Chapitre 9

— Le jour de Noël, on est tous invités chez Madeleine, dit Michel, mais on ne sait pas encore si on va y aller. Depuis que la mère reste à Longueuil, j’avoue que je vais pas mal moins souvent au Saguenay. Ça me pèse de devoir me farcir cinq heures de route seulement à l’aller. Je dois vieillir, c’est tout. J’ai passé la plus grande partie de ma vie à me promener en camion et maintenant, la seule pensée de me taper quelques heures de route me paraît une montagne.

— Je te comprends, Michou, déclare André. Tu ne travailles plus dans le camionnage, mais tu parcours les routes pour trouver des antiquités. Tu as fait largement ta part. Il est temps que les autres viennent te voir.

Il y avait longtemps qu’André ne l’avait pas appelé « Michou ». Le récepteur sur l’oreille, Michel sourit. Peut-être est-ce un signe que son frère commence à revenir à de meilleurs sentiments.

— Je ne te le fais pas dire. Depuis que je suis parti, à part l’année où tu es venu chez nous, je n’ai jamais manqué d’aller là-bas à Noël ou au jour de l’An. Et ce n’est pas faute d’avoir invité nos frères et nos sœurs à venir fêter chez nous. Je les entends encore : « Viens donc, c’est plus facile pour tout le monde. » Mais toi, seras-tu des nôtres aux Fêtes ?

— Non, pas cette année ! Je vais venir au Québec seulement à l’été. Je suis un peu comme toi. J’ai envie de profiter de mes vacances des Fêtes pour me reposer tranquillement au coin du feu. Je n’ai même pas envie d’aller au chalet. Les beaux-parents fêteront Noël chez nous, mais à part ça, on n’a rien de prévu et c’est très bien. J’ai averti Audrey de ne pas nous trouver de sorties. J’ai l’impression de toujours courir. Entre le travail, la maison et les activités des enfants, quand je réussis enfin à poser les fesses sur ma chaise, je m’endors.

Michel éclate de rire. Puis, il commente joyeusement :

— C’est du Pelletier tout craché ça ! On a tellement vu le père dormir dans sa chaise qu’il ne peut en être autrement. Je fais exactement la même chose que toi, mais ce n’est pas long avant que je me fasse réveiller. Quand ce n’est pas les enfants, c’est Sylvie qui s’en charge. Elle ne supporte pas de me voir dormir dans mon fauteuil.

D’aussi loin qu’il se souvienne, Michel a toujours eu tendance à s’endormir quand il s’assoit dans un fauteuil, et même dans une chaise berçante. Aussitôt, ses yeux se ferment tout seuls. Dans la maison familiale, il y avait trois chaises berçantes en comptant celle d’Adrien. Après chaque repas, c’était à qui réussirait à en avoir une. Les autres devaient se contenter d’une chaise droite. Au début, tous se berçaient avec ardeur, mais au bout de quelques minutes seulement, les ronflements l’emportaient sur le bruit produit par les berceaux sur le plancher. Occupées à faire la vaisselle avec leur mère, les filles ne portaient aucune attention à ce qui se passait près d’elles. Il y avait longtemps qu’elles avaient accepté ce rituel : après les repas, les hommes de la maison faisaient un petit somme.

— Moi, j’ai juste le temps de fermer les yeux qu’Audrey me secoue l’épaule pour que je les rouvre. Et aussitôt qu’elle a le dos tourné, je repars de plus belle. Je n’ai jamais compris pourquoi ça dérange autant les femmes qu’on dorme dans une chaise.

— C’est parce qu’elles sont jalouses ! s’écrie Michel d’une voix forte avant de s’esclaffer.

Ce dernier est content de parler avec son frère. Il ne sait pas si c’est à cause de l’approche des Fêtes, mais André n’a pas le même ton que d’habitude. En plus, c’est la deuxième fois qu’il appelle depuis le début du mois, et celui-ci n’est entamé qu’à moitié. Depuis le jour où André a été démasqué par ses frères et sœurs, Michel a eu droit à de nombreux monologues. L’unique raison qui le retenait de raccrocher était qu’il tenait mordicus à garder le contact, peu importe la qualité de ce dernier. Il a été sans nouvelles de son frère pendant longtemps ; il fallait éviter à tout prix que cette expérience se répète. Après chaque conversation avec André, Michel songeait que les choses finiraient par revenir comme avant. Aujourd’hui, il sait qu’il a eu raison.

Michel meurt d’envie de remettre le mariage de sa mère sur le tapis. Au moment où il va parler, André dit :

— Écoute, j’ai bien réfléchi et…

Après une pause de plusieurs secondes, il poursuit :

— Je me suis très mal comporté avec la mère. J’ignore comment me faire pardonner ; je n’avais pas le droit d’agir comme ça.

Au lieu de crier sa joie, Michel émet d’un ton le plus neutre possible :

— C’est pourtant simple : ou tu appelles notre mère, ou tu lui écris. Mais peu importe ton choix, promets-moi de passer à l’action avant Noël.

— Ouais ! Je t’avoue que je suis loin d’être à l’aise dans un cas comme dans l’autre.

— Appelle-la alors ! Ce sera bien moins long.

— J’ai réagi comme un enfant gâté.

Même aujourd’hui, André ne peut expliquer son comportement. En fait, il a trouvé plusieurs arguments pour justifier son geste, mais aucun n’est valable. Sa mère n’avait pas le droit de vendre la maison familiale et tous les meubles. À cause d’elle, ses enfants n’avaient plus de souvenirs. Jamais plus les choses ne seraient pareilles. La place de Marie-Paule était à Jonquière, avec les siens. Sa mère ne savait pas ce qu’elle faisait ; il fallait bien que quelqu’un essaie de l’arrêter. Son père ne méritait pas ça ; Adrien avait travaillé dur toute sa vie pour amasser de l’argent et voilà qu’un autre profiterait de tous ses efforts. À l’âge de sa mère, ce n’était plus le temps de jouer aux jeunes premières et de se remarier. Elle n’avait qu’à prendre son mal en patience ; elle finirait par s’habituer à vivre seule. Quelle mouche avait bien pu la piquer pour qu’elle ait tant changé en si peu de temps ?

Plus le mariage approchait, plus André se trouvait des excuses pour ne pas assister à l’événement. Il ne pouvait pas endosser ce geste devant tout le monde. Ça non ! Michel lui avait forcé la main afin qu’il donne son consentement à Marie-Paule, mais pour lui les choses s’arrêteraient là. Il ne viendrait certainement pas se pavaner à l’église comme si de rien n’était. C’était trop lui demander. Il brillerait par son absence au mariage.

Le mariage de sa mère a fait passer André par toutes sortes d’émotions : la colère, la peine, la déception… Parfois, sa colère le rendait invivable. Dans ces moments, Audrey et les enfants évitaient de se trouver dans la même pièce que lui. Un jour, Audrey l’a menacé d’aller s’installer chez ses parents avec les enfants. « Fais quelque chose et vite ! » Il aime Audrey de toutes ses forces ; il ne peut imaginer sa vie sans elle. C’est alors que la colère dans laquelle il s’était emmuré a commencé à fondre, mais pas comme neige au soleil. Doucement, très doucement ! André a repris son sac de sport et est retourné au club de boxe. Au début de son mariage, la boxe lui permettait de garder la forme. Il a frappé jusqu’à ce que la colère cède la place à la déception, puis à la peine. Il a réalisé que ce n’était pas le mariage de sa mère qui l’avait mis dans cet état, mais plutôt toutes ces années passées loin des siens.

— Effectivement ! réplique Michel. Les autres et moi, on a essayé de justifier ton absence au mariage, mais on n’a pas réussi à convaincre la mère. Personne ne comprenait ton absence. En tout cas, tu en as mis du temps pour t’apercevoir que tu t’es mal comporté.

— Je sais tout ça, mais ce qui est fait est fait. Maintenant, je dois essayer de réparer.

— Appelle-la tout de suite. Je te gage qu’elle va me téléphoner aussitôt que vous aurez raccroché. Je suis vraiment content de ta décision. Il faut la ménager, la mère.

Même s’il a replacé le combiné sur le récepteur depuis un petit moment, Michel est encore debout près du téléphone. Il a hâte de raconter à Sylvie sa discussion avec André.

* * *

Pendant ce temps, Alain et Lucie vivent une situation difficile ; la jeune femme a eu des pertes de sang. Aussitôt que les parents de Lucie sont arrivés pour s’occuper d’Hélène, Alain et sa femme ont vite pris le chemin de l’hôpital.

Voilà déjà plus de quatre heures qu’ils y sont, et Lucie est toujours sous observation. Le médecin ne peut confirmer pour l’instant qu’elle gardera son bébé. « Tout dépend comment se passeront les prochaines heures. » Les jeunes parents sont dans tous leurs états. Même si cette grossesse ne faisait pas partie de leurs plans, aussitôt qu’ils ont su que Lucie était enceinte, ils se sont mis à aimer le bébé. Savoir que la vie de celui-ci pourrait déjà s’arrêter leur brise le cœur.

Assis sur le bord du lit, Alain tient la main de Lucie dans la sienne. Il regarde sa femme avec amour.

— Arrête de te ronger les sangs, conseille-t-il d’une voix douce.

— C’est plus fort que moi, répond Lucie. Je n’arrête pas de me demander ce que j’ai bien pu faire pour que ça arrive.

— Le docteur te l’a dit : ce n’est pas ta faute. C’est la nature qui décide, pas nous.

— Oui, mais je ne veux pas perdre mon bébé, indique Lucie en sanglotant. Tu comprends, je l’aime déjà de toutes mes forces.

— Je sais bien, mais ni toi ni moi n’avons de contrôle là-dessus. Veux-tu que j’aille te chercher un café à la cafétéria ?

Pour toute réponse, Lucie esquisse un pâle sourire à travers ses larmes.

— Je reviens tout de suite, déclare Alain avant de s’éloigner.

Ce dernier se sent démuni. Il a beau avoir étudié la médecine dentaire, le corps humain demeure un mystère pour lui. Même s’il a appris toutes les dernières techniques de soins dentaires, sa courte expérience en clinique lui a déjà prouvé qu’il ne contrôle pas grand-chose. Le corps est une machine complexe et, malgré la meilleure volonté du monde, il y a des tas de choses qui échappent encore à tous ceux qui pratiquent la médecine générale ou une spécialité comme lui.

À l’université, Alain croyait que l’opinion des gens en matière de dentition avait changé. Il pensait – bien innocemment – que les patients étaient de plus en plus nombreux à comprendre l’importance de faire réparer leurs dents plutôt que de les faire extraire à la première carie ou au premier mal de dent. Les gens qu’il a rencontrés pendant ses études tenaient mordicus à faire réparer leurs dents. Mais une fois qu’Alain s’est retrouvé en clinique, il a vite constaté que les choses n’étaient pas gagnées d’avance. Malgré les nombreux inconvénients liés au port d’un dentier, la génération de ses parents et de ses grands-parents ne jurent encore que par cet objet. Et ils tentent d’influencer leurs enfants dès que l’un d’entre eux souffre à cause d’une dent. La consigne est claire : « On arrache », ordonnent les patients au dentiste. Il faut reconnaître que les vieux dentistes abondent dans le même sens. Mais pour les dentistes de la génération d’Alain, c’est différent. Heureusement, la médecine dentaire se développe de plus en plus.

Il reste à éduquer les gens. Il est maintenant prouvé qu’un plombage vaut mieux qu’une extraction ; d’ailleurs, Alain partage cet avis. Mais il y a une grande distance de la coupe aux lèvres. D’abord, changer les mentalités n’est pas une mince affaire. Ensuite, le prix d’un plombage est plus élevé que celui d’une extraction – et c’est là que le bât blesse. Déjà que la population pensait que les dentistes facturaient trop cher leurs services, faire comprendre aux gens qu’ils ont tout intérêt à investir un peu plus n’est pas gagné d’avance, d’autant que ceux-ci ne voient aucun avantage à faire plomber leurs dents. En plus, un plombage n’est pas garanti à vie. Certes, il peut tenir des années, mais il peut aussi tout bêtement rester collé à un caramel. Il faut alors tout recommencer. Oui, vraiment, il y a beaucoup d’éducation à faire avant que les plombages supplantent les dentiers. Mais Alain a la ferme intention de déployer de grands efforts afin de changer les mentalités.

Ses cafés en main, Alain remonte à l’étage. Lorsqu’il entre dans la chambre de Lucie, quelle n’est pas sa surprise de voir que cette dernière a disparu. Il dépose les cafés sur la table de chevet et part vite à sa recherche. L’infirmière assise au poste lui explique que Lucie s’est remise à saigner et que le médecin est en train de l’examiner.

— Je suis désolée, mais pour le moment, je ne peux vous en dire plus.

— Est-ce que je peux au moins aller rejoindre ma femme ?

— Non ! Attendez-la dans sa chambre. Ça ne devrait pas être long.

Alain fait les cent pas dans la chambre de Lucie. Il regarde sa montre toutes les cinq minutes ; son inquiétude croît sans cesse. Voilà déjà plus d’une demi-heure qu’il est sans nouvelles. Il retourne au poste des infirmières. Alors qu’il s’apprête à parler à l’infirmière, quelqu’un pose une main sur son épaule. Surpris, Alain se retourne.

— Maman ? déclare-t-il. Qu’est-ce que tu fais ici ?

Il aperçoit alors sa belle-mère aux côtés de Sylvie. Même s’il préfère habituellement se débrouiller seul, la vue des deux femmes lui redonne espoir.

— Où est Lucie ? s’informe Sylvie.

— Je ne sais pas. Ils l’ont emmenée pour l’examiner il y a une bonne demi-heure. Depuis, personne ne veut me dire ce qui se passe.

Les deux femmes savent que cela augure mal pour le bébé. Tout porte à croire que Lucie a fait une fausse couche et que le médecin procède actuellement à un curetage.

— Viens, dit Sylvie en prenant son fils par les épaules. Allons dans la salle d’attente.

— J’aimerais mieux qu’on aille dans la chambre, indique Alain. Je veux être là quand Lucie reviendra. Mais pourquoi personne ne me dit rien ? demande-t-il sur un ton irrité. J’ai le droit de savoir ; c’est de ma femme qu’il s’agit.

— Oui, mais les infirmières ne sont pas autorisées à parler. Allez, suis-moi.

Lorsque les infirmières ramènent Lucie dans sa chambre, cette dernière est inconsolable. Elle pleure tellement qu’elle est incapable de parler à Alain. Même sa mère ne peut tirer un seul mot d’elle. Sylvie décide de partir à la recherche du médecin.

Quelques minutes plus tard, elle revient dans la chambre, la mine basse. Lucie a fait une fausse couche et a dû subir un curetage au bloc opératoire, sous anesthésie locale. Sylvie annonce la mauvaise nouvelle à son fils. Même s’il n’est pas du genre émotif, Alain se met à pleurer.

Serrés l’un contre l’autre, les deux jeunes parents pleurent en silence. La mère de Lucie essaie de détendre l’atmosphère :

— Vous ne devinerez pas ce que votre belle Hélène a dit quand elle a entendu sonner l’horloge grand-père ?

Lorsque tous les regards sont posés sur elle, la femme poursuit :

— Elle m’a demandé : « Pourquoi il y a une église qui sonne dans ton horloge, grand-maman ? » Et chaque fois que l’horloge sonnait, elle lançait avec sa petite voix pointue : « Encore une église qui sonne ! »

Dans les circonstances, les finesses d’Hélène n’ont pas suscité un rire collectif, mais elles ont au moins réussi à détourner Alain et Lucie de leur malheur pendant quelques secondes. Quant à Sylvie, elle se demande bien où la petite est allé chercher ça.

* * *

Pendant qu’Alain et Lucie vivent un moment éprouvant et terriblement triste, les discussions vont bon train chez Junior et Édith. Et la bière coule à flots. C’est une première : ils ont reçu Sonia et Jacques à manger. Junior aurait bien voulu les inviter plus rapidement, mais avec tout ce qu’il a à faire, il lui reste bien peu de temps pour socialiser – à son grand regret, d’ailleurs. Sa sœur lui manque, et c’est encore pire depuis que Sonia ne va plus au cégep. Au moins, avant, ils se croisaient régulièrement dans les couloirs ; ils en profitaient pour se parler. Mais maintenant, ils sont si occupés chacun de leur côté qu’ils se voient très rarement. Ce soir, Junior et Sonia ont convenu que dorénavant, ils s’appelleraient chaque semaine pour prendre de leurs nouvelles.

Le départ précipité de Junior de la maison familiale n’a pas laissé Sonia indifférente, bien au contraire. Du coup, elle s’est retrouvée avec ses trois plus jeunes frères. Elle adore François, Dominic et Luc, mais à part quelques plaisanteries échangées avec l’un ou l’autre, elle ne tient pas de longues conversations avec eux. Depuis que sa mère consacre la majeure partie de son temps au chant, et son père à son magasin, la jeune femme se sent parfois bien seule.

— Tu ne sais pas la meilleure ? lance Sonia à Junior entre deux bouchées de lasagne. Imagine-toi donc que les jumeaux ont fait des cadeaux de Noël à tout le monde. Tu devrais voir comme le dessous du sapin est rempli.

— Avec quel argent ? demande Junior d’un ton inquiet.

— Quand j’ai posé la question aux jumeaux, Luc a levé les yeux au ciel. Je suis certaine qu’il sait quelque chose. Je l’ai cuisiné un peu, mais il n’a rien voulu me dire. En tout cas, une chose est sûre : avec François et Dominic, on peut s’attendre à tout.

— Ne soyez pas si durs avec eux, intervient Édith. Moi, je les trouve charmants.

Junior et Sonia ne peuvent s’empêcher de soupirer, ce qui attire l’attention de Jacques. Il ne connaît pas beaucoup les jumeaux, mais pour le moment il partage le même avis qu’Édith. Il aurait tellement voulu que sa mère ait des jumeaux. Mais il a dû se contenter d’être fils unique, lui qui a toujours souhaité faire partie d’une famille nombreuse.

— J’ai l’impression que quelque chose m’échappe à propos de François et Dominic, dit Jacques.

Junior et Sonia se jettent un coup d’œil avant que celle-ci prenne la parole.

— Depuis toujours, les gens s’extasient devant François et Dominic. « Ils sont charmants les jumeaux. » C’est probablement la phrase qu’on a entendue le plus souvent dans notre vie, ma famille et moi.

— Et c’est aussi celle qui nous fait le plus dresser le poil sur les bras ! plaisante Junior.

— Tout le monde a raison de les trouver charmants parce qu’ils le sont vraiment, reprend Sonia, mais seulement quand cela leur tente. Ce que les gens ignorent, c’est que François et Dominic sont également manipulateurs et profiteurs. Et ils sont aussi les champions des mauvais coups. Ils ne sont jamais vraiment méchants, mais moi, j’aime mieux ne pas être leur souffre-douleur. Oui, les jumeaux peuvent être adorables, mais ils peuvent aussi être de vrais garnements.

Les propos de Sonia laissent Édith et Jacques abasourdis. Ils ne s’attendaient pas du tout à de tels commentaires. Comme si ce n’était pas suffisant, Junior reprend de plus belle.

— Si vous saviez tout ce qu’ils ont fait subir à leurs victimes à ce jour, je ne suis pas certain que vous les trouveriez aussi gentils. La liste est tellement longue qu’on y passerait la nuit.

Junior marque une pause de quelques secondes avant de poursuivre :

— Je paierais cher pour savoir où ils ont pris leur argent pour acheter des cadeaux. Ils ne travaillent même pas.

— Fie-toi sur moi, je vais finir par le savoir, promet Sonia.

— Mais pourquoi vous ne vous contentez pas de reconnaître le beau geste qu’ils ont posé en vous achetant un cadeau ? demande Édith. On n’est pas obligé de tout savoir dans la vie. Les garçons de leur âge ne prennent pas tous la peine d’offrir des cadeaux de Noël.

— Tu ne comprends pas, riposte Sonia. À la maison, tout le monde se demande avec quel argent ils ont payé leurs présents. Maman les a même menacés de confisquer leurs cadeaux s’ils ne le lui disaient pas.

— Elle ne devrait pas se montrer aussi dure avec François et Dominic, intervient Jacques. Sinon, ils finiront par se rebeller.

Jacques sait très bien de quoi il parle. Quand il avait l’âge des jumeaux, sa mère le surveillait constamment. Il faut dire qu’elle venait de perdre son mari et que son fils était tout ce qui lui restait. Peu importe ce qu’il faisait, elle trouvait toujours à rouspéter. Un jour, Jacques en a eu assez. Il s’est mis à faire les cent coups en se disant que dorénavant, sa mère aurait raison de se tracasser. Il s’arrangeait pour que sa mère soit au courant chaque fois qu’il montait un mauvais coup. La police l’a raccompagné à la maison plusieurs fois. Tout ça a duré jusqu’au jour où sa mère lui a dit qu’il finirait par avoir sa peau. Jacques voulait qu’elle le laisse tranquille, pas qu’elle meure ; elle était sa seule famille. Ils se sont expliqués, et jamais plus Jacques n’a fait le mauvais garçon.

— Je suis d’accord avec toi, Jacques, déclare Junior. Mais ce n’est certainement pas moi qui vais parvenir à la faire changer d’idée. Ma mère est aussi têtue qu’une mule.

— Mais elle est moins pire depuis qu’elle n’est plus tout le temps à la maison ! s’exclame Sonia. Jacques et Édith, vous ne pouvez pas vous imaginer toutes les misères qu’elle m’a fait subir quand j’étais plus jeune. Une chance que mon père et mon oncle me défendaient parce que j’ignore comment j’aurais réussi à passer à travers. Notre mère, c’est une contrôlante de la pire espèce mais, en même temps, c’est aussi la meilleure mère du monde.

— Parle pour toi ! s’écrie Junior, l’air taquin. Moi, je suis encore traumatisé à cause de toutes les fois qu’elle m’a chicané.

Sonia éclate de rire et donne un petit coup de poing sur l’épaule de son frère.

— Tu devrais avoir honte de dire ça ! plaisante Sonia entre deux éclats de rire.

— Moi, j’aimerais bien savoir ce qu’il est finalement advenu des cadeaux des jumeaux, s’informe Jacques.

— C’est simple ! répond promptement Sonia. Étant donné que François et Dominic ont juré à maman de tout lui dire le lendemain de Noël, les cadeaux sont toujours sous l’arbre de Noël.

— Pourquoi les explications auront-elles lieu seulement le lendemain de Noël ? s’enquiert Junior.

— Il faudrait que tu le demandes aux jumeaux, répond Sonia en haussant les épaules.

Jacques regarde amoureusement la jeune fille. Jamais il n’est sorti avec une fille comme Sonia. Elle est belle, intelligente, gentille, passionnée, attachante, originale… Il ne lui a encore trouvé aucun défaut ; dans son cas, c’est inhabituel. Avant de rencontrer Sonia, il ne changeait pas de filles comme il changeait de chemise, mais il favorisait la nouveauté à la stabilité. Et il s’en portait fort bien. Depuis que Sonia est entrée dans sa vie, les choses ont changé du tout au tout. Il voudrait passer tout son temps avec elle. L’autre jour, il a même dit à Sonia qu’ils devraient s’installer ensemble. Il s’est vite rendu compte que sa belle ne voyait pas les choses du même œil. « On est bien comme on est. »

Comme son intention n’était pas de la brusquer, il s’était dépêché de changer de sujet pour ne pas mettre de pression sur sa bien-aimée.

Lorsque Sonia s’aperçoit que Jacques la regarde, elle lui sourit. Elle est bien avec son amoureux, mais pas au point de vivre avec lui. Il lui arrive de se demander si, un jour, elle aimera suffisamment un homme pour avoir envie de partager son quotidien avec lui. Ce n’est pas parce qu’elle est incapable d’aimer. Non ! Elle aime Jacques comme elle a aimé ses petits amis précédents, mais pas au point de sacrifier sa liberté. Sonia sait qu’elle vivra seule en appartement fort longtemps avant de s’installer avec quelqu’un. Mais tant qu’elle sera étudiante, elle habitera chez ses parents.

La veille, Sonia a reçu une lettre de son ami parisien. Celui-ci lui a annoncé sa visite pour le printemps. Elle ignore encore comment elle procédera, mais elle a bien l’intention de profiter de la présence de cet ami autant qu’elle en aura envie. Elle pourrait lui proposer de rester chez ses parents, au sous-sol, mais son petit doigt lui souffle qu’il serait préférable de lui trouver un autre endroit, loin des regards indiscrets. Demain, Sonia appellera tante Irma pour lui demander si elle pourrait héberger le visiteur. Elle verra en temps et lieu comment elle présentera la chose à Jacques. Comme son Parisien n’arrive qu’en avril, elle a tout son temps. « D’ici là, il peut se passer bien des choses. »

— Quelqu’un veut un morceau de renversé aux ananas ? demande Édith.

Alors que Junior s’étire le bras pour attraper l’assiette que lui tend sa petite amie, Sonia aperçoit de la couleur sur le bras de son frère. Cela lui met la puce à l’oreille.

— Espèce de cachottier ! s’écrie-t-elle en venant se poster près de son frère. Montre-moi vite ce que tu as sur le bras.

Junior rougit. Il faisait si chaud dans l’appartement avant le souper qu’il a troqué sa chemise à manches longues pour une autre à manches courtes.

— Tu n’as pas besoin d’avoir peur, je ne dirai rien à maman, le rassure Sonia.

Junior sait que sa sœur sera discrète, mais il s’était promis de ne parler à personne de son tatouage avant le retour du beau temps.

La main sur le bras de son frère, Sonia examine attentivement le tatouage. Elle s’extasie devant la beauté du dessin et la pureté des lignes.

— Si on pouvait exposer ton bras, je suis certaine que mon patron le mettrait dans sa galerie. Est-ce que c’est le même tatoueur qu’Alain avait pris ?

— Oui, répond Junior.

— Ton tatouage est vraiment supérieur à celui d’Alain. C’est un artiste, ce tatoueur. Est-ce que c’est lui qui a créé le dessin ?

— Ce n’est certainement pas moi ! plaisante Junior. Tu me connais assez pour savoir que je suis nul en dessin. J’ai expliqué au tatoueur ce que devait exprimer mon tatouage et c’est ce qu’il m’a proposé.

— J’ai vraiment hâte que maman voie ton tatouage ! déclare Sonia. Même elle, elle ne pourra pas rester insensible à sa beauté. Je suis certaine qu’elle va l’aimer.

— On verra ! commente Junior en haussant les épaules. En attendant que je me décide à le lui montrer, je compte sur ta discrétion.

Mais Sonia n’entend pas les dernières paroles de Junior. Elle est en train de se dire qu’elle aimerait avoir un tatouage, elle aussi.

— J’ai très envie de m’en faire faire un, laisse-t-elle tomber.