Rue Couillard, tout est bouclé, bagages, papiers et documents. Hier, j’ai quitté les couloirs du terminus pour gravir à pied la côte du Palais en me gardant d’utiliser les escaliers pour retrouver avec lenteur les rues de ma ville pas trop encombrée de touristes, hormis quelques Allemands d’un certain âge, deux ou trois jeunes couples japonais. C’est avec une certaine émotion que j’ai retrouvé le plancher de bois et les murs de brique de mon logement. En posant mes affaires, j’ai jeté un regard sur mes bibliothèques, ma Fender Telecaster sur son trépied, la plante grasse entretenue par Mathieu en mon absence.
Comme convenu, je suis passé cet après-midi chez monsieur Valois pour régler quelques détails. Il peut désormais se présenter à Ottawa en toute quiétude, et j’ai en main l’itinéraire de vol produit la semaine dernière à mon nom par l’agence de voyages. Il me suffira de présenter le tout au comptoir de la British Airways. C’est du concret : DÉPART DE DORVAL MONTRÉAL: 19-10 21 H 00 – ARRIVÉE À LONDON HEATHROW TERMINAL 4: 20-10 08 H 45 ; DÉPART DE LONDON HEATHROW TERMINAL 4: 20-10 13 H 35 – ARRIVÉE À MOSCOU SHEREMETYEVO 2: 20-10 20 H 20.
Moscou dans deux jours, c’est fou. Hier matin, après avoir étiré ma douche, je suis longtemps resté devant la fenêtre à me remémorer certains moments de mon séjour à Port-Alfred. Oui, monsieur Valois, je ne serai pas venu ici en vain. Profitant de mon sommeil, Johanna était passée plus tôt pour laisser sur la commode une enveloppe bizarrement dodue. Disant me préférer et de beaucoup au type de Nagasaki, elle m’offrait en souvenir de mon passage le col du chemisier que je lui avais découpé sur le dos. Charmante attention. Après y avoir posé les lèvres, je l’ai plié avec soin pour le glisser dans la poche intérieure de ma veste. En échange, je lui ai laissé sur la commode mes adresses civique et électronique, mû que j’étais par la certitude que nous allions bientôt nous revoir. Il ne me restait plus qu’à laisser à la taverne une enveloppe pour monsieur Fernand avant de me rendre au terminus. À cette heure-ci, elle doit déjà être en sa possession.
Vendredi soir, Johanna, lorsque tu es entrée dans ma chambre, je t’ai dit que j’étais sur le point de terminer mon texte, qu’il me restait à écrire une phrase ou deux. C’était de bonne guerre, mais sous le coup du soulagement, je t’observais sans trop le faire voir. Il fallait jouer la distance, c’est ce qu’il y avait de mieux à faire. Comment aurais-je pu t’envahir en sachant que j’allais bientôt te quitter? Deux phrases tout au plus, t’ai-je répété alors que j’écrivais un peu n’importe quoi.
J’arrive tard, as-tu fait en te dressant devant la fenêtre. Les bras croisés, tu exprimais force et fatigue. Tout avait été parfait, ça s’était déroulé selon tes prévisions. Lorsque tu m’as demandé un café, j’ai posé l’ordinateur sur la commode, mais choisissant de laisser de côté la cafetière, je suis allé me placer dans ton dos. Elle sait déjà, me suis-je dit, elle a dû jeter un œil sur le cahier des réservations. Sifflet de train, locomotives en accélération qui vous remplissent les oreilles, tu as fini par te lancer. C’est pas grave, as-tu fait, je savais que tu allais bientôt partir. C’est pas grave, mais juste un peu trop tôt. Il nous reste vingt-quatre heures, ai-je répondu en te dirigeant vers le lit, tu crois que ça suffira? Tu étais épuisée, ça se sentait dans ta voix, ça se voyait dans ton regard. Trop de vin, sans doute, cafés alcoolisés à répétition. Avec l’intention de te laisser dormir, j’ai entrepris de t’enlever tes vêtements et tu t’es laissé faire sans réagir, levant la jambe ou un bras pour me faciliter la tâche. Alors que j’ouvrais ton col pour faire glisser ta cravate, tu es revenue à la vie en visant ma ceinture. Très bien, ai-je fait, très bien.
Je me suis réveillé le lendemain autour de huit heures et je t’ai laissée dormir. En toute quiétude, j’ai pu alors jouir de ta présence en préparant mon café sans trop faire de bruit. Je me suis fait un devoir de suspendre ton costume pour qu’il retrouve sa fraîcheur, et comme a pu le faire Jean-Claude cette nuit-là dans sa chambre à Saint-Hyacinthe, j’ai rapproché le fauteuil de la fenêtre. Il n’était pas question ici de lumières sur la ville et l’autoroute, juste un petit matin sur viaduc et installations portuaires. Bientôt Moscou, tu étais là, tu allais dans l’heure te réveiller. Au sortir de la douche, je t’ai retrouvée assise dans le fauteuil toujours tourné vers la fenêtre, drapée dans ton chemisier froissé, les cheveux en désordre. Comme moi un peu plus tôt, tu semblais être tombée sous le charme des silos d’alumine et des hangars à bauxite. Charmant décor, ai-je avoué en posant les mains sur tes épaules, tout en lourdeur.
Vrai que c’est massif, as-tu fait, on est si habitué qu’on ne voit plus rien. Si habitué qu’on n’entend plus rien. Un gars de Québec qui loue une chambre d’hôtel pour venir écrire dans un endroit pareil! Moi, c’est à Londres que j’irais. Pas mal plus beau, pas mal plus intéressant. Une semaine à Londres, il me semble que ce serait bien. Sur le moment, je suis resté sans réponse. Il était dix heures et tu avais faim. Un rendez-vous à Londres, et pourquoi pas. Tu as quitté ton site d’observation pour cueillir une serviette sur l’étagère en proposant un petit-déjeuner au restaurant. Parfait, ai-je dit en envoyant promener la mienne alors que tu étais sur le point d’entrer sous la douche. Petit sourire pervers, je venais à peine de sortir de là, mais comment résister.
Hier après-midi, après avoir ouvert mes bagages et fait le tour de mes plantes, j’ai pris le temps d’accorder ma Telecaster. Retrouver sa touche, plaquer quelques accords, histoire de me remettre dans le beat Couillard. Au mur, mon affiche de Saint-Pétersbourg sous la neige. Sur une zone ombragée, un charmant petit col déjà épinglé. Je suis allé me planter devant la fenêtre pour imaginer les deux prochaines semaines. Rien de changé dans mon quartier, la voisine d’en face fait toujours son lavage dans la cuisine. Je t’imaginerai bientôt dans ma chambre du Cosmos et sur Tverskaïa Oulitsa. Après, ce sera Londres, ce sera bien. Ballade russe ou folk rock écossais? J’ai plaqué les premiers accords de Cigareti.