Chapitre 6

Pour une fois, il ne manque personne au souper du dimanche. Tout en tranchant le rosbif avec son couteau électrique, Sylvie suit les conversations à distance. Elle jubile. Même si chaque dimanche elle passe une bonne partie de la journée à préparer le souper, elle aime être entourée de tous les siens. Comme ils ont chacun leurs obligations, il est de plus en plus rare que tout le monde y soit. Elle a beaucoup de mal à s’adapter à cette situation. Si ce n’est pas Sonia qui travaille, c’est Alain ou Junior. Mais ce soir, même Daniel est là. Quand elle l’a vu arriver seul une fois de plus, Sylvie l’a taquiné en lui disant que sa blonde était la bienvenue. Il a répondu qu’il le savait très bien, mais qu’il préférait venir seul. Daniel n’en parle à personne, mais il nourrit toujours l’espoir que Sonia revienne. C’est pour cette raison qu’il vient en solitaire chaque fois qu’il rend visite aux Pelletier. Malheureusement pour lui, Sonia n’a nulle envie de renouer leurs amours. D’ailleurs, elle a invité Jacques, son nouvel amoureux, à venir manger. Fidèle à ses habitudes, Sylvie a accueilli le jeune homme plutôt froidement. Même la boîte de chocolats belges qu’il lui a offerte n’a pas réussi à la dérider. Sonia avait mis Jacques en garde, mais il pensait qu’elle exagérait – ce qui n’était pas le cas. Alors que Sylvie est tout miel avec Daniel, elle est de glace avec Jacques. Cela fait sourire ce dernier. Loin de lui l’idée de s’en faire à cause de sa belle-mère dès sa première rencontre avec celle-ci. Après tout, il sort avec Sonia, pas avec elle.

Pour Sylvie, il est encore difficile de voir Junior avec une femme de dix ans son aînée, et qui a des enfants. Elle a l’impression que son fils a sauté des étapes, comme s’il était passé d’adolescent à père de famille en un claquement de doigts. Sylvie n’émet plus de commentaires à ce sujet – au grand soulagement de Junior, d’ailleurs –, mais elle se demande comment son fils peut trouver son compte dans une telle relation. Chaque fois qu’elle pose son regard sur lui, elle voit à quel point il est heureux. Elle devrait donc cesser de s’inquiéter pour lui, mais c’est impossible. Quand un des siens ne fait pas les choses à sa convenance, elle se tracasse pour lui.

Quant à Junior, il n’a pas laissé traîner les choses. Le lendemain de sa discussion avec Daniel sur le petit carnet noir que les jumeaux lui avaient remis, il est venu chercher la taie d’oreiller dans laquelle il avait caché les culottes de ses conquêtes. À son grand soulagement, la taie se trouvait encore à l’endroit où il l’avait placée, soit dans une des garde-robes du garage. À part le fait qu’il est arrivé nez à nez avec sa mère au moment où il sortait du garage, il s’en est tiré haut la main. Il a bien fallu qu’il invente une petite histoire pour Sylvie, mais guère plus. Il a attaché solidement la taie d’oreiller sur sa moto et l’a ensuite déposée dans un grand conteneur de la ville. De cette façon, plus personne de la famille ne risquait de tomber dessus.

Les conversations sont animées. De sa place au bout de la table, Michel regarde sa famille en souriant. Après avoir pris une gorgée de bière, il va rejoindre Sylvie.

— Nous avons de quoi être fiers, tous les deux, lui murmure-t-il. Regarde comme ils sont beaux.

— Je me disais justement la même chose. Ils ont du plaisir à être ensemble : ça s’entend.

— D’après moi, le nouveau chum de Sonia fera partie de la famille plus longtemps que ses prédécesseurs.

— Telle que je connais Sonia, je ne donne pas plus de trois mois à Jacques, riposte Sylvie du tac au tac.

— Tu n’as pas le droit de dire une telle chose. C’est de notre fille qu’il s’agit.

Sylvie clôt la discussion :

— Fais asseoir tout le monde, je vais commencer à servir.

Le rosbif est tellement bon que Jacques en prend deux fois. Il ne tarit pas d’éloges à l’égard de sa belle-mère, ce qui fait rire la galerie.

— On ne voudrait pas t’enlever tes illusions, déclare Alain en riant, mais c’est le plat que maman cuisine le mieux.

— Tu es trop gentil, renchérit Junior. En réalité, c’est le seul qu’elle réussit !

Sylvie sourit. Il y a longtemps qu’elle ne s’en fait plus en ce qui concerne ses talents de cuisinière. Elle s’applique du mieux qu’elle peut, mais c’est rarement suffisant. S’il fallait qu’elle chante aussi mal qu’elle cuisine, elle n’aurait aucune chance de faire carrière. Heureusement pour elle, c’est loin d’être le cas. Si cela amuse les garçons de taquiner leur nouveau beau-frère, alors qu’ils se fassent plaisir. Ce n’est certainement pas elle qui les empêchera de s’amuser un peu à ses dépens.

Mais Michel ne l’entend pas de cette façon. Il se porte au secours de sa femme.

— Tu devrais l’entendre chanter, Jacques, dit-il. Là, elle n’a pas sa pareille.

— C’est vrai ! s’exclame François. Ma mère, c’est la meilleure chanteuse d’opéra du monde entier.

— Tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? intervient Dominic. Comment peux-tu savoir que c’est la meilleure ?

— Parce que pour moi, elle l’est.

Sylvie est touchée par le compliment de François. Dans la famille, c’est le seul qui aime l’opéra autant qu’elle. D’ailleurs, elle se promet de demander à Xavier d’écouter chanter son fils. François a une très belle voix.

Malgré l’attitude de Sylvie à son égard, Jacques se plaît bien chez les Pelletier. Une seule chose lui échappe : pourquoi l’ancien chum de Sonia est-il là ? Il faudra qu’il pose la question à son amoureuse. Il n’est pas jaloux, c’est seulement qu’il s’explique mal la présence de Daniel. Ce qui l’étonne aussi, c’est la bonne entente qui règne entre ce dernier et sa dulcinée. Il devra tirer tout cela au clair.

Pendant que tout le monde discute, Hélène et les deux enfants d’Édith s’en donnent à cœur joie. Installés à la petite table achetée par Sylvie aussitôt qu’elle a su qu’elle deviendrait grand-mère, les trois enfants communiquent à leur manière. Il y a plus de nourriture par terre et dans leurs cheveux que dans leurs assiettes, mais malgré tout ils semblent s’amuser. Leurs parents veillent sur eux à distance. Ceux-ci ont vite appris que lorsqu’ils sont chez les Pelletier, ce ne sont pas eux qui mènent la partie. Ici, les enfants sont rois et maîtres – enfin, selon leurs parents.

Alors qu’elle se prépare à prendre sa dernière bouchée de viande, Lucie est soudainement prise d’un haut-le-cœur. Elle file en vitesse à la salle de bain. Évidemment, son départ précipité de la table n’a échappé à personne. Aussitôt, Alain va rejoindre sa femme. Quand ils reviennent tous deux à table, les regards se tournent vers eux.

— Aussi bien vous l’annoncer tout de suite : Lucie et moi allons avoir un autre enfant, clame fièrement Alain.

Les félicitations fusent de partout. Aussitôt que le calme revient, Dominic se racle la gorge et demande :

— Est-ce que je pourrais être le parrain de votre bébé ?

Pris de court par la question de son frère, Alain regarde sa femme. Il ne sait quoi répondre. Heureusement, Lucie vient à son secours.

— Je ne peux pas te répondre tout de suite On va attendre que le bébé soit né pour choisir son parrain et sa marraine.

— Et moi ? s’enquiert Luc. Je suis plus vieux que Dominic.

Sylvie met en garde ses deux fils :

— Ne commencez pas à vous disputer. Maintenant que Lucie et Alain savent que vous êtes intéressés, laissez-les tranquilles avec ça. Vous m’avez comprise ?

Quand Sylvie prend ce ton, il vaut mieux se tenir tranquille. François a observé la scène avec détachement. Il n’a aucun intérêt pour le rôle de parrain. Il aime bien les enfants, mais sans plus. En réalité, il les préfère de loin dès qu’ils franchissent le cap des quatre ans, car jusqu’à cet âge il les trouve drôles. D’ailleurs, il se chargera de rappeler à Dominic toutes les responsabilités qui sont rattachées au rôle de parrain. Non, François n’a pas envie de se retrouver avec des enfants sur les bras s’il arrive un accident à leurs parents. Vraiment pas !

La demande de Dominic et de Luc a mis Alain et Lucie légèrement mal à l’aise. Lorsqu’elle s’en aperçoit, Sonia décide qu’il est temps de changer de sujet.

— Papa, j’aimerais que tu parles à Jacques du spectacle que tu as donné avec Junior et Daniel.

Le regard de Michel s’illumine instantanément. Il se frotte le menton en se demandant par quoi commencer. Quelques secondes plus tard, il entreprend son récit :

— D’abord, Jacques, il faut que tu saches qu’au départ le spectacle était une idée de Junior. Mais avant, laisse-moi t’expliquer quelques petites choses.

— J’espère que tu as du temps, déclare Dominic d’un air piteux, parce que tu n’es pas sorti de l’auberge. Quand papa commence à parler de tout ça, il n’y a plus moyen de l’arrêter.

— Laisse-moi parler, réplique Michel d’un air sévère. Tout a débuté le jour où j’ai dit bien innocemment à Junior que je voudrais apprendre à jouer de la guitare. Il a accepté sur-le-champ de me montrer ce qu’il apprenait dans ses propres cours. Une fois par semaine, on s’asseyait lui et moi dans le salon et, pendant une heure, on travaillait d’arrache-pied. Tu aurais dû nous voir… et nous entendre, surtout. Chaque semaine, on piochait chacun notre tour sur la guitare de Junior. On n’a pas manqué une seule semaine. Plus le temps passait, plus j’aimais ça. Un beau jour, j’ai décidé de m’acheter une guitare dans le magasin de musique situé près de mon commerce. Ensuite, tout a été pas mal plus facile. C’est là que Junior a dit qu’on devrait donner un spectacle ensemble un beau jour. Va donc savoir pourquoi, j’ai accepté. Je ne savais vraiment pas dans quoi je m’embarquais ! C’est aussi à ce moment-là que j’ai fait la connaissance de Daniel. C’est un excellent musicien. J’imagine que Sonia t’en a déjà parlé.

Jacques se tourne vers Daniel.

— Si je me souviens bien, dit-il, tu joues pour Robert Charlebois.

Daniel a tout juste le temps de hocher la tête avant que Michel se presse de reprendre la parole. Pour une fois qu’il bénéficie de l’attention de tout le monde, il compte bien en profiter.

— Après, reprend-il, Daniel a commencé à donner des cours à Junior. L’heureux homme que je suis a profité d’eux et de leur talent au maximum ! plaisante-t-il.

Autour de la table, des soupirs d’impatience commencent à se faire entendre. À l’exception de Jacques, tout le monde connaît les moindres détails de cette histoire. Les convives pourraient converser ensemble, mais Michel parle tellement fort qu’ils ne s’entendent même pas penser.

— De fil en aiguille, on s’est retrouvés à trois pour faire le spectacle : Junior, Daniel et moi. Deux musiciens et un apprenti… ce que je suis toujours d’ailleurs comparativement à eux deux. Il fallait avoir du front tout le tour de la tête pour oser me présenter sur scène avec Junior et Daniel. Le plus surprenant, c’est qu’on a fait salle comble. Je n’en croyais pas mes yeux.

— Oui, mais la salle était vraiment petite, précise François, la tête appuyée sur sa main.

— Qu’est-ce que ça change ? lui demande son père. L’endroit était plein ou non ?

Michel est tellement fier de cette soirée qu’il est hors de question qu’il laisse qui que ce soit lui porter ombrage.

— Si tu permets, papa, déclare Junior, j’aimerais dire que ça a été une des plus belles soirées de ma vie.

— Plus belle que toutes celles que tu as passées avec des filles ? demande innocemment Dominic.

Cette question pourrait embarrasser Junior. Mais comme Édith sait tout de sa vie d’avant, il se contente de répondre, le sourire aux lèvres :

— Ah oui !

Junior se tourne vers Jacques avant de poursuivre :

— Imagine-toi un peu : je jouais de la guitare sur une scène avec mon père et un des meilleurs guitaristes de l’heure. Sans blague, j’étais au paradis !

— Et Michel s’en est très bien tiré, indique Daniel.

— Pas tant que ça, proteste Michel. Mais une chose est certaine : j’ai fait mon gros possible pour être à la hauteur. Et figure-toi, Jacques, qu’on a même enregistré le spectacle.

Michel renifle un bon coup et s’essuie le coin des yeux du bout des doigts. Il ne trouve pas les mots pour traduire ce qu’il a ressenti ce soir-là. Ce spectacle restera un des moments dont il se souviendra avec plaisir tout le reste de sa vie.

Avant que Sylvie n’ait le temps de demander qui veut un dessert, Junior et Daniel se postent près de Michel et l’enlacent chacun leur tour. Ce qu’ils ont vécu ensemble tous les trois les a grandement rapprochés.

— Il faudra qu’on remette ça, propose Daniel d’une voix forte mais remplie d’émotion.

— C’est quand vous voulez ! accepte Junior.

Trop ému, Michel ne répond pas.

Piqué par la curiosité, et peut-être un peu par la jalousie aussi, Jacques dit :

— J’espère que cela ne signifie pas que je vais devoir attendre jusqu’à votre prochain spectacle avant de vous entendre jouer ?

— Non, répond Junior. Daniel te dira lui-même quand et où il joue. Quant à moi, à compter du mois prochain, tu pourras venir me voir à tous les spectacles de Renée Claude.

Junior doit patienter quelques secondes avant que quelqu’un réagisse.

— Depuis quand tu joues pour elle ? lui demande Luc.

— Eh bien, je vous annonce officiellement qu’à partir du samedi 27 novembre, je serai un des musiciens de Renée Claude, proclame fièrement Junior.

— Wow ! s’écrie Sylvie. Ça, c’est une bonne nouvelle. Je suis vraiment fière de toi, mon garçon. Non seulement Renée Claude est belle, mais elle chante divinement bien.

— Il faut fêter ça ! déclare Michel. Si je ne me trompe pas, il doit rester une bouteille de mousseux dans le frigidaire du garage. Je vais aller la chercher.

— Et moi, je vais sortir les coupes, indique Sonia.

Pendant ce temps, Sylvie va chercher le dessert et le dépose au centre de la table. Les plus jeunes salivent déjà à la vue de l’énorme gâteau au chocolat et de l’épaisse couche de crème qui le recouvre.

— Est-ce que je peux le couper ? s’enquiert François.

Alors que Sylvie s’apprête à répondre à son fils, son dentier du haut se brise en deux, ce qui l’oblige à mettre la main devant sa bouche et l’empêche de parler. Prise de court, elle file à la salle de bain. Désespérée, elle tient les deux morceaux de son dentier au creux de sa main. Demain, à la première heure, elle devra aller chez le dentiste.

À regret, Sylvie retourne à la table. Il n’est pas question qu’elle raconte ce qui vient de lui arriver. Elle n’a pas envie d’être la risée de tous. Elle se fait si discrète que c’est seulement lorsqu’elle fait la vaisselle avec Lucie, Édith et Sonia que cette dernière se rend compte que sa mère ne parle pas comme d’habitude.

— Maman, est-ce que tout va bien ? lui souffle-t-elle à l’oreille.

Sylvie l’entraîne à l’écart avant de lui répondre. Sonia manque d’éclater de rire, mais heureusement, elle parvient à se contenir à temps. Ce n’est qu’une fois qu’elle se retrouve seule avec sa mère – après que tout le monde est parti et que les plus jeunes sont allés se coucher – qu’elle la taquine :

— Ça t’apprendra à manger trop de bonbons !

La seconde d’après, la mère et la fille s’esclaffent. Elles rient si fort que Michel se réveille en sursaut. Quand il voit l’heure, il vient rejoindre les femmes dans la cuisine. Sylvie lui sourit de toutes ses dents… enfin, de toutes ses dents d’en bas. Michel se met à rire lui aussi.

Quand il reprend enfin son souffle, Sylvie sort son dentier de la poche de son tablier.

— Ça fait plus de vingt ans que tu as ton dentier dans la bouche, c’est un peu normal qu’il ait cassé, dit Michel entre deux hoquets.

Puis, sur un ton taquin, il ajoute :

— Tu pourrais attendre un peu pour le faire refaire, je trouve que ça te donne un genre.

La réaction de Sylvie est instantanée : en riant, elle donne à son mari une tape sur le bras. Tout en exagérant sa prononciation, elle dit ensuite à Sonia :

— Il est très gentil, ton Jacques.

Cela suffit pour que les trois laissent libre cours à leur hilarité une fois de plus.

Ce soir-là, Sonia s’abandonne au sommeil en songeant à la remarque de sa mère concernant Jacques.