Chapitre 7

— André n’a pas encore eu la décence de s’excuser pour ce qu’il t’a fait ? s’exclame Irma, l’air découragé.

Marie-Paule préférerait ne pas répondre à cette question, mais il est trop tard pour faire marche arrière.

— Non, répond-elle d’une voix à peine audible.

— Je n’en reviens tout simplement pas. Comment peut-il être aussi méchant ? Ça dépasse mon entendement qu’il t’en veuille autant de t’être remariée.

— Le mien aussi, avoue Marie-Paule. Ce n’est pas d’hier qu’André a la tête dure, mais j’ignorais qu’il pouvait aller aussi loin. Il m’appelle toutes les semaines, mais jamais il ne fait allusion à quoi que ce soit touchant, de près ou de loin, à mon mariage avec René. D’ailleurs, il ne demande jamais de nouvelles de mon mari. La dernière fois que j’ai eu André au téléphone, je lui ai dit que nous pensions à aller lui rendre visite après les Fêtes. Tu aurais dû l’entendre. En quelques secondes seulement, il a sorti toutes les excuses possibles pour ne pas nous recevoir. Avant de raccrocher, je lui ai dit de ne pas s’en faire, que je voulais juste voir comment il allait réagir. Quelques instants plus tard, prétextant qu’on venait de sonner à sa porte, il a mis fin brusquement à la conversation. Je ne m’explique pas son comportement. Crois-moi, c’est très dur de ne pas comprendre son propre enfant.

Certes, Marie-Paule a fini par en prendre son parti, même si cela l’attriste que son fils agisse de cette manière. Mais tous ses autres enfants lui ont conseillé de ne pas laisser André briser sa vie. Elle est heureuse avec René, et elle a l’intention d’en profiter le plus longtemps possible. Son mari prend soin d’elle comme du trésor le plus précieux et ça lui fait le plus grand bien. Tous ses autres enfants aiment beaucoup René, ce qui est réciproque. Et René n’a pas la prétention de remplacer leur père, ce que tous savent. Tout ce qui compte pour eux, c’est qu’il rende leur mère heureuse.

— Il y a de quoi, reconnaît Irma. Mais franchement, à l’âge qu’a André, il serait temps qu’il comprenne que ce n’est pas lui qui va mener ta vie. Je ne vois pas du tout pourquoi il tenait tant à ce que tu te morfondes seule dans ta grande maison au milieu de tous tes souvenirs en attendant que tes enfants daignent venir te rendre visite. Il est plus vieux jeu que les gens de notre génération, ce qui est peu dire. Mais qu’est-ce que Michel pense de tout ça ?

— Tu le connais. Il n’arrête pas de me répéter d’arrêter de m’en faire et de vivre ma vie comme je l’entends. Il a discuté plusieurs fois de la situation avec André, mais il n’a pas réussi à le faire revenir sur sa position. Il paraît même que celui-ci lui a déjà raccroché au nez. Parfois, je me demande si ce n’est pas à cause de toutes les années que mon fils a passées loin de la famille qu’il agit comme ça. C’est comme s’il refusait que les choses aient changé.

— Même si c’était le cas, ça ne lui donnerait pas le droit de t’empêcher d’être heureuse. Tu n’es pas à son service. Tu es sa mère, pas son esclave.

Marie-Paule le sait, mais ça ne règle pas son problème pour autant. Certains jours, elle se demande pourquoi rien n’est jamais parfait en ce bas monde. Il faut toujours que quelque chose aille de travers ; en tout cas, il en a toujours été ainsi pour elle. Quand elle vivait avec Adrien, ils étaient heureux tous les deux, sauf lorsque ce dernier décidait de boire – ce qui arrivait beaucoup trop souvent au goût de Marie-Paule. Être sans nouvelles de son mari pendant des jours la grugeait de l’intérieur. Et lorsque Adrien réapparaissait enfin, cela prenait des jours avant que les choses reviennent au beau fixe entre eux. Plus elle vieillissait, plus il lui fallait du temps pour oublier. Et maintenant, alors qu’elle file le parfait amour avec René, voilà qu’André lui gâche la vie.

Marie-Paule est fatiguée de parler de ce fils qui veut contrôler sa vie. C’est pourquoi elle propose à Irma :

— Qu’est-ce que tu dirais si on changeait de sujet ? Je trouve qu’on a accordé suffisamment d’importance à André pour aujourd’hui.

Irma lui sourit. Elle a beaucoup d’admiration pour Marie-Paule. Elle lui tire son chapeau pour avoir tout vendu, être venue s’installer à cinq heures de route de tout ce qu’elle connaissait, avoir cessé de fumer par amour et, enfin, pour s’être remariée. Quand elle en parle avec Marie-Paule, celle-ci se presse de dire que ce n’est rien comparé à sortir de chez les sœurs et épouser un prêtre défroqué lui aussi, et ce, malgré la pression de la société. Pour sa part, Irma ne se trouve pas si héroïque, bien au contraire. Elle sait pertinemment que cela était une question de vie ou de mort ; ou elle mettait fin à sa vie religieuse, ou elle s’éteignait à petit feu. Il faut avoir passé sa vie à l’intérieur des murs pour savoir quel est le prix à payer pour vivre à l’abri de tous les dangers du monde extérieur. Pour Irma, le choix était facile, car elle avait soif de vivre. Elle voulait découvrir le monde, le regarder sans que personne filtre les images. Elle voulait connaître la vraie vie, celle-là même que la majorité des gens expérimentent jour après jour. Et jamais elle n’a éprouvé l’ombre d’un regret… sauf peut-être celui d’avoir trop attendu avant de quitter le voile. Mais il fallait d’abord qu’elle trouve la force de poser le geste. Quand on se laisse porter par la vie depuis son tout jeune âge et qu’on ne connaît rien d’autre, le plus dur est de trouver le courage de passer à l’acte – même si on sait que c’est ce que l’on doit faire.

— Donne-moi donc des nouvelles de Sylvie, demande Irma. Il y a un petit moment que je ne l’ai pas vue.

— Et moi qui comptais sur toi pour m’en donner ! s’écrie Marie-Paule. Tout ce que je sais, c’est ce que Michel me raconte quand il m’appelle. Paraît-il que Sylvie est très occupée avec ses cours de chant, mais qu’elle adore ça.

— Je ne sais pas si c’est la même chose pour toi, mais elle me manque. J’ai pensé qu’on pourrait organiser une petite soirée entre femmes la semaine prochaine. On pourrait inviter Sonia, Chantal, Isabelle et Shirley.

— Éliane et Denise aussi.

— Pourquoi pas ? Vous pourriez venir souper ici. Mercredi conviendrait-il ? Qu’en penses-tu ?

— C’est parfait pour moi. Mais il n’est pas question que tu t’occupes de tout. Laisse-moi me charger du plat principal. Et toi, tu pourrais préparer un dessert.

— Serais-tu en train de remettre mes talents de cuisinière en jeu ? plaisante Irma.

— Non ! répond joyeusement Marie-Paule. C’est juste que je trouve que tu en as déjà assez sur les bras. Et puis, ce ne sera pas compliqué pour moi : je vais faire une grosse tourtière.

— Et moi, j’achèterai le dessert ! conclut Irma, l’air malicieux.

* * *

Chantal n’est plus qu’à un mois de la date prévue pour son accouchement. Elle a pris 18 livres. Outre le fait qu’elle ait toujours faim, elle se sent si bien qu’elle se demande ce qu’elle fera jusqu’à ce que le bébé montre le bout de son nez. Sur les conseils de son médecin et l’insistance de Xavier, elle a quitté son emploi vendredi dernier. Toutefois, comme elle travaille au bureau depuis le cinquième mois, elle aurait pu attendre encore avant de s’arrêter. En fait, elle aurait préféré travailler jusqu’à l’accouchement pour pouvoir passer plus de temps avec son bébé ensuite. Et puis, comme elle a toujours travaillé à l’extérieur, elle s’ennuie dans la maison. Elle a beau traîner au lit, prendre tout son temps pour déjeuner et lire son journal, il n’est que neuf heures quand elle dépose sa tasse et son assiette dans l’évier. Elle doit trouver à s’occuper tout le reste de la journée.

La chambre du bébé est prête depuis des mois. Toutes les pièces de la maison ont été décorées au goût de la maîtresse de maison. La femme de ménage vient nettoyer tous les mardis. Tout ce qu’il reste à faire à Chantal, c’est lire, regarder la télévision et préparer les repas. Mais Xavier ne veut pas qu’elle en fasse trop. Hier soir, il est arrivé avec une grosse pile de romans-savons pour elle. En les voyant, Chantal a éclaté de rire et a déclaré :

— Je ne veux pas te décourager, mais au rythme où je lis, tu vas te ruiner. C’est très gentil, mais dès demain je vais aller m’acheter des vrais romans à la librairie. Et un livre de recettes aussi.

Xavier l’a prise dans ses bras et lui a soufflé à l’oreille :

— Je ne veux pas que tu te fatigues.

— Je sais, mais je fatigue plus à ne rien faire qu’à travailler. Je te l’ai dit : je ne suis pas très douée pour jouer à la femme riche. J’aime me lever le matin pour aller travailler. Tu comprends, j’ai besoin de me sentir utile. Et tant que notre bébé ne sera pas là, j’aurai du mal à trouver un sens à ma vie.

Ce n’est pas la première fois que Chantal tient ce genre de discours à Xavier. Il comprend son point de vue, mais il veut tellement lui faciliter la vie qu’il lui arrive d’oublier qu’avant leur mariage elle avait un travail qui lui plaisait – et qui lui plaît toujours, d’ailleurs. Il veut le meilleur pour leur enfant, c’est-à-dire une mère à la maison pour en prendre soin. C’est pourquoi il fait tout ce qu’il peut pour amadouer Chantal. L’autre jour, Xavier en a discuté avec Sylvie. Celle-ci lui a dit :

— Tu t’inquiètes pour rien. Chantal est une femme intelligente ; il faut seulement lui laisser du temps. Crois-moi, quand elle tiendra son bébé dans ses bras, elle prendra la meilleure décision en fonction de lui. Je ne serais même pas étonnée qu’elle veuille rester à la maison jusqu’à ce que votre enfant aille à l’école. Il faut que tu comprennes que tout cela est nouveau pour elle. Mais si tu veux un conseil, ne t’avise surtout pas de trancher pour elle parce que tu pourrais le regretter.

— Mais si elle décide de retourner travailler…

— Rien ne sert de précipiter les choses. Pour le moment, vous devriez profiter du temps qu’il vous reste avant la naissance du bébé parce qu’après, plus rien ne sera pareil. Crois-moi, je sais de quoi je parle.

Chantal regarde tour à tour sa pile de romans-savons et l’épais roman dont elle a à peine entamé la lecture. « Je vais commencer par le roman. Et quand j’en aurai assez, je passerai aux romans-savons. J’ai deux heures devant moi avant de devoir me mettre aux chaudrons. Être en congé une journée, ça va, mais avoir trop de temps libre, c’est une autre affaire… » Alors qu’elle est sur le point de s’installer confortablement dans son fauteuil préféré, la sonnerie de la porte se fait entendre. Elle se demande qui peut bien venir si tôt. « Pourvu que ce ne soit pas encore un ex-prisonnier qui vend des couteaux. Les anciens détenus me font tellement peur que je me sens toujours obligée de leur acheter quelque chose. Et si j’ai le malheur de choisir un article peu dispendieux, je me fais jeter un regard meurtrier qui m’incite à prendre un objet plus cher. »

Chantal regarde par la petite fenêtre en long sur le côté de la porte. Quelle n’est pas sa surprise de voir Sonia. Elle ouvre vivement et s’écrie :

— Que c’est gentil de venir voir ta vieille tante ! Viens que je t’embrasse.

Évidemment, le ventre rond de Chantal gêne l’élan des deux femmes, ce qui fait rire Sonia.

— Il faudrait peut-être que tu arrêtes de manger des bonbons si tu ne veux pas finir par t’envoler.

— Crois-moi, il n’y a aucun danger que je m’envole. Selon mon médecin, je n’ai pas une once de graisse ; ce n’est que du solide. Même que selon lui, il faudrait que je prenne quelques livres encore d’ici l’accouchement. D’ailleurs, il paraît que de dos, personne ne peut deviner que je suis enceinte.

Chantal se retourne sur-le-champ et, la tête haute, elle fait quelques pas. Elle imite même la démarche d’un mannequin.

— Le pire, c’est que c’est vrai ! approuve Sonia en riant. De dos, tu as toujours une taille de guêpe.

— Je te l’avais dit : c’est de face que ça se gâte ! Regarde-moi, je suis énorme.

— Tu ne l’es pas autant que maman l’était. Te souviens-tu quand elle portait les jumeaux ? Elle avait de la misère à marcher tant elle était grosse.

Chantal revoit clairement l’image de sa sœur dans sa tête. Sylvie était enflée de partout, à tel point qu’elle avait dû demeurer alitée le dernier mois de sa grossesse.

— Si je me rappelle bien, elle avait pris presque soixante livres. Elle avait l’air d’un éléphant, mais elle faisait de la rétention d’eau, ce qui n’est pas mon cas. Moi, je suis pétante de santé et je passe mon temps à lire.

— Ouf ! À ce que je vois, ça ne fait pas ton affaire.

Chantal hausse les épaules avant de répondre.

— S’il n’en tenait qu’à moi, j’aurais attendu le plus tard possible pour arrêter de travailler. Assise sur une chaise, je ne courais pas grand danger. Mais mon médecin et mon mari ont tellement insisté que j’ai fini par plier. Et là, je joue à ne rien faire, ce qui ne me plaît pas du tout. Mais toi, tu n’as pas de cours aujourd’hui ?

— Ceux de ce matin ont été reportés, car le professeur doit prononcer une conférence à Chicago cet après-midi. J’avais envie de te voir.

— C’est très gentil. Quoi de neuf dans ta vie ?

Sonia hésite avant de répondre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Cela met la puce à l’oreille de Chantal. Il y a quelque chose dont sa nièce aimerait discuter, c’est clair.

— Allons à la cuisine, propose Chantal. Je nous servirai un grand verre de lait au chocolat.

Une fois son verre en main, Sonia se décide enfin à parler.

— Eh bien, je…

La jeune fille incline la tête sur le côté et se triture un doigt comme si elle était à la recherche d’une minuscule peau à tirer, ce qui ne lui ressemble pas. Contrairement à sa mère, Sonia soigne ses mains. Ses ongles sont toujours laqués à la perfection et jamais elle ne les ronge ni ne tire sur les peaux autour. Comme elle l’a appris dans ses cours de personnalité, les mains d’une femme sont sa carte de visite et, sur ce point, elle est totalement d’accord. Quand la jeune femme lève enfin la tête, elle a les yeux pleins de larmes. Chantal pose sa main sur celle de sa nièce et attend patiemment la suite. Le temps semble s’être arrêté. Même s’il y a des jours qu’elle y pense, Sonia cherche désespérément comment commencer. Au bout d’un moment, elle se lance :

— Je m’en veux terriblement de n’avoir rien dit à Martine.

Chantal se doutait bien que sa nièce finirait par lâcher le morceau. Elle croyait que ses chances étaient bonnes d’être l’heureuse élue. Elle est ravie de la relation qu’elle entretient avec Sonia ; elle se sent honorée. Et depuis qu’elle est enceinte, elle souhaite ardemment parvenir plus tard à établir une aussi bonne communication avec son enfant, même si ce genre de relation est le plus souvent réservé à quelqu’un d’autre que les parents. Mais il est permis de rêver ; peut-être que Xavier et elle y arriveront.

Chantal est sur le point de parler quand Sonia reprend :

— Je lui en voulais de toutes mes forces de m’avoir abandonnée. Ma tête comprenait pourquoi elle avait agi comme ça, mais pas mon cœur. Je ne voulais pas qu’elle meure sans savoir que j’étais sa fille, mais j’étais incapable de le lui dire. J’avais trop mal. Quand j’ai vu son cercueil descendre dans le trou, j’aurais voulu hurler que c’était ma mère, mais j’ai été trop lâche pour le faire.

— Ça va aller, dit doucement Chantal en lui tapotant la main. La lâcheté n’a rien à voir là-dedans.

— Tu ne comprends pas, réplique Sonia en reniflant. Jamais Martine ne saura. Je l’aimais tellement. Avec elle, tout était si simple. Je n’avais pas besoin de parler, elle comprenait tout. C’est une chance qu’on ne soit pas restées dans la même ville, parce que j’aurais toujours été chez elle. Et je m’entendais vraiment bien avec ses filles… mes sœurs. Je n’ai pas perdu seulement ma mère ; j’ai perdu ma famille d’un seul coup.

La main sur la bouche, Sonia se met à sangloter. Chantal se contente de lui caresser doucement la main. Dans certaines situations, les mots sont inutiles. Il fallait que Sonia se libère de ce poids qui l’étouffe depuis si longtemps. Cette dernière a beau être forte, il y a des limites à souffrir en silence.

Plusieurs minutes s’écoulent avant que les pleurs de Sonia s’apaisent. Le visage encore inondé de larmes et les yeux bouffis, elle déclare :

— J’avais juste besoin d’un peu de temps avant de lui apprendre que j’étais sa fille.

— Mais la vie en a décidé autrement. Crois-moi, tu n’as rien à te reprocher.

— Je ne suis pas de ton avis. Je savais qu’elle me cherchait, mais j’ai préféré garder le silence. Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’une parfaite inconnue. Non seulement je la connaissais, mais je l’aimais déjà.

— Malgré tout, c’était ton droit d’attendre pour tout lui révéler. Ce n’est pas parce que Martine voulait te connaître que tu étais obligée de chambouler toute ta vie pour elle. Tu aurais pu décider de ne jamais rien lui dire, et ça aurait été correct aussi. Peu importe les raisons qui l’ont poussée à te donner en adoption, elle aurait pu faire un autre choix. Regarde Isabelle.

— Ce n’est pas pareil.

Chantal n’a pas l’intention de laisser sa nièce s’enfoncer davantage. Il y a des limites à tout prendre sur ses épaules. Une chose est sûre : Martine a bel et bien choisi de donner sa fille en adoption. Nul doute qu’elle a regretté son geste plus d’une fois, mais ce n’est quand même pas à Sonia de porter l’odieux de la situation.

— En quoi c’est différent ? demande Chantal.

— Mais Isabelle peut compter sur tante Irma. Martine n’avait personne, elle. Elle s’est retrouvée toute seule à Montréal. Parles-en avec tante Irma. Elle va te dire que les sœurs pouvaient être très convaincantes quand il s’agissait de donner en adoption un bébé conçu hors mariage.

Chantal ne peut nier les arguments de Sonia. Tante Irma lui a déjà expliqué à quel point c’était difficile pour les jeunes filles provenant des régions de repartir avec leur bébé. Les sœurs avaient de la poigne et profitaient de la vulnérabilité des filles-mères pour leur soutirer leur bébé alors que celles-ci subissaient encore les effets de l’accouchement. La règle était simple : aucune mère ne devait voir son bébé, pas même poser les yeux sur lui un seul instant. Nombreuses étaient les jeunes mamans qui tambourinaient sur la porte de l’orphelinat pour récupérer leur bébé quelques jours après la naissance, mais aucune n’obtenait gain de cause. Les religieuses les tenaient à distance jusqu’à ce qu’elles repartent. Elles avaient donné leur enfant en connaissance de cause ; les papiers officiels le prouvaient. Le dossier était clos. Les jeunes filles retournaient d’où elles venaient, le cœur lourd. Elles disposaient de la durée du voyage en autobus pour se composer un visage sur lequel personne ne pourrait lire l’immense douleur qui les habiterait jusqu’à leur dernier souffle.

— Tu as raison. Toutes n’ont pas eu la chance d’Isabelle. Et à ce que je sache, Martine ne connaissait personne à Montréal qui aurait pu l’aider.

Chantal réfléchit quelques secondes avant de poursuivre.

— Mais tu ne peux plus rien changer à la situation. Martine est morte sans savoir que tu étais sa fille, et c’est peut-être mieux ainsi. Il est temps que tu tournes la page maintenant et, surtout, que tu arrêtes de t’en vouloir. Savoir que sa mère biologique a toujours fait partie de sa vie sans qu’on le sache est très dur. Ce n’est pas la première fois que je te le dis : tu as toute mon admiration pour le courage dont tu as fait preuve dans cette affaire. J’ignore totalement ce que j’aurais fait à ta place. J’admire aussi ta grandeur d’âme de ne pas en vouloir à tes parents de t’avoir caché la vérité.

— Comment le pourrais-je ? Ils ont fait ce qu’ils croyaient être le mieux pour moi.

— Tu n’as jamais si bien dit. Et c’est la même chose pour toi : tu as fait ce que tu croyais être le mieux.

— Ce n’est pas la même chose. Je leur dois tout. Je n’ose pas imaginer la vie que j’aurais eue sans eux.

La réaction de Sonia n’a rien de surprenant : elle est toujours prête à excuser les autres. Mais quand il s’agit d’elle, elle se transforme en despote. Cette fois, Chantal n’a pas l’intention de la laisser faire.

— Arrête un peu de te taper dessus, ordonne-t-elle d’un ton ferme. Même si tu pleurais le reste de tes jours, ça ne ramènerait pas Martine. Tu n’as…

Prise d’une contraction soudaine, Chantal est incapable de terminer sa phrase. Surprise, Sonia pose sa main sur le bras de sa tante.

— Il me semblait que tu devais accoucher seulement dans un mois.

— Moi aussi. Mais ce n’est pas moi qui décide.

Dans l’heure qui suit, les contractions se rapprochent. Elles sont maintenant aux dix minutes.

— Il vaudrait mieux avertir Xavier, conseille Sonia.

— Pas tant que les contractions ne seront pas aux cinq minutes. Je vais marcher un peu.

Chantal vient tout juste de se lever quand un liquide chaud lui coule sur les jambes. Bien que ce soit sa première grossesse, elle sait qu’elle doit vite se rendre à l’hôpital.

— Crois-tu que tu pourrais m’emmener à l’hôpital ?

— Bien sûr ! Je peux appeler Xavier, si tu veux.

— Je vais le faire. Mais si tu voulais essuyer le plancher, ça me rendrait service. Il faudrait aussi que je me change avant de partir.

Dès la première contraction de Chantal, Sonia a oublié tous ses malheurs d’un seul coup. Ce qui l’inquiète maintenant, c’est que le bébé de sa tante naisse un mois avant l’heure et qu’il ait des problèmes. Mais si elle abordait le sujet avec Chantal, Sonia serait vite rassurée. Le médecin croyait que le bébé viendrait au monde avant terme. Mais selon les calculs de Chantal, son enfant arrivera dans le temps prévu. Elle se souvient de la discussion interminable qu’elle a eue avec son médecin le jour où il a inscrit la date éventuelle de son accouchement. Cinq semaines séparaient le pronostic du médecin de celui de la future mère. Aujourd’hui, Chantal sait qu’elle avait raison.

Lorsque Sonia quitte l’hôpital, Xavier se trouve aux côtés de sa femme. Le travail est arrêté depuis une heure. Chantal refuse toujours l’épidurale. Elle a dit à son médecin qu’il n’en était pas question. « Assoyez-vous au bout de la table et contentez-vous de me regarder souffrir. Je veux accoucher naturellement. »