Rencontre fortuite en fin d’après-midi dans le parc en face de l’église, et je me demande si ce drôle de revenant en imper ne m’aurait pas été envoyé expressément par monsieur Valois. Je ne sais trop que penser. M’étant levé plus tôt que d’habitude, je suis passé à la réception un peu avant midi pour confirmer la date de mon départ et payer la dernière tranche de la note. Cela fait, je me suis éclipsé pour aller déjeuner avant de marcher sans but précis. Urgence de parler à Johanna, mais je sais que c’est impossible. En tant qu’organisatrice, elle occupe sa journée et la plus grande partie de la soirée à la tenue d’un repas gastronomique dans le cadre d’une campagne de financement pour Centraide. Au cas où, je lui ai laissé un message à la réception : SOIRÉE ET NUIT D’ÉCRITURE. PEU IMPORTE L’HEURE, PASSE À MA CHAMBRE.
Cette marche que j’avais à dessein voulue épuisante m’aura mené sur le plateau de l’école secondaire, là où le regard embrasse la basse-ville, l’usine de papier, les installations portuaires, la grande baie se perdant dans les Laurentides. J’aurai donc passé un mois d’écriture dans cette ville portuaire, et je n’ai pu que songer à Simon en voyant les deux remorqueurs se diriger vers un cargo à l’ancrage pour le conduire à quai. Une ou deux cigarettes sous le vent à observer les manœuvres d’approche, je suis plus tard descendu à l’hôtel dans le but d’écrire mais rien, pas un mot. Si elle ne s’est pas montrée à la réception, c’est qu’à l’auberge, elle doit être dans le jus. Je me tenais maintenant dans le parc sous les peupliers. Dans une parfaite immobilité, je marinais dans l’aigre-doux, entre l’inachevé et l’inattendu. Je ramassais une feuille morte quand l’homme en question s’est engagé dans le sentier en diagonale pour venir s’introduire dans ma bulle. Il y avait maintenant quelqu’un d’autre que moi sur le banc, mais pas envie de parler. Je songeais à Johanna, à ce que j’allais lui dire, comment j’allais m’y prendre.
Si vous saviez, a-t-il lancé après un très long silence, si vous saviez ce qu’elle représente pour moi, cette église. J’ai jeté un œil sur l’édifice avant de tourner la tête. La cinquantaine, allure raffinée, et malgré sa courte phrase, j’avais eu le temps de lui trouver un accent. Capitaine de bateau, nouvel arrivé en ville, touriste ? Allez, me suis-je dit, racontez-moi tout ce que vous voulez, dites-moi tout ce que vous savez avant que je quitte cette ville.
L’église de l’enfance. Déjà entendu. Rien d’extraordinaire dans la nostalgie de l’homme d’un certain âge, sauf que la suite… Il versait dans le passé, s’éternisant sur les ruelles, celles que j’avais photographiées, monsieur Fernand aurait aimé. Je me suis contenté de poser de temps à autre une question, me laissant porter par sa voix grave. Accent wallon teinté d’Acadie. J’ai fini par connaître les grandes lignes de sa vie. Scénariste habitant la banlieue de Bruxelles, il avait vécu ici jusqu’à l’âge de neuf ans avant que son père ingénieur à l’usine soit muté en cinquante-neuf à Liverpool. S’il se pointe parfois au Québec pour des raisons professionnelles, c’est la première fois qu’il prend le temps de remonter jusqu’ici. Séjour prolongé pour le tournage d’une coproduction dans le Vieux-Québec, il a pris congé pour revoir le port de son enfance.
Lorsqu’il a fait allusion à Fernand Dumont et à son essai Le lieu de l’homme, je n’ai pu que fixer l’église. Ça ne se peut pas, songeai-je en voyant apparaître monsieur Valois en filigrane. Le lieu de l’homme : la culture comme distance et mémoire, ai-je précisé en lui lançant un regard qu’il a soutenu. Si vous saviez, ai-je ajouté en reprenant ses mots, si vous saviez ce que Fernand Dumont représente pour moi.
Avant qu’il parte, nous avons longuement échangé sur l’œuvre de Dumont, et lorsqu’il m’a demandé ce que j’étais venu faire dans la ville de compagnies de son enfance, je lui ai avoué dans un sourire complice que j’étais venu dans ce Park Forest québécois pour mettre en scène des personnages de ville portuaire 7.
Vingt-trois heures, ma pause s’est étirée, tu n’es pas encore là. Une éternité à fumer cigarette sur cigarette, à marcher en rond pour me rasseoir invariablement dans ce fauteuil, à me planter par automatisme devant la fenêtre, espérer l’arrivée d’un véhicule dans le stationnement, boire dans un profond silence mon café, épier le moindre craquement pouvant provenir de la cage d’escalier. Bruits de couloir, mais que des clients éméchés. Je pourrais descendre à la réception pour avoir ton numéro de téléphone à la maison, mais je n’ose pas. Écrire. Continuer d’écrire.
Le type de cet après-midi m’a longuement parlé du concept de la ville de compagnies, de sa passion pour les villes portuaires qui prend son origine dans l’imagerie de son enfance. Lorsque je lui ai demandé s’il se souvenait justement du barbier de son enfance, il a fait allusion à une mappemonde qui l’impressionnait. Monsieur Fernand, ai-je ajouté, ça ne vous dit rien ? Il m’a répondu par la négative, et je lui ai proposé de passer à la taverne de l’hôtel Plaza s’il en avait le temps. Le barbier de votre enfance est à la retraite et pour l’avoir rencontré, je sais que vous allez très bien vous entendre. S’il n’y est pas, il suffit de vous renseigner auprès du barman.
Tes pas dans le couloir. C’est toi, ton rythme. Tu approches, tes clés bientôt dans la serrure. J’écris, je dois continuer comme si de rien n’était. Écrire ce qui me passe par la tête, par automatisme. Ne pas te faire le coup du gars qui attend, en état d’urgence, sur le point de couler, pauvre type qui attend qu’on lui jette une bouée. Tu n’es pas une bouée, tu n’es pas ma bouée. Je pianote, tes clés dans la serrure. Tu es là, ici, maintenant. Comment ça s’est passé, je sais que ça s’est bien passé. Tu ne sais rien de ce que j’écris, j’en ai pour deux minutes, terminer mon paragraphe. Une phrase ou deux, je me fous de ma phrase. Tu enlèves ton manteau, costume de strip-tease. Fermer tout ça pour te rejoindre à la fenêtre. Songeuse, tu me sembles bien songeuse.