Chapitre 12

Personne ne se souvient d’avoir déjà passé un jour de Noël aussi ennuyeux. Maintenant que les Pelletier sont en famille, Sylvie laisse libre cours à sa mauvaise humeur. Elle vaque à ses occupations les dents serrées, en attendant que les jumeaux sortent enfin de leur chambre. L’idée d’aller les réveiller lui a traversé l’esprit à plusieurs reprises, mais chaque fois elle s’est dit que plus ils se lèveraient tard, moins elle aurait à les supporter. Sylvie s’en veut de se montrer aussi dure à leur égard, mais ses fils n’auraient peut-être pas vendu ce qui ne leur appartenait pas si elle avait été plus sévère avec eux par le passé. « Ils sont tellement fins les jumeaux. Et mignons et drôles », à en croire les gens. Sylvie attend de pied ferme le prochain qui osera encenser François et Dominic.

À compter d’aujourd’hui, leur mère est bien résolue à ne plus rien leur passer. Il est temps que les jumeaux apprennent qu’ils ne sont pas rois et maîtres, qu’il y a des règles à suivre et que leurs parents sont là pour les éduquer. Sylvie se demande où elle a fauté. « Depuis qu’ils sont au monde, François et Dominic font ce qu’ils veulent. Et nous, les imbéciles, on les regarde faire sans intervenir. »

En voyant l’air de sa femme, Michel a pris un café en vitesse et il est ensuite parti chez sa mère. Quand Sylvie est dans cet état, il vaut mieux se tenir loin d’elle. Elle a raison d’être fâchée, mais il ne faudrait quand même pas exagérer. « Les jumeaux n’ont tué personne ; ils ont juste dépassé un peu les limites. Et ce ne sera pas la dernière fois. Il ne faut pas leur en vouloir, ils sont faits comme ça. »

Après un « Bonjour » joyeux lancé à sa mère mais resté sans réponse, Sonia a filé chez tante Irma sans prendre la peine de déjeuner. Quant à Luc, il s’est servi un grand bol de céréales et il est descendu manger au sous-sol. Là, il devrait être tranquille. Il n’est pas question qu’il se mêle de cette histoire. Les jumeaux ont dépassé les bornes et il est grand temps que quelqu’un les remette à leur place. « Tant pis pour eux, ils ont couru après. De toute façon, à mon avis, maman ne sera jamais assez sévère avec François et Dominic. Ils ont fait tellement de mauvais coups depuis qu’ils sont sur terre, ces deux-là. »

Sylvie n’a pas fermé l’œil de la nuit. Elle le sait parce qu’elle a compté tous les coups de l’horloge grand-père de Michel. À un moment donné, elle est même allée se bercer ; il lui était impossible de trouver le sommeil. La maison était si silencieuse qu’après s’être bercée quelques minutes, elle n’en pouvait plus d’entendre l’horloge marquer chaque seconde juste au-dessus de sa tête. Cela lui martelait les tempes comme un coup de marteau sur un clou. Sylvie a tout essayé pour atténuer sa colère, mais rien n’y fait. Même penser à la voiture qu’elle s’achètera au printemps ne parvient pas à lui faire oublier le mauvais coup des jumeaux.

Ce n’est que lorsqu’elle s’assoit pour prendre son café que Sylvie se rend compte qu’elle est seule dans la cuisine. Entre deux gorgées, elle se souvient que Michel et Sonia sont partis et que Luc est sorti de la cuisine avec son bol de céréales. « Avec l’air que j’ai, j’aurais fait la même chose qu’eux. » La seconde d’après, Sylvie hausse les épaules et boit une autre gorgée de café. Plus le temps passe, plus elle est impatiente de mettre les choses au clair avec les jumeaux. « S’ils ne sont pas levés dans une heure, je vais aller les réveiller. Il n’est pas question qu’ils fassent la grasse matinée. »

Avant qu’elle finisse de boire son café, les deux garnements font leur entrée dans la cuisine.

— Salut, maman ! s’écrie joyeusement Dominic.

Sylvie lève les yeux. En voyant l’expression de sa mère, François se garde bien de parler. Il sait que ce n’est qu’une question de temps avant que le ciel leur tombe sur la tête, à Dominic et lui. Les jumeaux auraient pourtant cru que la colère de leur mère aurait diminué depuis la veille, mais visiblement il n’en est rien. Évidemment, s’ils avaient su qu’elle voulait donner l’armoire et son contenu à Félix pour Noël, jamais ils n’auraient vendu les petites cuillères – en tout cas, pas toutes. Leur plan était simple et paraissait réaliste à leurs yeux. Ils avaient l’intention de racheter l’armoire et les cuillères à leur mère au même prix qu’elle avait payé le tout. Ils auraient conclu le marché avec l’argent que leur grand-père Camil leur donne chaque Noël. Mais cette fois, ils se sont trompés totalement.

Pendant que François ouvre le réfrigérateur pour prendre la pinte de lait, Dominic sort la boîte d’Alpha-Bits de l’armoire, deux bols et deux cuillères. La tête basse, les jumeaux prennent place à table. Sylvie les regarde du coin de l’œil. Elle a l’air d’un faucon qui attend le moment propice pour s’emparer de sa proie et la dévorer tout rond.

Alors que les céréales tombent dans le bol de François, elle explose.

— Ne faites pas comme s’il ne s’était rien passé ! siffle-t-elle entre ses dents. Vous avez jusqu’à ce soir pour récupérer toutes les cuillères.

— Mais maman, tu sais bien qu’on a dépensé tout l’argent pour acheter les cadeaux de Noël ! s’écrie Dominic.

— Et on n’a même pas reçu d’argent en cadeau… gémit Dominic.

— Je sais tout ça, maugrée Sylvie en regardant ses fils tour à tour. Vous n’avez qu’à me dire combien vous les avez vendues et je vais vous avancer l’argent.

Les jumeaux n’osent pas se regarder. Ils ont ce qu’ils méritent, et ils le savent très bien. François et Dominic savent aussi que le cadeau de leur grand-père vient de s’envoler en fumée. Mais ça, c’est à la condition qu’il leur donne de l’argent.

— Quinze dollars… répond François du bout des lèvres.

— Vous avez vendu toutes les cuillères pour quinze dollars ? hurle Sylvie, outrée. Êtes-vous devenus fous ? Un coup parti, vous auriez dû les donner !

François se retient d’intervenir. Les cuillères ont beau valoir une petite fortune aux yeux de sa mère, pour sa part il ne leur portait aucun intérêt. D’ailleurs, il se demande encore comment une tante qui aime soi-disant son neveu a pu lui offrir un tel cadeau. « Un cadeau de vieux ! » Et puis, comment sa mère ose-t-elle dire que Dominic et lui n’ont pas vendu assez cher les cuillères alors qu’elle-même les a troquées contre un chandail de laine qui valait moins de dix dollars ? « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! »

— François, il ne faut pas oublier de compter les cinq cuillères que tu as vendues à part, précise Dominic.

— Tu as raison ! dit son frère. Alors, maman, il faut ajouter trois dollars.

Sylvie voit rouge. Les jumeaux ont de la chance qu’elle ne soit pas violente, sinon ils recevraient chacun une vigoureuse claque. Mais chez les Pelletier, aucun des enfants ne pourra se plaindre d’avoir été battu. Le seul qui ait reçu une tape, c’est Alain. Il devait avoir environ un an le jour où Sylvie la lui a donnée. La main de sa mère était restée marquée sur sa fesse pendant plusieurs jours. Sylvie était si malheureuse quand elle avait raconté l’incident à Michel qu’elle s’était promis de ne plus administrer de corrections physiques à ses enfants. D’ailleurs, ni son père ni sa mère n’avaient jamais levé la main sur elle ou sur ses frères et sœurs quand ils étaient petits. En revanche, pour Michel, les choses s’étaient passées différemment. Il n’était pas un enfant battu, mais Adrien avait la main leste. Michel s’était juré de ne jamais agir ainsi avec ses propres enfants.

Sylvie va chercher son sac à main dans sa chambre. De retour dans la cuisine, elle dépose sur la table un billet de 20 dollars.

— Tenez ! dit-elle. Vous avez jusqu’au souper pour me rapporter mes cuillères.

— Mais maman, on ne sait même pas si la fille à qui on les a vendues est chez elle, proteste Dominic d’un ton plaintif.

— Ce n’est pas mon problème. Pour les 20 dollars, organisez-vous comme vous voulez, mais je veux que vous me remboursiez d’ici la Saint-Valentin.

Alors que François s’apprête à rouspéter, sa mère poursuit :

— Je ne veux rien entendre de plus.

Maintenant seuls dans la cuisine, les jumeaux soupirent un bon coup. Cette fois, leur mère n’y est pas allée avec le dos de la cuillère – c’est le cas de le dire…

— Pourvu qu’elle soit chez elle, laisse tomber François.

— Ouais ! Je propose qu’on aille voir tout de suite.

— Laisse-moi au moins finir mes céréales avant, râle François.

— Grouille-toi ! Je n’ai pas envie de passer toute la journée là-dessus. Je voudrais bien aller porter notre cadeau de Noël à Gérald.

Dominic n’est pas content de lui. Il regrette de s’être laissé entraîner dans cette aventure. Il est solidaire de son frère et le restera, mais cette fois sa mère a raison : François et lui ont exagéré.

* * *

Irma, Isabelle et Sonia discutent tranquillement en sirotant un chocolat chaud sur lequel flottent de petites guimauves.

— Dans une semaine, l’âge de la majorité va passer de vingt-et-un ans à dix-huit ans, déclare joyeusement Isabelle.

— Est-ce que cela va changer quelque chose dans ta vie ? lui demande Sonia en riant. À ce que je sache, notre âge ne nous a jamais empêchées d’entrer dans les bars…

— Non, mais maintenant, quand on va aller dans ces endroits, on va être légales. Et on va être contentes de se faire demander notre carte.

Sonia éclate de rire. Elle est vite imitée par Irma.

— Mais je n’ai rien dit de drôle ! proteste Isabelle.

Puis, à l’adresse de son amie, elle ajoute :

— Tu ne vas pas me faire accroire que ça ne te faisait pas peur d’être prise dans une descente ?

— Non, mais ça ne me dérangeait pas tant que ça. Je te l’ai déjà dit : je ne veux pas vivre dans la peur. Quand je fais quelque chose, j’assume ce qui vient avec.

— Tu es chanceuse d’être faite comme ça, commente Isabelle. Je t’envie.

— Ne perds pas ton temps à m’envier. Même si l’herbe a l’air plus verte chez le voisin, quand on cherche un peu, on s’aperçoit qu’elle ne l’est pas autant qu’on le croyait.

Sonia a lancé sa réplique sur un ton résigné. Irma l’observe. Elle mettrait sa main au feu que sa nièce cache quelque chose. Mais Sonia se confiera seulement quand elle sera prête. C’est pourquoi Irma oriente la conversation sur un autre sujet.

— J’ai rencontré quelqu’un ! dit-elle, l’air réjoui. Il s’appelle Réjean.

— Je veux tout savoir ! déclare Sonia, le regard pétillant. Est-ce que je le connais ? Est-ce qu’il est plus jeune que vous ? Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? Où habite-t-il ? Est-ce qu’il est beau ? Gentil ? Riche ?

— Wo ! Wo ! Une question à la fois ! Non, tu ne le connais pas, mais tu l’as déjà vu. Il a assisté à l’enterrement de Lionel ; c’était un de ses amis. Réjean et moi, on a le même âge. Il est entrepreneur et vit à Laval.

Irma essaie de se souvenir de toutes les questions que lui a posées Sonia.

— Oui, Réjean est très beau. Je dirais même qu’il est encore plus beau que Lionel. Bon, je pense avoir répondu à toutes tes questions, ma belle fille.

— Non, non ! réplique Sonia. Vous ne m’avez pas dit s’il était gentil et riche.

— Très gentil, répond Irma en souriant. J’ignore s’il est riche, mais je peux lui poser la question la prochaine fois que je le verrai !

Isabelle intervient :

— Tout ce que tante Irma a dit est vrai.

Lorsque Sonia prend conscience que son amie était au courant, elle en éprouve de la jalousie. Elle était d’accord pour que sa tante aide Isabelle, mais la jeune femme ne veut pas perdre sa place. Si Sonia avait su que les choses tourneraient ainsi, elle y aurait pensé à deux fois avant d’envoyer Isabelle chez sa tante.

La réaction de sa nièce n’échappe pas à Irma.

— Il ne faut pas en vouloir à Isabelle, déclare-t-elle. Je lui avais fait promettre de garder le secret. J’avais l’intention de vous en parler au réveillon, mais avec l’histoire des jumeaux j’ai préféré attendre.

— Vous avez eu raison, dit Sonia. Ce n’était pas le moment de faire des grandes annonces, même heureuses.

Sonia n’est pas fière. Elle n’aurait pas dû réagir ainsi. Sa tante ne lui appartient pas, après tout.

— Je suis vraiment contente pour vous, tante Irma, dit-elle. Mais quand allez-vous nous présenter Réjean ?

— Au début de la nouvelle année. J’ai l’intention de tous vous inviter à prendre le dessert un soir.

— Mais pourquoi ne pas le faire avant ? s’étonne Sonia. Maintenant que je connais l’existence de votre amoureux, je meurs d’envie de le rencontrer.

— Je comprends tout ça. Mais même si je voulais faire autrement, je ne le pourrais pas. Réjean est allé passer les Fêtes en Floride avec ses parents.

Au moment où le petit Jérôme se met à appeler sa mère pour lui signaler qu’il est réveillé, des cris stridents parviennent aux oreilles des trois femmes.

Irma s’inquiète aussitôt pour Suzanne. Avec Sonia sur les talons, elle monte l’escalier aussi vite qu’elle le peut. Une fois parvenue devant la chambre de la jeune fille, elle hésite avant de tourner la poignée de la porte.

— Suzanne, est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? demande-t-elle à voix haute.

Pour toute réponse, les pleurs redoublent d’intensité. Irma entre dans la chambre. Couchée sur le côté, en position fœtale, Suzanne se tient le ventre à deux mains. Irma pose sa main sur l’épaule de celle-ci. Elle s’aperçoit alors qu’il y a du sang sur le drap. Elle ne connaît pas grand-chose aux grossesses, mais elle sait qu’il y a quelque chose d’anormal. Elle dit à Sonia :

— Appelle l’ambulance et reviens me trouver. Il va falloir qu’on aide Suzanne à changer de vêtements et qu’on lui prépare une valise pour l’hôpital. Fais vite !

Après, tout se passe très rapidement. Irma accompagne Suzanne dans l’ambulance et Sonia va rejoindre sa tante à l’hôpital. Quand les deux femmes se retrouvent, aucune n’a envie de parler. Pour sa part, Irma prie Dieu pour qu’il choisisse le meilleur pour sa jeune protégée. Même si elle n’a pas le droit de penser ainsi, s’il n’en tenait qu’à elle, Suzanne perdrait son enfant. Ça ne changerait pas tout pour la jeune fille, mais ce serait une complication de moins dans sa vie. Porter l’enfant de son père est inhumain.

De son côté, Sonia est perdue dans ses pensées. Il y a quelques mois, sur l’ordre de son médecin, elle a dû arrêter de prendre la pilule parce que celle-ci lui causait des problèmes de santé. Elle s’est tout de suite rabattue sur les condoms. Non seulement elle déteste cette méthode, mais une fois sur deux ceux-ci brisent – ce qui l’inquiète chaque fois. Le mois dernier, elle n’a pas eu ses règles. Elle est allée acheter un test de grossesse à la pharmacie et s’est dépêchée de le passer. La jeune femme a failli s’évanouir en constatant qu’il était positif. Elle s’est procuré un deuxième test qui, malheureusement, a confirmé le résultat du premier. Pendant les heures qui ont suivi, Sonia était en état de choc. Elle ne pouvait pas être enceinte alors qu’elle ne veut même pas d’enfants. Mais il fallait bien qu’elle finisse par admettre son état : elle attend un bébé. Pour le moment, personne n’est au courant, pas même Jacques. Après les Fêtes, Sonia prendra une décision. Même si elle aime le petit Jérôme de tout son cœur, elle s’imagine mal avec un enfant.

Un médecin vient se planter devant Sonia et Irma. Celle-ci lui demande des nouvelles.

— Je suis désolé, mais le bébé est mort. Quant à la mère, on va la garder quelques jours, le temps qu’elle reprenne des forces.

— Merci docteur, déclare Irma. Est-ce qu’on peut voir Suzanne ?

— Oui. Vous n’avez qu’à demander le numéro de sa chambre à l’infirmière.

Avant de s’éloigner, le médecin ajoute :

— Entre vous et moi, c’est peut-être mieux ainsi. Le bébé n’aurait pas été normal. En quelque sorte, la nature s’est chargée de réparer son erreur.

Irma dit à Sonia :

— Je propose qu’on reste quelques minutes avec Suzanne. Après, je veux que tu me parles de ce qui te tourmente.

Instantanément, les larmes montent aux yeux de Sonia.

* * *

Après s’être confiée à sa tante, Sonia demande :

— Et si je décide de me faire avorter ?

Eh bien, tu seras toujours ma petite fille, peu importe ce que tu feras. Je ne t’aime pas pour ce que tu fais, mais pour ce que tu es. Je n’ai pas le droit de te juger parce que j’ignore quelle serait ma décision si j’étais à ta place. Et puis, je conçois très bien que quelqu’un puisse ne pas vouloir d’enfants.

— Merci !

— Je me doute de la réponse que tu vas me donner, mais je vais te poser la question quand même. As-tu l’intention de parler de ta grossesse à ta mère ?

— Non ! répond Sonia sans aucune hésitation.

D’une certaine manière, Irma comprend que Sonia ne veuille pas se confier à Sylvie. Si cette dernière apprend que sa fille est enceinte, elle deviendra folle. Et elle gâchera la vie de Sonia, peu importe ce que la jeune femme décidera de faire. D’après le discours que tient Sonia, Irma soupçonne que la jeune fille choisira de se faire avorter plutôt que de mener sa grossesse à terme. Évidemment, elle ne peut pas laisser sa nièce se débattre seule avec ce problème.

— Si toutefois tu décides de te faire avorter, promets-moi de ne pas y aller seule. Tu sais, cette intervention me fait peur. Trop souvent, les avortements sont faits dans des conditions déplorables.

— Vous n’avez pas à vous inquiéter. Je me suis informée ; il y a un médecin qui fait des avortements à sa clinique. Mais vous le connaissez sûrement : il s’est déjà fait arrêter pour avoir pratiqué des avortements illégaux.

— Dois-je te rappeler qu’ils sont tous illégaux ?

— Bien sûr que non ! répond Sonia en haussant les épaules. Mais pour une fois qu’un homme prend le parti des femmes, pourquoi faut-il qu’on le crucifie sur la place publique ?

Irma sait parfaitement de quel médecin il est question. Elle voudrait dire à Sonia qu’elle se sent rassurée, mais il n’en est rien. Elle n’aime pas penser que l’homme à qui Sonia confiera peut-être sa vie a déjà été arrêté pour pratique illégale d’avortements et qu’il risque la prison à vie. D’un autre côté, elle préfère de loin la savoir entre les mains de ce médecin plutôt qu’entre celles d’un charlatan.

— Renseigne-toi bien avant d’aller à cette clinique. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose.

— Pour ça, il est trop tard. Je vous rappelle que je suis enceinte. Tout ça parce que j’ai dû arrêter de prendre la pilule.

Irma ne relève pas le commentaire de Sonia. Il lui reste un dernier point à éclaircir.

— Si tu as besoin d’argent, dit-elle, tu peux compter sur moi.

Les larmes coulent sur les joues de Sonia. La jeune femme se jette dans les bras de sa tante et murmure :

— Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans vous…

* * *

Il est très tard lorsque Sonia rentre chez elle. Parler avec tante Irma lui a fait beaucoup de bien. Elle n’a toujours pas pris de décision quant à sa grossesse, mais le simple fait d’en avoir discuté avec sa tante l’a aidée à y voir plus clair.

Pour une fois, Sylvie ne s’est pas levée au retour de Sonia. Cette dernière a filé en douce dans sa chambre et s’est jetée sur son lit à plat ventre sans même prendre la peine de mettre son pyjama. Elle a pleuré en silence jusqu’à ce que le sommeil la gagne enfin.