté un moment silencieux. Ma bière terminée, j’étais sur le point de me lever quand s’est pointé Jean-Claude. Après avoir repris ses esprits, monsieur Fernand nous a présentés l’un à l’autre, et Jean-Claude a tenu à payer sa tournée. Il n’était surtout pas question que je me défile, et c’est dans une taverne désertée par les clients que, sans chronomètre, nous avons échangé sur les particularités portuaires, entre autres le sens du mot macalous, et tous les deux ont corroboré les dires de Johanna. Une heure plus tard, Lili n’étant pas encore arrivée, je me suis éclipsé pour aller chercher dans ma chambre mon appareil photo.

Bateau en partance, brefs coups de sirène du remorqueur, jusque dans la ruelle près du golf. Démarche anthropologique, hommage à mes personnages, j’en éprouvais une certaine fierté. Si j’écris aujourd’hui dans cette chambre, c’est que dès la première écoute, ils ont réussi à me toucher. Mettre en valeur leur discours et arpenter leurs ruelles, avec en tête le regard complice de Jean-Claude, le drame surtout de cette dame. Combien d’histoires semblables dans les ports de la planète? Pour rester dans le même registre, voici la triste histoire de la fin tragique d’une petite robe jaune.

Cassette 6B-2

Lili

 

Je suis pas allée à l’école bien longtemps, mon beau Jean-Claude, mais dis-toi bien que je sais quand même compter. T’as bien beau aller reconduire de temps en temps des macalous chez les filles, mais je sais, moi, je sais que ça t’arrive pas mal moins souvent qu’avant. C’est facile à comprendre. Si tu mets moins de bateaux dans la baie, ça fait moins de monde dans ton char et moins de gars entre mes jambes. C’est vrai, monsieur Fernand, c’est vrai que ça roule pas mal moins fort depuis qu’ils ont grossi les bateaux. C’est bien facile à compter. Si un gros bateau en remplace trois petits, pas besoin d’être ti-Jean Lévesque pour comprendre.

Êtes-vous déjà montés là-dedans, vous autres, dans ces bateaux-là ? Moi, oui, puis une fois, je me rappelle, j’ai quasiment eu peur de pas être capable de sortir de là. Pas à cause des gars, sont bien fins, les gars. Non, c’est à cause des petits escaliers en métal et des grands corridors pas larges. Cette fois-là, on avait tellement bu dans le taxi de la vodka pas buvable que mon gars savait même plus où il était. Pour aller dans sa chambre, il savait même plus s’il fallait monter ou descendre, je l’engueulais, il comprenait rien. Plus capable de rien faire, les jambes molles, une poche de lavage. On a fini par arriver dans sa chambre et je me suis ramassée toute seule de fille avec plein de gars autour de moi. C’était souvent comme ça, j’en avais partout sur moi, ça m’arrivait partout dans les yeux, dans les oreilles. C’est pas mêlant, des affaires pour faire peur au monde. Les pires, c’était les Suédois tout blonds qui se prenaient pour des acteurs.

En tout cas, dis-toi bien, mon Jean-Claude, que sur mes petits bateaux, c’était pas aussi tranquille que dans tes belles chambres d’hôtel chromées. Je dis ça comme ça, prends-le pas mal, mais un gars tout seul avec une femme, ça finit par manquer d’énergie. Faut dire aussi que les macalous d’aujourd’hui sont pas faits aussi forts que dans le temps. Quand tu les regardes – j’en ai rencontré trois avant d’entrer, au coin des lumières, ils devaient s’en aller au Seamen’s Center , bon, quand tu les regardes le moindrement, c’est quasiment des enfants d’école. Je me demande même s’ils me comprennent quand je leur parle. J’ai comme l’impression qu’ils doivent même pas parler anglais. Imaginez, pas capable de parler anglais quand tu t’embarques sur un bateau. Pas capable de parler anglais, t’es mal pris longtemps. Sont beaux par exemple. Sont tout petits, pas gros, bien rasés, bien peignés, bien habillés.

Beaux comme des anges dans leurs chemises blanches à manches courtes, les grands yeux noirs, mais ils ont l’air de s’ennuyer. On dirait des enfants de chœur qui sortent de l’église, toujours deux ou trois avec leurs petits sacs de Canadian Tire ou de chez Rossy. Moi, je sais pas ce qu’ils vont acheter là. En tout cas. Des fois, ils me font penser à des touristes qui savent pas où ils sont rendus, des touristes qui viennent tous du même pays. On est en plein milieu de la semaine et tout à l’heure, ils me faisaient penser aux gars qui sortaient de la messe du dimanche dans le temps des curés. Je me demande même s’ils s’intéressent encore aux femmes.

Je vous dis que c’est pas comme avant. En soixante-dix, c’était du sport. On jouissait comme des folles dans le temps béni de l’hôtel Terminal, surtout quand mon beau Miguel était en ville, puis on te prenait un méchant coup. Avec mon Miguel, j’étais toujours au scotch de qualité, mais avec les autres, c’était toutes sortes de forts. On buvait n’importe quoi toute la soirée, une petite passe de temps en temps, ils payaient toujours en dollars américains, puis on entrait au restaurant quand le monde ordinaire sortait pour aller se coucher, autour de trois quatre heures du matin. Les gars d’orchestre, les petits gars de l’hôtel et puis nous autres, c’est tout ce qui restait dans la place. On était jeune, on pensait rien qu’à ça. C’était pas comme aujourd’hui avec toutes les maladies qui font peur au monde. On reverra plus jamais ça. En tout cas.

Si vous m’aviez vue la nuit que j’ai fait mon strip-tease dans la salle à manger du Café populaire. Le Café populaire, encore une place qu’on reverra plus jamais. Aujourd’hui, tu passes par là, y a plus rien d’intéressant. C’était toujours plein de monde. C’était comme ça de l’arrivée du casse-glace jusqu’à Noël, quasiment toute l’année. La fin de semaine, ça fermait autour de cinq heures du matin et ça rouvrait une heure plus tard pour les déjeuners. Le temps de compter l’argent et de passer la moppe. Cette fois-là, il y avait moi, Ginette, une autre fille, je me souviens plus de laquelle, en plus de nos trois beaux gars.

Personne dans la salle à manger, sauf nous autres. Ç’a commencé quand j’ai répandu de la sauce à spaghetti sur ma petite robe sans manches. Que je l’aimais ! ma petite robe jaune fleurie, que je l’aimais ! Quand les gars me voyaient là-dedans, avec mes jambes, Grecs, Arabes, Chinois ou Polonais, ils viraient fous, ils voulaient me toucher partout et je pouvais faire tout ce que je voulais avec eux autres. Je leur demandais n’importe quoi, ils payaient cash et répondaient toujours Yes, my jolie Lili. C’est sûr que je la mettais quasiment tous les soirs, ma petite robe, mais cette nuit-là, ç’a été sa dernière sortie. J’avais de la sauce partout, jusqu’en bas de la ceinture, puis mon gars s’est mis à me lécher tout ça en me prenant par la taille. Moi, les bras levés comme une danseuse, je le laissais faire et j’aimais ça. On pouvait faire n’importe quoi parce qu’il y avait pas d’autres clients.

Je me suis levée et puis lui, en restant assis, il s’est mis avec ses grandes mains à me jouer dans le zipper en continuant de me lécher partout. Il arrêtait pas de répéter Good, Lili, good, comme un petit gars qui a rien mangé depuis un mois, et puis les autres m’envoyaient des Go, Lili, go.

Si vous aviez vu ma robe. En me léchant comme un malade, il a fini par étendre la sauce partout, elle était devenue jaune orange. Finie, ma robe que j’aimais tellement, plus lavable, bonne pour la poubelle, mais je continuais à danser comme une topless. Tant qu’à y être, je me suis dit, aussi bien lui faire l’affaire, à ma petite robe, et c’est là que le strip-tease de Lili de Port-Alfred a commencé pour de vrai. Je me suis mise à déchirer ma robe en commençant par le bas. Goodbye my love, je lui chantais. Je savais plus ce que je faisais, j’étais comme enragée, puis je me suis retrouvée plus rien sur le dos. Mon affamé me léchait partout comme un petit gars qui s’ennuie de sa mère, quand une tasse est tombée par terre. Je me suis vue toute nue, de la sauce dans les cheveux, des bouts de robe dans les mains, sur la table, mon gars avec la face toute barbouillée comme un clown. Je me suis mise à pleurer comme une enfant.

Ça m’était jamais arrivé, brailler comme ça, mais là, je t’en ai pleuré un coup. Mon homme, il a fini par me mettre son manteau sur les épaules. Tout le monde était rendu fin avec moi, mais j’étais plus capable d’arrêter. C’était la préférée de Miguel, ma petite robe jaune.

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