Seize heures quinze, le rail m’agresse, je n’ai d’yeux que pour ce téléphone, sa présence m’obsède. Le fait d’écrire m’aidera peut-être à prendre ma décision. Je viens à peine de raccrocher, je dois me décider, et vite. Après avoir passé l’après-midi au bistro Victoria, je passe tout à l’heure devant la réception quand je vois ce type me tendre un bout de papier à l’en-tête de l’hôtel. RAPPELER MONSIEUR VALOIS DE TOUTE URGENCE, le numéro de son cellulaire au cas où je l’aurais égaré.
Dire qu’il y a moins de vingt minutes, j’étais tout à mon texte, loin de me douter que ça pourrait bientôt prendre fin. Ayant fumé comme un Polonais et bu à l’irlandaise, je traversais le viaduc en ayant en tête ma sieste rituelle dans la perspective d’une session d’écriture en soirée. Tout l’après-midi à lire et apporter des corrections sur les pages imprimées à la bibliothèque, levant de temps à autre les yeux sur les bateaux à l’ancrage ou bien encore sur la serveuse, quelques clientes, les éléments du décor. Lampes de table, dictionnaire posé sur une vieille machine à coudre, affiches de bières, dizaines de bouteilles vides en montre sur le manteau du foyer.
Dans l’escalier, j’étais sous le choc en relisant les coordonnées inscrites sur le bout de papier. Sitôt dans ma chambre, j’ai composé le numéro et monsieur Valois n’a pas mis de temps à répondre. Il était heureux de m’entendre, j’étais pour ainsi dire son sauveur, il m’a tout expliqué. Je n’ai qu’à dire oui et il s’occupe du reste. Pas de temps à perdre : je dois ce soir même lui donner une réponse, au plus tard à vingt heures. Dans l’affirmative, il pourra confirmer ma présence auprès des organisateurs du colloque.
Obligé de se rendre à Ottawa pour une rencontre programmée à la dernière minute dans le but de défendre un projet de recherche, il me propose de le remplacer pour sa conférence de jeudi prochain. Ça veut dire cinq jours à Moscou, tous frais payés. C’est déjà tout organisé, incluant un prolongement de visa qui me serait délivré par le consulat en toute urgence, vol sur British Airways, chambre à l’hôtel Cosmos, concert-bénéfice à la cathédrale du Christ-Sauveur, billet prestige pour le Chœur de l’Armée rouge au Bolshoï, retour sur Londres dimanche en fin de journée.
M’offrir ça à moi, à celui qui n’a jamais pu se payer là-bas le moindre luxe. Tout ce que j’aurais à faire, ce serait une communication au colloque organisé par l’Institute of European Cultures auquel nous faisions justement allusion la semaine dernière. Il en a déjà parlé à monsieur Sadetsky qui lui facilite les choses auprès des organisateurs. Ça peut se faire, lui aurait dit ce dernier : je n’aurais qu’à présenter mon texte sur la pensée de Fernand Dumont. Il y a même la possibilité d’une rencontre avec Georges Balandier.
Georges Balandier ! La seule idée de m’entretenir avec lui et avec monsieur Koleneko me fait perdre toute perspective. Il faut y aller, ne serait-ce que pour cela et pour l’estime surtout que me porte monsieur Valois. Mais mon roman? Pas encore terminé, ce roman. Le rail a beau m’entrer dans l’oreille, je peux bien regarder avec acuité les murs de ma chambre, les cassettes traînant sur la commode, il y a ce téléphone et je n’arrive pas à y croire. Une chambre au Cosmos, ce n’est pas rien. Marcher sous les tilleuls, les peupliers. Le métro, escale à Londres, hôtel près de Hyde Park; tout ça à ma portée. Fermer ça, casser la fatigue, évacuer l’alcool, m’endormir en ne songeant plus qu’au parc Gorki. Dix-sept heures. Réveil vers dix-huit heures trente avec la solution.
Profond sommeil, les idées claires me sont venues dès le premier café. Il n’est pas encore vingt heures que j’en suis à mon deuxième, et j’ai déjà fait part à monsieur Valois de ma décision. Oui, ai-je lancé alors que je le sentais pour le moins tendu à l’autre bout du fil. Oui, monsieur Valois, vous pouvez compter sur moi : je serai à Moscou jeudi prochain. Il faut dire que l’automne là-bas me manque un peu, ai-je ajouté en toute sincérité, et son soulagement est devenu perceptible dans le ton de sa voix et ses remerciements à répétition. Pour les détails et la prise en charge des documents relatifs à la conférence, je n’aurai qu’à me présenter lundi en début d’après-midi à son bureau du pavillon De Koninck.
À pareille heure jeudi prochain, ma présentation sera déjà chose du passé. Histoire de ne rien brusquer, je reste ici jusqu’à dimanche. Avec le texte de ma communication logé dans mon ordinateur et le vol en partance de Montréal programmé mardi en début de soirée, c’est tout à fait possible. Ne pas partir en catastrophe, ne pas quitter Johanna comme le dernier des rustres. Si c’était possible, je lui offrirais bien de m’accompagner. Il me semble que tous les deux au Cosmos, ce serait bien, et je la guiderais partout dans le quartier des théâtres. Diadia Vania6, restaurant réservé à l’époque soviétique aux fonctionnaires de l’État. Délai trop court pour un visa, rien à faire.
Je partirai dimanche par le bus de treize heures trente-cinq pour arriver chez moi en fin d’après-midi. D’ici là, nous verrons bien. En ce qui a trait au roman, je crois avoir déjà atteint mon but premier, donner la parole à des oubliés qui ne feront jamais l’histoire. Pour en avoir rencontré deux sur une possibilité de quatre, je dois avouer que j’aime profondément mes personnages, en fait, les personnages de Barham. Grâce à son travail, ils bougent désormais en moi, et je pose maintenant sur leur ville portuaire un regard différent. Petit ou grand, le port de mer sera toujours synonyme d’ouverture, et par leur discours, ils en sont la plus belle preuve. Il y a plus encore : non seulement en suis-je arrivé à vaincre le scepticisme de monsieur Valois, mais je sais également que l’exercice aura des suites. Maintenant, il faut donner la parole aux Moscovites qui en auront sûrement long à dire. À mon retour, ce sera donc les dernières corrections avant de poster d’ici Noël mon manuscrit aux éditeurs. Je n’aurai plus alors qu’à croiser les doigts et consacrer mon énergie à la rédaction de ma thèse.
En partant une semaine plus tôt que prévu, je n’épuiserai donc pas le contenu des cassettes, sauf qu’il n’aura jamais été question de les intégrer totalement. Je lui dois bien ça : le mot de la fin revient à monsieur Fernand. Cette tirade où il invite Simon à s’exprimer prend ici valeur de conclusion. C’est un peu plus tôt que prévu, mais c’était déjà tout décidé en juin.
Cassette 5B-1
Monsieur Fernand
Moi aussi, Simon, j’étais loin de me douter que ça allait donner d’aussi bons résultats. Pour tout vous dire, j’étais loin de penser que ça allait marcher à ce point, et aussi vite que ça. Maintenant, voulez-vous savoir comment l’idée m’est venue? C’est simple, en écoutant Des chiffres et des lettres. Parce que depuis que Pauline a pris l’hôpital, j’écoute ça presque tous les jours. Des chiffres et des lettres! Je les regardais calculer et faire leurs mots au son du tic-tac, et je me suis dit, tiens, un chrono, c’est en plein ce qu’il nous faudrait à la taverne. Avec ça, tu empêches tout le monde de parler en même temps. Ça coûtait rien d’essayer, mais quand on y pense, ça pouvait pas faire autrement que marcher. Se faire raconter une histoire, c’est comme si on retournait en enfance. Il était une fois, ça marchera toujours.
C’est comme toi, Jean-Claude. Quand tu t’installes pour nous raconter ton histoire, on sait d’avance que tu vas exagérer, que tu vas en mettre, que tu vas nous amener où tu veux, mais on demande rien que ça. En tout cas, je parle pour moi, j’ai toujours aimé me faire raconter des histoires. Au salon, quand un client se mettait à nous raconter ses souvenirs, j’aimais bien ça. Ça faisait changement de la météo ou des petites mesquineries du monde en mal de scandale. C’est pas très compliqué, un souvenir, surtout quand c’est bien raconté. Pour moi, c’est ce qu’il y a de mieux. C’est un peu comme lire un bon livre. T’en prends, t’en laisses, tu fais ce que tu veux avec, et ça vient toujours te chercher quelque part. Pas vrai, Simon ? Moi, chaque fois qu’un ou l’autre d’entre vous se décide à parler, ça me fait toujours le même effet. On dirait que ma bière est meilleure, et j’apprends comme ça à mieux vous connaître.
Quand je remonte à la maison en fin d’après-midi, je pense toujours à ce que vous avez raconté. Je me dis que ce serait bien si on se mettait à faire la même chose un peu partout : laisser parler celui qui a quelque chose à dire, même si on n’est pas toujours d’accord. Ça fait du bien de savoir qu’on nous écoute quand on parle. Ça fait baisser la tension, et puis juste écouter l’autre, ça nous fait partir dans nos pensées. On se rend compte que tout ça mis ensemble, ça finit par donner du sens. Par exemple, quand je t’écoute parler, Lili, quand tu nous racontes tes histoires, je trouve toujours ça touchant, et je me dis chaque fois que c’est ça, vivre dans une ville portuaire. À chaque fois, tu me fais prendre conscience que j’aurai travaillé toute ma vie dans une ville assez particulière. Les trains, les bateaux, les CF 18 de la base et les avions de ligne qui te fendent le ciel jour et nuit. C’est du bruit, ça, mes amis. Ça fait partie du quotidien et plus personne s’en rend compte.
Je sais pas, mais j’ai souvent l’impression que dans un port, la mentalité doit être différente que dans une ville de même grosseur à l’intérieur des terres. Ça te fait sourire, Simon. Attention, j’ai pas dit que c’était mieux ou pire, j’ai seulement dit que c’est peut-être différent. Tu vois, dans un port, il y a la marée. Deux fois par jour, elle nous répète qu’on est tout petit dans l’univers. Et puis aussi, il y a les marins pour nous rappeler les cinq continents. C’est géographique. En fait, ce que je veux surtout dire, c’est que le port est plus évident ici qu’il peut l’être à New York ou Montréal. En ville, tout est gros, le territoire est immense, et puis regarde ici : c’est petit comme la main et le port prend quasiment toute la place. On a ça dans la face en se levant. Ça peut pas faire autrement qu’influencer ta façon de voir. OK, Simon, on creuse ça tout à l’heure sans chrono. Ce sera pas long, j’en ai pas pour longtemps. Écoute bien celle-là.
Fin des années cinquante. Je me rappellerai toujours quand j’ai posé au gars ma question de géographe amateur. Je le sentais, je savais que juste lui poser ma question, ça allait lui faire plaisir. C’était au mois d’août, une journée chaude et humide comme on en voit rarement. Tellement humide qu’en sortant du salon vers cinq heures et demie, j’ai tout de suite senti la force du soleil dans le dos et la chemise me coller au corps. La porte refermée, la clé dans la serrure, malgré la chaleur, je restais planté là à écouter chanter les gars qui remontaient la côte. C’était beau à entendre, ça sonnait arabe.
Cinq gars en pantalons noirs et chemises blanches aux manches roulées qui s’en venaient vers moi en chantant. C’était le bonheur sur l’avenue du Port, et je me disais que ça devait ressembler à ça, une fin de journée dans un port en Afrique. Eh bien, grâce à eux, moi qui n’ai jamais pu aller plus loin que Toronto, je me suis senti comme un barbier en Algérie. Les clés dans la poche, je me suis retourné pour poser ma question à celui qui était le plus proche : Where you come from ? Ils venaient de la Syrie, et ils chantaient en se rendant à l’hôtel ou au restaurant, je sais pas. Welcome here, j’ai dit, et en remontant les rues pour aller retrouver Pauline, je me suis mis à leur place. En m’épongeant le front toutes les deux minutes avec mon mouchoir, je me disais que c’était sans doute à cause de l’humidité. Une humidité pareille dans une ville du nord, c’est assez surprenant. Ça devait leur rappeler une belle soirée au pays. Peut-être aussi qu’ils pensaient à toi, Lili. Tu ris bien, mais on sait pas.
La première chose que j’ai faite le lendemain matin en arrivant au salon, ç’a été d’aller vérifier sur la mappemonde pour voir où était situé en Syrie le port principal. Un tout petit port, je ne me souviens plus de son nom, parce que la Syrie n’a presque pas d’ouverture sur la Méditerranée. C’est entre le Liban et la Turquie. J’ai vu l’Euphrate, et ce fleuve-là, je le connaissais.
Oui, j’aurai été barbier toute ma vie. J’aimais ça parce que ça te garde en contact avec tout le monde. Mais je vous cacherai pas que mon rêve, c’était professeur. Professeur de géographie à la polyvalente. À la limite, professeur d’histoire. J’aurais profité de mes vacances d’été pour voyager partout dans le monde avec Pauline, et j’aurais parlé de tout ça à mes élèves. Qu’est-ce qu’on mange dans tel pays, comment les écoles fonctionnent, quelle langue on parle, plein de choses comme ça pour capter leur attention, et j’aurais fait d’eux des grands voyageurs. J’aurais fait venir des macalous dans ma classe pour qu’ils nous parlent de leur pays, leurs enfants, la vie sur les bateaux.
Professeur de géographie, j’aurais bien aimé, mais sans papiers, comment veux-tu ? C’est pour ça que dans mes heures creuses, je lisais tout le temps sur les autres pays, et je me levais pour vérifier sur la mappemonde où était la capitale, le cours d’un fleuve, la principale ville portuaire. Je suis comme toi, Simon. J’aime les livres, et chaque fois que j’en ouvre un, on dirait quasiment que je retombe en enfance. C’est un peu comme quand vous me racontez vos histoires. En fait, c’est exactement pareil. Un enfant, c’est curieux de nature, ça veut toujours apprendre des nouvelles choses. Quand on y pense, l’enfance est la plus belle période de la vie parce qu’on est toujours en train d’apprendre.
Mais toi, j’ai bien hâte que tu te mettes à nous parler de ce que tu lis. Tu dis toujours qu’il se passe rien d’intéressant dans ta vie. C’est une façon de voir, je veux bien te croire si tu le dis, mais je sais, moi, je sais qu’il se passe plein de choses dans ta tête. Sers-toi du chrono, Simon, c’est pas compliqué et ça fait du bien. Si tu te trouves si nul, parle-nous au moins de tes lectures. Tiens, bibliothécaire. Pourquoi pas. C’est pas barbier, ni prof d’histoire ou de géographie, mais c’est pas mal non plus.