Chapitre 10

Accoudés sur le comptoir du magasin, Daniel et Michel discutent ensemble depuis un bon moment déjà. Alors qu’habituellement ils ont peine à se dire plus de deux phrases avant qu’un client arrive, voilà qu’aujourd’hui c’est calme, comme si le commerce était fermé. En fait, un seul client est venu depuis le matin, ce qui préoccupe Michel.

— Je ne comprends pas ce qui se passe, dit-il d’un ton anxieux. D’habitude, on n’est jamais capables de se parler en paix.

— Ne t’en fais pas, lui dit Daniel. C’est normal.

— Pas pour nous. C’est la première fois que c’est aussi tranquille.

— Tu devrais en profiter pour venir dîner avec moi. Je t’invite.

Michel réfléchit quelques secondes. Daniel a raison : il s’en fait probablement pour rien. Sûrement que cet après-midi ses associés et lui seront débordés, alors aussi bien profiter de cette accalmie.

— Il n’est pas question que tu paies ; cette fois, c’est mon tour. Le temps d’avertir Paul-Eugène que je sors et je suis prêt.

Après son retour, Michel déclare :

— Comme je ne peux pas m’absenter longtemps, je propose qu’on aille au service à l’auto de A & W.

— Bon choix ! Faute de pouvoir payer, je peux au moins t’y emmener. Allons-y !

Chemin faisant, les deux hommes poursuivent leur conversation.

— Il faudrait qu’on commence à penser à former notre équipe de hockey, dit Daniel. Avec le temps qu’il fait depuis quelques semaines, j’ai bon espoir que les glaces seront faites en fin de semaine. À moins que ça ne te dise rien de jouer au hockey, cette année.

— Non, non ! J’en ai justement glissé un mot à Paul-Eugène et à Fernand hier. Je suis partant. Je peux même te montrer la liste des joueurs de l’année passée.

Michel sort une feuille de papier de la poche de sa chemise et la tend à Daniel.

— Tiens ! Si tout le monde revient, l’équipe sera complète.

— Pas tout à fait… Souviens-toi de ce qu’on s’est dit à la fin de la saison. « Il nous aurait fallu au moins deux joueurs de plus pour gérer les absences de dernière minute. »

— C’est vrai, tu as raison. D’autant qu’on est plusieurs vieux bazous dans l’équipe ! Si on ne se ménage pas un peu, on ne jouera pas longtemps.

Jouer au hockey n’est toujours pas la tasse de thé de Michel. Mais il s’y résout pour deux raisons : passer du temps avec ses fils et prendre l’air. Comme il manquait toujours au moins deux joueurs en fin de saison l’année dernière, il a joué plus que prévu. Il était exténué quand il rentrait chez lui. À quelques reprises, Sylvie lui a conseillé d’arrêter de jouer si c’était trop difficile pour lui. Évidemment, Michel a fait la sourde oreille. De toute façon, à son âge, il n’est pas question qu’il passe son temps à se bercer. Et puis, l’exercice lui permet de brûler des calories. Avec tous les excès de sucre qu’il se permet, il peut s’estimer chanceux de ne pas avoir davantage de problèmes de santé.

— As-tu pensé à quelqu’un en particulier ? s’enquiert Michel.

— Oui, à un musicien avec qui je joue. Non seulement il reste sur la Rive-Sud, mais il veut se remettre en forme. Si je ne me trompe pas, il a déjà joué dans la Ligue de hockey junior majeur. Et Junior m’a dit que son beau-frère aimerait faire partie de notre équipe. Il paraît qu’il a joué dans la Ligue américaine pendant quelques années.

— Ayoye ! Avec des joueurs comme eux, les pépés comme moi risquent de rester sur le banc.

— Pourquoi ? C’est une ligue de garage, pas la Ligue nationale. N’oublie jamais qu’on joue pour s’amuser. Que j’en voie un seul vous laisser sur le banc ! Il va avoir affaire à moi.

Quand la serveuse frappe à la fenêtre de l’auto pour prendre la commande, les deux hommes n’ont pas besoin de regarder le menu. Michel et Daniel savent déjà ce qu’ils veulent : ils prennent chacun des frites et un papa burger, et partageront une grande barquette de rondelles d’oignon bien graisseuses.

Avant que la serveuse revienne avec le dîner, Michel sort son portefeuille de sa poche.

— Il est vide ! s’exclame-t-il d’un air penaud. Je garde toujours au moins 100 dollars dedans, ajoute-t-il en se grattant la tête. Je ne peux pas m’être fait voler, je n’ai pas sorti mon portefeuille depuis ce matin.

— En tout cas, on peut dire que tu as le tour ! le taquine Daniel. Tu m’invites à dîner alors que tu n’as même pas un rond ! Puisque c’est ainsi, je vais payer.

— C’est uniquement un prêt. Je te paierai même des intérêts !

— J’ai hâte de voir ça ! ironise Daniel.

Lorsque Michel revient au magasin après s’être absenté moins d’une heure, Paul-Eugène et Fernand poussent un soupir de soulagement. Le magasin est bondé. Michel se hâte d’enlever son manteau et se met aussitôt au travail. « Ma foi du bon Dieu, on dirait que les clients se sont donné le mot pour venir tous en même temps ! »

Il s’agit probablement d’une coïncidence, mais depuis que Fernand est associé, les ventes ne cessent d’augmenter. Pourtant, le magasin d’antiquités de Michel et de ses complices n’est pas le seul du genre dans les environs. Au cours de la dernière année seulement, deux autres commerces de ce type ont ouvert leurs portes dans la même rue. Malgré tout, les affaires sont prospères pour les trois associés. Leur clientèle est bien établie et, surtout, fidèle. Chose surprenante, près de la moitié de celle-ci est composée de gens qui habitent l’île. Tous leur disent que cela vaut la peine de traverser le fleuve car leur commerce se démarque largement des autres antiquaires.

De plus, le service d’aménagement pour les chalets et les auberges donne une longueur d’avance à Michel et ses associés sur leurs concurrents. Ce dernier considère qu’il fallait avoir du front pour s’improviser décorateur. Il ne joue pas réellement ce rôle, mais chaque fois qu’il se retrouve dans une pièce qu’il doit décorer avec des antiquités, il imagine ce qu’elle devrait avoir l’air. Il reproduit ensuite à la lettre sa vision. À ce jour, personne n’a été déçu des résultats, bien au contraire. Les clients ne tarissent pas d’éloges envers Michel et son magasin. Et puis, le commerce s’est fait un nom en matière d’armes japonaises. Ces objets n’attirent pas beaucoup d’amateurs, mais suffisamment pour que les trois associés y trouvent leur compte. Michel n’a plus besoin de courir la campagne pour trouver des armes japonaises, car on l’appelle pour lui proposer de venir chercher les objets. Bizarrement, ceux-ci appartiennent le plus souvent à des femmes. Le plus curieux, c’est que souvent Michel doit insister pour les payer ; les femmes sont prêtes à débourser pour s’en débarrasser, comme si les avoir en leur possession une journée de plus risquait de leur porter malheur.

Oui vraiment, Michel et ses associés ont raison d’être fiers de leur commerce. Ils offrent des services diversifiés et de grande qualité, ce qui fait leur renommée.

Quand Michel rentre chez lui ce soir-là, il est épuisé. Il enlève son manteau et se dépêche d’aller s’asseoir sur la chaise berçante sans même embrasser Sylvie. Occupée à préparer le souper, cette dernière lui dit d’un ton chargé de reproches :

— Depuis quand tu ne m’embrasses plus en rentrant ?

— Excuse-moi ! Je suis tellement fatigué que j’ai de la misère à penser.

— Ce n’est pas une raison suffisante pour me négliger, riposte-t-elle en s’approchant de son mari. Puisque la montagne ne vient pas à moi, eh bien je viens à elle ! ajoute-t-elle avant de poser un baiser sonore sur les lèvres de Michel et de retourner à ses chaudrons. Veux-tu bien me dire ce qui t’a mis dans cet état ?

— Ça a été la folie furieuse au magasin. On était trois sur le plancher et on n’a pas arrêté une seule minute de tout l’après-midi.

— Tu devrais être content.

— Je le suis ; cependant, ça ne m’empêche pas d’être fatigué. Mais j’y pense, aurais-tu vu mon argent ? Je suis allé manger avec Daniel ce midi et j’ai découvert que mon portefeuille était complètement vide.

— Oh non ! s’exclame Sylvie en mettant la main sur sa bouche. Je croyais que tu m’avais entendue. Tu étais en train de te faire la barbe quand je t’ai parlé. J’ai oublié de passer à la banque hier et il fallait absolument que j’aille faire l’épicerie ce matin. J’ai remis toute la somme sur ton bureau.

— Une chance que je n’étais pas seul ce midi parce que j’aurais eu l’air d’un vrai fou. Tu me vois être obligé de faire la vaisselle pour payer mon dîner ?

Michel est rassuré. Pendant un moment, il a cru qu’il était en train de perdre la mémoire.

— Est-ce que tu voudrais me donner une bière ? demande-t-il d’une voix plaintive à Sylvie.

Elle lui répond, le sourire aux lèvres :

— Tu sais bien que je ne peux rien te refuser.

Michel la regarde attentivement. Quelque chose lui échappe. Sylvie a beau être de nature joyeuse, aujourd’hui elle l’est nettement plus que d’habitude.

— Qu’est-ce qui te rend d’aussi belle humeur ? lui demande-t-il en recevant sa bière.

— Eh bien, imagine-toi que Xavier m’a annoncé que je donnerai mon premier spectacle la semaine avant Pâques. Il a loué une petite salle où cent personnes peuvent prendre place.

— Mais cet endroit n’est pas assez grand ! s’étonne Michel.

— Selon Xavier, il vaut mieux refuser des gens que chanter devant une salle à moitié pleine. Et puis, ce sera moins intimidant pour moi que de chanter dans une grande salle – en tout cas, pour le moment.

— Tu es sérieuse ? Moi, j’aimerais mieux être loin des gens que de pouvoir les regarder dans les yeux.

Sylvie est tellement contente qu’elle ne touche plus terre. Elle attendait ce moment depuis si longtemps. Une partie d’elle-même est morte de peur, mais Sylvie n’a pas l’intention de la laisser prendre le dessus aujourd’hui. Elle veut profiter pleinement du plaisir que lui procure cette étape vers son rêve de devenir chanteuse d’opéra et de se produire sur les plus grandes scènes.

La première personne qu’elle a appelée quand elle est rentrée, c’est son père. Camil était fou de joie quand elle lui a appris sa grande nouvelle. Sylvie mettrait sa main au feu qu’il pleurait à un moment de leur conversation. Elle sait qu’il s’en veut – et probablement qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin de ses jours – de lui avoir pris la meilleure partie de sa vie. Sylvie a beau lui répéter de cesser de s’en faire à ce sujet, rien n’y fait. Camil lui a demandé de lui réserver les deux premiers billets. Elle voulait les lui offrir, mais il a refusé en disant que ce n’est pas ainsi qu’elle réaliserait son rêve. Alors qu’elle venait à peine de raccrocher, il l’a rappelée pour dire qu’il viendrait avec Suzanne samedi prochain pour fêter ça. « Nous arriverons avec le souper. Invite qui tu veux, il suffit que tu m’avertisses du nombre de convives. J’ai vraiment hâte de te voir. Tu es une championne. À samedi ! »

— Je te l’ai déjà dit : quand je chante, je ne vois personne. C’est comme si j’étais…

Mais Sylvie n’a pas le temps de finir sa phrase, car la porte d’entrée s’ouvre brusquement sur les jumeaux. Les garçons font irruption dans la cuisine.

— Viens vite, papa ! s’écrie Dominic. On a suivi Luc ; il est allé chez le gars qui « sniffe » de la térébenthine. Dépêche-toi !

Oubliant instantanément sa fatigue, Michel saisit son manteau et ses clés et part avec les jumeaux. Ils montent tous les trois dans l’auto. Michel sent la colère et l’inquiétude croître en lui de seconde en seconde. Il croyait pourtant que cette folie de Luc était chose du passé, que son fils avait eu sa leçon. Il ne comprend pas comment un jeune garçon aussi intelligent que Luc peut se laisser influencer de la sorte. Certes, il n’est pas le premier de la famille à consommer de la drogue. Alain et Junior ont fumé du cannabis – et ils en fument sûrement encore –, mais comparativement à la térébenthine, c’est beaucoup moins dommageable. Michel s’y connaît très peu en matière de drogue, mais il croit que si le cannabis était aussi dangereux que les autorités le racontent, tante Irma n’y toucherait pas. Et puis, il a fumé à quelques reprises avec elle et, franchement, il ne voit pas grand mal là-dedans.

Tout s’est passé si rapidement que Sylvie est restée plantée au beau milieu de la cuisine pendant plusieurs minutes. Elle déteste quand un des siens se place dans une mauvaise situation. Sans qu’elle s’en rende compte, elle se met à prier pour que Michel n’arrive pas trop tard. Elle tremble de peur. Luc lui en a fait voir de toutes les couleurs avec ses crises d’asthme, mais à côté de ce qu’il lui a fait vivre avec la térébenthine, ce n’est rien. Mais peut-être que lorsqu’un événement est derrière nous, nous oublions toute l’importance qu’il a eu au moment où il se déroulait. Et puis, l’inconnu nous effraie toujours. Sylvie ne connaît absolument rien à la drogue. Elle sait qu’Alain et Junior fument un joint à l’occasion, mais c’est tout. Elle ne veut pas jouer à l’autruche, mais la vie lui a appris qu’on ne pouvait pas tout contrôler dans la vie de ses enfants. Michel et elle ont éduqué leurs fils et leur fille au meilleur de leur connaissance et leur ont inculqué de bonnes valeurs. C’est à ceux-ci de faire bon usage de l’éducation reçue. D’ailleurs, il paraît que lorsqu’une personne a un bon fond, elle réussit toujours à surmonter les épreuves. Il suffit de regarder le fils de Ginette pour savoir que c’est vrai. Depuis sa sortie de prison, il a repris ses études et mène une vie exemplaire – selon sa mère, du moins.

— Ralentis, papa ! s’exclame François. On est presque arrivés.

— C’est le garage qui se trouve au coin de la rue, indique Dominic.

À peine le moteur de l’auto est-il éteint que trois portes de voiture s’ouvrent et se referment en même temps.

— Suivez-moi, dit Dominic. Je sais où trouver Luc.

Une fois devant la porte, Michel ne prend pas la peine de frapper. Il entre. Aussitôt qu’il est à l’intérieur de la pièce attenante au garage, il aperçoit Luc. Affalé sur un vieux divan, c’est à peine si le garçon réagit en voyant son père et ses frères. Michel l’empoigne solidement par le bras pour l’aider à se mettre debout.

— Arrive, ça presse ! ordonne-t-il d’une voix forte.

Un sourire niais sur les lèvres, Luc n’offre aucune résistance ; il est dans les vapes. Michel supporte son fils jusqu’à l’auto et l’aide à prendre place dans le véhicule. Avant de refermer la porte, il dit aux jumeaux :

— Surveillez-le. Je reviens dans une minute.

D’un pas pressé, Michel se dirige vers le garage du père de l’ami de Luc. Il entre dans le commerce en coup de vent. Comme il ne voit personne, il crie :

— Il y a quelqu’un ?

Ce n’est qu’après le troisième appel qu’un homme vêtu d’un sarrau taché d’huile se montre enfin. Michel est partagé entre l’envie de frapper le garagiste et celle de lui hurler dessus de toutes ses forces. Heureusement, la bienséance l’emporte.

Michel dit :

— Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais votre fils est écrasé sur le divan dans la pièce d’à côté et se trouve dans un piteux état.

L’homme se contente de lever les yeux au ciel, ce qui surprend Michel au plus haut point.

— C’est tout l’effet que ça vous fait ? s’étonne ce dernier.

— Malheureusement, ce n’est pas la première fois que ça arrive et je crains fort que ce ne soit pas la dernière non plus. J’ai tout essayé, mais Jean ne veut rien entendre.

— Vous n’allez quand même pas le laisser là tout seul ?

— Je vais avertir sa mère de descendre le chercher, indique l’homme. Je ne sais vraiment plus quoi faire, ajoute-t-il, la voix étranglée par la douleur.

Michel sort du garage. Une fois assis derrière son volant, il jette un coup d’œil à Luc et lui passe la main dans les cheveux. Il se tourne ensuite vers les jumeaux.

— Vous avez bien fait de venir me chercher. Luc a de la chance de vous avoir pour frères. J’ignore encore comment, mais je vais tout faire pour le sortir de là.