Chapitre 11

Sylvie et Sonia fredonnent des chants de Noël tout en préparant le réveillon ; de la chanson Les anges dans nos campagnes à l’Adeste Fideles, tout y passe. Alors que la voix de Sylvie s’est raffinée avec le temps, celle de Sonia est restée la même, ce qui fait sourire sa mère. Si la voix de Sonia s’harmonisait avec le cœur qu’elle met à chanter, la jeune femme serait une grande chanteuse, mais c’est loin d’être le cas.

La dinde cuit depuis le matin. Sur les conseils de sa belle-mère, Sylvie l’a d’abord mise à cuire à 350 degrés pendant une heure, puis elle a diminué la température du four à 275. Et elle a placé la volaille pour que la poitrine repose au fond de la rôtissoire afin que cette partie baigne dans le jus durant toute la cuisson. La dinde sera tendre et juteuse au lieu d’être desséchée comme la plupart de celles qui seront servies pendant les Fêtes. Depuis que Sylvie a adopté ce mode de cuisson, tout le monde redemande de la dinde au lieu d’en gaspiller la moitié. Le seul inconvénient, c’est que la dinde ne peut être présentée sur un plat de service afin de montrer sa belle couleur dorée. Et il est impossible de confier le couteau et la fourchette d’occasion à Michel pour qu’il coupe des tranches parfaites comme dans les émissions de télévision des familles modèles américaines. La dinde est trop tendre pour résister au passage de la rôtissoire à la table, même avec le plus grand soin. Sylvie dépecera complètement la dinde avant l’arrivée des invités ; elle déposera dans la sauce bouillante ce que chacun préfère au moment de servir. Si elle se fie aux années antérieures, la majorité des convives mangeront de la viande blanche. La viande brune se retrouvera dans un pâté au poulet dans les jours qui suivront. À part Sonia et elle, tous lèvent le nez sur la viande brune, ce qui complique les choses lorsque le poulet figure au menu. Chaque fois, c’est à qui obtiendra le plus gros morceau de poitrine.

Ce soir, la tablée sera nombreuse. Il y aura les six enfants Pelletier, leurs conjoints, Hélène et les enfants d’Édith, Daniel, Chantal, Xavier et Félix, tante Irma et ses protégés, Marie-Paule et René. Camil et Suzanne ont décidé de fêter Noël chez eux. Mais au jour de l’An, le couple recevra tous ceux qui voudront bien se rendre à L’Avenir. Jusqu’à présent, seuls Chantal, Paul-Eugène, Ginette et Sylvie ont confirmé leur présence.

Chantal a tout essayé pour convaincre Sylvie de venir fêter Noël chez elle avec tous les siens, mais sans succès.

— Pas cette année, Chantal. Tu viens à peine d’accoucher. Ce serait trop fatigant pour toi.

— Mais je pourrais commander un buffet. Allez, dis oui ! Ça nous ferait tellement plaisir de vous recevoir.

— Non ! Venez plutôt réveillonner chez nous, ta petite famille et toi. Tu nous inviteras l’année prochaine.

Ce n’est pas de gaieté de cœur que Chantal a fini par céder. Elle tenait vraiment à recevoir tout le monde. Quand elle a dit à Xavier que le réveillon se tiendrait chez Sylvie, il s’est bien gardé de le montrer mais il était soulagé. Depuis son accouchement, Chantal n’est pas au meilleur de sa forme. Comme elle nourrit Félix et qu’il boit toutes les deux heures, elle ne dort pratiquement pas – ce qui, évidemment, la fatigue beaucoup. Xavier a tout essayé pour la convaincre de mettre le petit au biberon, mais Chantal ne veut rien entendre. Il lui a même proposé de donner lui-même les boires de la nuit ; Chantal lui a rétorqué que cela ne se faisait pas. En désespoir de cause, Xavier a parlé de la situation à Sylvie. D’après elle, ce n’est pas normal que le bébé boive aussi souvent ; le lait de Chantal ne doit pas être assez nourrissant. « Il faudrait que tu en parles au médecin avant que Chantal s’épuise », a-t-elle conseillé à son beau-frère.

— Sonia, tu pourrais commencer à dresser la table, dit Sylvie. Dans moins d’une heure, on partira pour la messe de minuit.

Il n’y a pas si longtemps, Sonia rouspétait quand sa mère lui demandait de l’aider dans la cuisine, mais plus maintenant. Elle n’est toujours pas d’accord avec le fait que ses frères et son père se la coulent douce pendant que Sylvie et elle travaillent d’arrache-pied pour que tout soit prêt à temps. Mais elle a fini par comprendre qu’elle ne pourra pas changer les choses dans la maison familiale. Et puis, la vie lui a appris qu’il vaut mieux choisir ses batailles. « Pourquoi s’entêter dans une guerre qu’on est certain de perdre ? » Sonia n’aura qu’à faire les choses différemment quand elle sera chez elle.

Jacques lui a demandé si Daniel serait là. « Mais oui ! a-t-elle répondu. Aussi bien t’habituer parce qu’il fait partie de la famille. » Son amoureux avait l’air découragé. Même s’il ne s’est pas permis de commenter, Sonia sait à quel point ça le dérange que son ancien petit ami soit là, mais surtout qu’elle s’entende aussi bien avec Daniel. À plusieurs reprises, elle a expliqué à Jacques le pourquoi du comment, mais elle a l’impression qu’il ne veut pas comprendre. « Je ne suis tout de même pas pour cesser de parler à Daniel pour lui faire plaisir. Daniel est mon ami, un point c’est tout. » Pour le reste, elle file le parfait bonheur avec Jacques.

— Maman, est-ce que tu voudrais me dire ce qu’il y a dans le plus gros cadeau ? s’enquiert Sonia d’une voix mielleuse.

— Quel cadeau ? demande Sylvie en regardant en direction du sapin de Noël.

— Celui qui t’est adressé.

— Ah ! Celui « de moi à moi », déclare Sylvie en souriant. Si tu me jures de n’en parler à personne, je veux bien te le dire. Approche !

La bouche collée sur l’oreille de sa fille, Sylvie chuchote :

— Une Matchbox.

Sonia la regarde d’un drôle d’air.

— Pourquoi ? souffle-t-elle.

Sylvie murmure :

— Parce que c’est la réplique exacte de l’auto que je vais m’acheter au printemps.

— Et elle est de quelle marque, ta Matchbox ?

— C’est une Mustang décapotable rouge.

— Comme celle que tu avais avant.

— Oui, sauf que cette fois je vais l’acheter flambant neuve.

— Wow ! s’exclame Sonia d’une voix forte.

La jeune fille admire de plus en plus sa mère. Non seulement Sylvie a délaissé ses chaudrons pour aller chanter dans l’ensemble lyrique, a appris à conduire et s’est acheté une voiture, mais elle a entrepris une carrière de chanteuse d’opéra. Il fallait du courage pour se sortir de l’ombre de son mari comme elle l’a fait, pour se produire devant une salle comble et pour réaliser son rêve de petite fille de devenir chanteuse. Et du courage, Sylvie en possède beaucoup. Sonia aime se rappeler comment cette dernière a agi avec elle pour tout ce qui concernait sa mère biologique. Elle connaît bien peu de mères qui auraient réagi de cette façon.

— Chut ! lui ordonne Sylvie.

Comme s’ils avaient senti que quelque chose était en train de leur échapper, les jumeaux et Luc entrent dans la cuisine à ce moment. Ils regardent les deux femmes d’un air suspicieux.

— On dirait bien qu’on a manqué quelque chose, déclare François.

— Si vous n’êtes pas là pour nous aider, vous pouvez retourner tous les trois d’où vous venez ! indique Sonia sur un ton taquin.

— Moi, je veux bien vous aider, dit Luc.

Pour leur part, les jumeaux se dépêchent d’aller retrouver leur père dans le salon. Évidemment, en passant, ils réveillent Michel.

— Hé ! crie celui-ci d’une voix rauque. Je ne dormais même pas, j’avais juste les yeux fermés.

Mais François et Dominic ne sont pas dupes. Ils se contentent de faire leur plus beau sourire à leur père.

Dans la cuisine, Sonia donne ses directives à Luc :

— Sors les serviettes de table ; elles sont dans le dernier tiroir du buffet. Plie-les et déposes-en une sur chaque assiette.

— Je pourrais les mettre dans les verres aussi.

— Si tu veux.

À onze heures et demie, toute la famille monte dans l’auto de Michel pour aller à la messe de minuit. L’église est pleine à craquer. Même si les Pelletier sont arrivés tôt, ils n’ont pas réussi à s’asseoir tous ensemble. Les trois garçons sont assis derrière leurs parents et Sonia, ce qui n’a rien pour leur déplaire. Ils pourront ainsi parler à leur aise sans se faire taper sur l’épaule à tout moment pour qu’ils se taisent. Dans le pire des cas, ils auront droit aux gros yeux de leur mère s’ils montent le ton. Elle leur a répété tellement souvent que c’était impoli de se retourner constamment à l’église qu’elle serait bien mal placée pour se le permettre toutes les deux minutes.

Évidemment, tous les fidèles se sont mis sur leur trente-et-un. Des effluves de parfum s’élèvent de partout au moindre mouvement, ce qui ravit certains alors que d’autres se mettent à éternuer à répétition. Les parfums, ça ne réussit pas à tout le monde. Les odeurs, bonnes et mauvaises, se mélangent allègrement à mesure que les minutes passent et que la chaleur monte dans l’église.

Sylvie et Sonia regardent partout. Avant que la chorale entonne son premier chant, elles ont passé en revue la tenue de toutes les femmes autour d’elles. L’une porte un affreux chapeau. Une autre, un manteau trop grand qui la fait paraître deux fois plus grosse qu’en réalité. Et là-bas, une femme est tellement maquillée qu’elle ressemble à un clown. Sylvie et Sonia n’ont pas besoin de parler : un regard suffit pour que la jeune femme sache ce que sa mère pense, et vice versa.

Aussitôt que la première note du Minuit chrétien résonne dans l’église, la magie de Noël prend tout son sens. Personne n’est là pour juger de la performance de la chorale, mais bien plutôt pour se laisser transporter très loin en arrière, jusqu’au jour de la naissance du sauveur de l’humanité. Le sermon du curé paraît moins long que d’habitude à l’assemblée ; toutefois, selon les jumeaux il est bien plus long que ceux du dimanche. Depuis que François et Dominic possèdent une montre, ils ne ratent jamais une occasion de chronométrer la durée du sermon et d’établir des comparaisons.

À peine le curé a-t-il prononcé son dernier mot que Dominic tape sur l’épaule de son père et lui dit à l’oreille :

— Le sermon a duré exactement vingt minutes, soit trois minutes de plus que celui de l’an passé.

Michel devrait gronder son fils, mais il se contente de lui sourire avant de se retourner. Ce n’est pas parce que c’est Noël qu’il n’a pas somnolé pendant le sermon. Dès qu’il s’assoit sur un banc d’église, il doit lutter contre l’envie de fermer les yeux. Peut-être est-ce pour oublier l’inconfort extrême du banc. Comme il est assis à côté de Sylvie, il se fait constamment réveiller par celle-ci. Avec les années, Michel a cessé de s’en formaliser. Il ouvre un œil et aussitôt que sa femme retire sa main, il repart de plus belle.

Même si le curé n’est pas seul à donner la communion, il y a tellement de gens qui veulent recevoir l’Eucharistie que le processus s’étire. On pourrait croire que tout le monde est venu se confesser cette semaine. À première vue, la communion semble avoir duré aussi longtemps que le sermon du curé, mais il est plus agréable de voir circuler les gens plutôt que d’entendre le curé. Plus la messe avance, plus l’atmosphère se réchauffe ; les manteaux se déboutonnent, les cravates se desserrent. Les gants, même les plus fins, se retrouvent au fond des poches ou dans le sac à main. Des gouttes de sueur perlent au front de certains. Vient un temps où tous ne souhaitent plus qu’une chose : se retrouver dehors dans le froid. Et ce soir, ils sont servis. La température est si glaciale que pas un seul petit flocon ne se risquera à tomber du ciel.

Quand le curé les libère enfin, les paroissiens se pressent vers la sortie.

— Je vais essayer de me faufiler pour aller chercher l’auto, dit Michel à Sylvie.

— On peut marcher aussi, répond Sylvie. De toute manière, dans un cas comme dans l’autre, ça n’ira pas plus vite.

— Tu as raison.

Lorsque les Pelletier arrivent à la maison, Alain, Lucie et Hélène les attendent sur le perron.

— Vous n’êtes pas allés à la messe… s’inquiète Sylvie.

— Oui, la rassure Alain. Mais comme on est arrivés trop tard pour pouvoir s’asseoir, on est restés debout à l’arrière, alors on a été les premiers à sortir. Dépêchez-vous d’ouvrir la porte. La petite a les mains gelées, et Lucie et moi aussi. Ma parole, il fait aussi froid qu’en plein cœur de janvier.

Dans la demi-heure qui suit, tous les invités arrivent. Maintenant, il y a une tonne de cadeaux sous le sapin, à tel point que, faute de place, les bien-portants ont dû être placés près du mur.

C’est à qui parlera le plus fort pour se faire entendre. Tout le monde a un verre à la main, même les jumeaux. Sylvie a voulu protester, mais elle s’est vite fait rabrouer par Michel qui venait d’offrir une bière à François et à Dominic.

— Laisse-les tranquilles un peu, c’est Noël. Et puis, ce ne sont plus des bébés : ils ont treize ans.

Mais Sylvie ne l’entend pas ainsi. Elle est obligée de laisser passer pour cette fois, mais elle se promet de garder l’œil ouvert au cas où les jumeaux demanderaient une autre bière. Pour sa part, Luc a refusé l’offre de son père et s’est servi un grand verre de Coke. Depuis que Michel est allé le chercher chez son ami Jean, le garçon s’arrange pour ne pas faire trop de vagues. Ce fameux soir, aussitôt qu’il avait retrouvé ses esprits, au lieu de remercier les jumeaux, il leur avait passé un savon pour l’avoir dénoncé. François et Dominic l’avaient regardé droit dans les yeux et l’avaient averti qu’ils refusaient de le laisser gâcher sa vie à cause de la térébenthine. « Que ça te plaise ou non, si tu n’es pas capable de t’occuper de toi, on va le faire à ta place. » Depuis, Luc cherche à semer les jumeaux chaque fois qu’il met le nez dehors. À ce jour, sa tactique n’a pas vraiment bien fonctionné. Les seules fois où ses frères le laissent tranquille, c’est lorsqu’il sort avec Suzie. Comme la jeune fille habite sur l’île, Luc ne la voit que la fin de semaine ou lorsqu’elle vient rendre visite à sa grand-mère qui habite à quelques rues de chez lui. L’autre jour, Junior lui a conseillé de s’occuper d’elle s’il ne veut pas la perdre. Mais Luc s’en moque. Il est bien avec Suzie quand ils sont ensemble, mais elle ne lui manque pas le reste du temps.

La semaine, Luc aime se la couler douce. La plupart du temps, il rentre directement à la maison après l’école et il lit des bandes dessinées ou des articles dans l’encyclopédie que sa mère vient d’acheter. La science le passionne toujours autant. Ou alors, il va chez son ami Jocelyn. Depuis sa dernière virée, Luc s’est tenu à distance de Jean – qui a une mauvaise influence sur lui selon ses parents. Franchement, il a du mal à comprendre ce qui les inquiète tant dans cette affaire-là. Quelle est la différence entre fumer des joints et « sniffer » de la térébenthine ? Pour lui, l’un et l’autre s’équivalent. Comme il déteste la fumée, le choix a été facile pour lui. Et puis, il a tout de suite aimé la sensation de flottement que lui procure cette drogue – pas au point, toutefois, de « sniffer » tous les jours. Malgré ce que croient les jumeaux, il a une tête sur les épaules. Il n’est pas question pour Luc de passer sa vie entre deux eaux. Non, il est trop raisonnable et sensé pour agir de la sorte. Pour lui, « sniffer » c’est un peu comme se soûler pour Junior et Alain. Luc se demande pourquoi ses parents voient du mal partout, et surtout là où il n’y en a pas. Quand il faisait des crises d’asthme, ils le surveillaient sans arrêt. Depuis qu’il n’en fait plus, Michel et Sylvie semblent être à l’affût de la moindre occasion de reprendre du service auprès de lui. « Je rêve du jour où ils vont me lâcher un peu. Je ne suis plus un bébé. »

— Maman, est-ce qu’on peut ouvrir les cadeaux maintenant ? demande Dominic.

— C’est une bonne idée, répond Sylvie.

— Je peux faire le père Noël, si vous voulez, propose Michel.

Chez les Pelletier, personne ne se déguise en père Noël. Traditionnellement, c’est Michel qui distribue les cadeaux.

— À une condition, intervient Sylvie. Tu dois attendre que celui à qui tu viens de remettre un cadeau l’ait ouvert avant d’en distribuer un autre.

Michel sourit à sa femme. Elle a raison. Ce n’est pas parce qu’il a hâte d’en finir, mais il a tendance à distribuer les cadeaux à la vitesse grand V. Il opère si rapidement qu’à la fin personne ne sait ce que les autres ont eu ni s’ils sont contents de leurs cadeaux.

— D’accord ! répond Michel. Je vais essayer de m’améliorer.

— Est-ce que tu pourrais remettre en premier les cadeaux que Dominic et moi donnons aux autres ? demande François à son père.

— À la condition que tu me les passes au fur et à mesure.

Après le troisième cadeau, Michel commence à accélérer la cadence. Mais Sylvie veille au grain. Elle ne se gêne pas pour morigéner son mari :

— Wo ! Sonia n’a même pas eu le temps d’ouvrir son cadeau. Attends ! Je vais te le dire quand ce sera le moment d’en remettre un autre.

Les jumeaux sont fiers de leur coup. C’est une première : cette année, ils ont fait un cadeau à tout le monde – enfin, aux membres de leur famille immédiate. Et franchement, ils ont misé juste chaque fois. De sa place, Sylvie se demande encore où François et Dominic ont trouvé l’argent. Mais elle le saura bientôt.

La remise des cadeaux dure une heure encore. Et pour une fois, les jumeaux sont contents de leur cadeau. Cela aussi, c’est une première ! Il ne reste plus maintenant que deux gros cadeaux à distribuer : l’un est destiné à Sylvie, et l’autre, à Félix.

Michel s’empare de l’un des cadeaux. Il lit ce qui est écrit sur la petite carte : À Sylvie de Sylvie.

— Depuis quand te fais-tu des cadeaux ? demande-t-il à sa femme, l’air surpris.

Sylvie prend le paquet que son mari lui tend et commence à le déballer. Le sourire aux lèvres, elle prend tout son temps – au grand désespoir de tous. Que peut bien contenir une aussi grosse boîte ? De loin, Sonia surveille sa mère. Elle voit à quel point cette dernière s’amuse et cela la fait sourire. Une fois la boîte ouverte, Sylvie s’active à sortir des boules de papier jusqu’à ce qu’elle mette enfin la main sur une toute petite boîte, emballée elle aussi. Elle développe celle-ci avec le même soin que la précédente. Les commentaires fusent de partout. Pourquoi une aussi grosse boîte pour un cadeau d’un tel format ? Et puis, ça ne se fait pas de s’offrir un cadeau !

Sylvie ouvre le paquet. Elle lève la petite voiture dans les airs pour que tous puissent la voir. Elle explique ensuite :

— Dès que la neige aura fondu, j’irai m’acheter exactement la même.

Tout le monde est étonné mais content pour elle. Pendant que l’auto se promène de main en main, Michel cherche à comprendre. Pourquoi Sylvie ne lui a-t-elle jamais parlé de son projet ? Il savait qu’elle voulait s’acheter une autre voiture, mais il n’a jamais été question d’un véhicule flambant neuf. Comment peut-elle lui faire ça ? Après tout, lui n’a jamais possédé une auto neuve de toute sa vie. Perdu dans ses pensées, il a oublié la distribution de cadeaux.

— Papa ! Papa ! s’écrie Sonia. Il reste encore un cadeau à donner.

Michel prend le dernier paquet et annonce :

— À Félix de tante Sylvie.

— Remets le cadeau à Chantal, l’enjoint Sylvie.

— Attention, c’est lourd, dit Michel à sa belle-sœur.

Chantal retourne à sa place avec le cadeau. Contrairement à Sylvie, elle déchire le papier, ce qui fait que très rapidement une petite armoire de bois apparaît.

— C’est drôle, dit-elle, j’ai l’impression d’avoir déjà vu cet objet.

— Lis le mot avant d’ouvrir l’armoire, lui recommande Sylvie.

Pour Félix,

Il était une fois des petites cuillères qui venaient de partout dans le monde pour qu’on se souvienne du pays qui était le leur. J’espère que toi, tu les aimeras à leur juste valeur.

Tante Sylvie

Sylvie en avait glissé un mot à sa sœur, mais Chantal ne s’attendait pas à les recevoir si rapidement. Aussitôt qu’elle a fini de lire le message, Chantal ouvre les deux portes de l’armoire. Quelle n’est pas sa surprise de voir que celle-ci est complètement vide.

— Il ne manquerait pas quelque chose par hasard ? demande-t-elle à sa sœur.

Étonnée, Sylvie s’approche. D’un coup d’œil, elle voit qu’il n’y a aucune petite cuillère sur les présentoirs. Elle a emballé l’armoire sans en vérifier le contenu. Soudain, la vérité lui saute au visage. Les mains sur les hanches, elle s’écrie :

— Ce n’est pas vrai ! Non !

Évidemment, personne ne sait à quoi elle fait allusion.

— Trouvez-moi les jumeaux et vite ! siffle-t-elle. Jamais je n’aurais cru qu’ils oseraient faire ça : ils ont vendu les petites cuillères pour acheter leurs cadeaux de Noël. Mes petites cuillères ! François me les avait vendues. Je n’en reviens pas. Je veux que vous me redonniez tous les cadeaux que François et Dominic vous ont achetés. Je vais les étriper, mes chers jumeaux !

Il n’en faut pas plus pour déclencher un rire général. Celui-ci redouble d’intensité lorsque les jumeaux apparaissent dans le salon avec leur père.

* * *

Au prix d’un effort surhumain, Sylvie est parvenue à mettre de côté le mauvais coup des jumeaux – du moins, pendant le réveillon. Elle ne leur a pas adressé la parole une seule fois. À part elle, tous ont trouvé l’affaire très drôle. De temps en temps, un éclat de rire fusait autour de la table sans qu’aucune parole ait été prononcée.

Après le départ de tout le monde, Sylvie n’a même pas daigné répondre au « Bonne nuit ! » des jumeaux. La mine basse, les deux complices se sont dépêchés de se soustraire à la vue de leur mère. Ils espèrent que quelques heures de sommeil la ramèneront à de meilleurs sentiments. Pour le reste, ils sauront bien assez vite ce qu’il adviendra d’eux. François et Dominic n’auraient pas vendu les cuillères s’ils avaient su que leur mère comptait les offrir à Félix le soir de Noël.

Assise à la table de cuisine, Sylvie ne peut se résoudre à aller se coucher. Elle est tellement furieuse contre les jumeaux que, de toute façon, elle ne pourrait pas dormir. « Cette fois, ils ne l’emporteront pas au paradis. Comment ont-ils pu vendre quelque chose qui ne leur appartenait même pas ? Parfois, je me demande s’ils ont un pois à la place du cerveau. »

Contrairement à son habitude, Michel ne s’est pas endormi en posant la tête sur l’oreiller. Quand il constate que Sylvie tarde à venir se coucher, il va la rejoindre dans la cuisine.

— Tu devrais venir te coucher. Il est presque quatre heures.

— Je ne peux pas, je suis trop fâchée.

— Tu te fais du mal pour rien, dit-il doucement. Les jumeaux n’avaient pas le droit de vendre les cuillères, mais ce qui est fait est fait.

Il est hors de question que Sylvie laisse les jumeaux s’en tirer aussi facilement. Il est grand temps qu’ils affrontent les conséquences de leurs gestes.

— Crois-moi, j’ai bien l’intention de récupérer toutes mes petites cuillères.

— Mais François et Dominic les ont vendues…

— Eh bien, ils vont les racheter maintenant.

— Avec quel argent ? Tu sais bien qu’ils ont déjà tout dépensé.

— Le mien, voyons ! Je te garantis qu’avant de s’asseoir à table ce soir, les jumeaux auront récupéré toutes mes cuillères.

Michel pourrait prendre la défense des jumeaux, mais il voit bien que le moment serait mal choisi. Quand Sylvie affiche un air semblable, il vaut mieux ne pas se mettre en travers de son chemin.

— Maintenant que tu sais ce que tu vas faire, tu pourrais venir dormir.

— Non. Je dois réfléchir à la punition que je vais donner à François et à Dominic.

Michel trouve que Sylvie va trop loin.

— Tu ne trouves pas que c’est suffisant de leur demander de racheter les cuillères ? François et Dominic ne sont plus des bébés, quand même !

— Permets-moi d’en douter. À voir leur comportement, on ne croirait jamais qu’ils ont treize ans.

Même s’il poursuit cette discussion avec Sylvie, Michel n’aura pas gain de cause – en tout cas, pas ce soir. C’est pourquoi il embrasse sa femme sur le front et retourne se coucher.