Chapitre 14

Depuis qu’elles ont quitté New York, c’est à peine si Irma et Sonia ont échangé quelques mots. La joue appuyée contre la vitre du wagon, la jeune fille est perdue dans ses pensées. Jamais elle n’aurait cru qu’un jour elle se ferait avorter. Elle se sent bizarre. Une partie d’elle s’en veut d’avoir mis fin à sa grossesse, alors que l’autre croit dur comme fer que c’était la seule solution. Qu’aurait-elle pu faire avec un bébé sur les bras ? Sonia n’est pas comme Isabelle. Elle adore son filleul, mais elle est loin de s’intéresser à tous les enfants qu’elle rencontre. Elle aime les enfants, mais de loin.

Les choses se sont bien passées à New York. Personne n’a essayé d’influencer Sonia avant l’intervention. La seule question que le médecin lui a posée, c’est : « Vous voulez toujours vous faire avorter ? » Heureusement que tante Irma était là, car la jeune femme ne comprenait rien à ce que les gens lui disaient dans cet hôpital. Elle qui croyait qu’elle se débrouillait bien en anglais, elle a constaté que c’était loin d’être le cas lorsque venait le temps d’aborder un sujet spécialisé. Et puis, elle était beaucoup trop nerveuse pour se concentrer.

Tout est confus dans sa tête, à tel point que Sonia se demande même si elle mettra fin à sa relation avec Jacques. Pourtant, les choses vont bien entre eux. Elle aime beaucoup son amoureux et elle est heureuse avec lui. Mais depuis le jour où elle a su qu’elle était enceinte, elle ne sait plus trop comment se comporter avec lui. Sonia lui a caché son état alors que Jacques meurt d’envie d’être père. Elle ne voulait pas courir le risque qu’il influence sa décision. Il s’agit probablement d’un geste purement égoïste, mais la vie lui a déjà appris qu’il faut faire les choses pour soi et non pour les autres.

Sonia a pris une décision : tant et aussi longtemps qu’elle ne recommencera pas à prendre la pilule, il est hors de question qu’elle fasse l’amour, même avec deux condoms. Elle ne veut plus jamais être obligée de recourir à l’avortement. Jamais ! D’ailleurs, ce vendredi, elle a rendez-vous avec son médecin. Elle lui demandera de lui prescrire une autre sorte de pilule anticonceptionnelle. Elle se souvient très bien de ce qu’il lui avait dit : « Arrête la pilule quelques mois et reviens me voir. » Sonia ignore encore si elle parlera de l’avortement à son médecin. Elle verra en temps et lieu.

Assise en face de sa nièce, Irma essaie de s’imaginer comment la jeune femme se sent après une telle épreuve. À la regarder, on pourrait croire qu’elle vient de se faire extraire une dent. Irma a trouvé l’expérience difficile. Même si, à ce stade de la grossesse, il s’agissait encore d’un fœtus, quelques semaines auraient suffi pour qu’il devienne un bébé. Elle aime mieux ne pas trop y penser. Si un jour quelqu’un lui avait dit qu’elle accompagnerait Sonia pour aller se faire avorter, à New York de surcroît, elle aurait protesté de toutes ses forces. Elle a beau être sortie de chez les sœurs, sa croyance en Dieu est toujours la même. D’après Irma, personne n’a le droit de mettre fin à la vie, et ce, peu importe la raison. Cette fois, elle a dû puiser au plus profond d’elle-même pour trouver la force d’aller jusqu’au bout. Elle s’est souvenue de ses longues discussions avec Lionel sur la religion catholique et ses nombreux interdits. Tu ne tueras pas. Tu ne voleras pas. Tu ne parleras pas contre ton prochain… Tous deux en étaient venus à la conclusion qu’il fallait intégrer un peu de souplesse dans tout ça avant de condamner quelqu’un.

Dans moins d’une heure, le train arrivera à Montréal. Ensuite, les deux femmes prendront le métro pour se rendre à Longueuil. Irma s’avance sur son siège et touche le bras de Sonia.

— Tu peux venir dormir à la maison, si tu veux, lui dit-elle doucement.

Sonia réfléchit quelques secondes. Pour le moment, elle n’a pas envie de se retrouver en face d’Isabelle et de son filleul. Ce serait trop, surtout qu’elle n’a pas l’intention de se confier à son amie – en tout cas, pas maintenant.

— Je vous remercie.

— Tu es certaine que ça va aller ?

— Oui, répond Sonia. Je ne sais pas encore si je vais aller dormir chez nous, par exemple.

Irma la considère avec tendresse en attendant la suite.

— J’ignore pourquoi, mais la seule personne que j’aie envie de voir, c’est Daniel. Je vais passer chez lui après vous avoir déposée.

— Et ta mère ?

— Je vais l’appeler pour lui dire que je suis arrivée.

— J’y pense, as-tu pris les dépliants sur l’exposition qu’on était censées visiter ? s’inquiète soudainement Irma.

Sonia hausse les épaules. Elle essaie de se souvenir ce qu’il est advenu d’eux.

— Ils sont sûrement dans mon sac. Mais ne vous en faites pas ; personne ne va vous achaler avec ça.

— À ta place, je ne gagerais pas là-dessus. Notre départ subit à New York a suscité bien des interrogations. Chantal et ta mère vont me bombarder de questions. À mon avis, tu serais mieux de penser à ce que tu vas leur dire.

Sonia n’a aucune envie de réfléchir à cela pour le moment. Tout ce dont elle a besoin, c’est se blottir dans les bras de Daniel et pleurer toutes les larmes de son corps.

Irma ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour Sonia. Sa nièce a beau être forte, il y a des limites à tout. Elle vient certainement de vivre l’un des événements les plus difficiles de sa vie. Irma aimerait en faire plus pour Sonia, mais elle voit bien que celle-ci ne se laissera pas approcher. La jeune femme reparlera de cette épreuve seulement lorsqu’elle sera prête.

* * *

Quand Sonia voit de la lumière chez Daniel, elle respire mieux. Elle a le temps de sonner deux fois avant que son ami vienne répondre. Le jeune homme a les cheveux hirsutes et le t-shirt de travers, et Sonia voit vite qu’elle dérange. Une voix féminine lui confirme rapidement qu’elle ne s’est pas trompée.

— Sonia ? s’écrie Daniel en la voyant. Quel bon vent t’amène ?

Le regard perdu, la jeune femme se contente de retourner rapidement vers son auto. Les quelques secondes où il l’a eue sous les yeux ont suffi à Daniel pour voir que Sonia ne va pas bien du tout.

— Reviens ! s’écrie-t-il. Il n’est pas question que tu t’en ailles comme ça.

Mais Sonia est déjà assise derrière le volant. Elle pleure. Daniel met ses bottes en vitesse et rejoint son amie sans prendre le temps de mettre un manteau. Quand Sonia essaie de refermer la portière, il l’en empêche. Il la prend par le bras et l’oblige à sortir de la voiture. Aussitôt qu’elle est debout, Sonia se jette dans les bras de Daniel et laisse libre cours à ses larmes.

Sur le perron, une jeune femme observe la scène. Elle n’aime pas ce qu’elle voit.

— Daniel, veux-tu bien me dire ce qui se passe ? demande-t-elle.

Comme elle n’obtient aucune réponse, elle va chercher ses affaires dans l’appartement. Quelques minutes plus tard, elle en ressort. Quand elle passe à la hauteur de Daniel, elle dit :

— Appelle-moi avant de partir pour Paris !

Il était très tard lorsque Sonia a pensé à appeler sa mère. Comme tante Irma avait déjà téléphoné à Sylvie, Sonia s’est contentée d’annoncer à celle-ci qu’elle dormirait chez une amie et qu’elle rentrerait le lendemain après ses cours. Elle a passé la nuit blottie dans les bras de Daniel. Au matin, celui-ci ignore toujours ce qui a bouleversé Sonia. Tout ce qu’il sait, c’est qu’elle avait besoin de quelqu’un et qu’elle a pensé à lui. Cela lui fait chaud au cœur.

* * *

Sylvie a de plus en plus envie d’avoir un chat. À priori, personne de la famille n’est allergique à cet animal. Et puis, un chat est un animal indépendant. On n’est pas obligé de le faire sortir pour ses besoins. On peut même le laisser seul à la maison quelques jours sans s’inquiéter. Tant qu’il a à boire et à manger, la vie est belle. Depuis que Prince 2 s’est fait frapper, Sylvie trouve la maison bien vide. « Avoir une petite boule de poil à aimer me ferait le plus grand bien, et aux autres aussi. »

Elle est allée à la fourrière animale il y a quelques jours pour voir les chats. Elle a tout de suite fondu pour une chatte toute ronde à poil long. Ses grands yeux bleus la fixaient. L’animal idéal : trois ans, dégriffé et opéré. La seule chose qui l’a retenue de ramener la chatte, c’est qu’elle n’a pas encore parlé de son projet à Michel. Mais Sylvie se dit que ce n’est pas si grave, après tout. Et puis, à son âge, elle peut s’acheter un chat sans avoir la bénédiction de son mari. Sans plus de réflexion, elle dépose son torchon à vaisselle et, le sourire aux lèvres, elle va chercher son sac à main. « C’est aujourd’hui que je vais chercher ma princesse. Pourvu qu’elle soit encore là ! »

Dans la voiture, Sylvie monte le son de la radio. On y passe une chanson de René Simard. Elle a beaucoup écouté le disque de cet artiste. Elle n’a pas la réputation d’être la personne la plus méticuleuse, mais elle prend le plus grand soin de ses disques. L’autre jour, à son grand étonnement, elle s’est aperçu que son disque de René Simard avait plusieurs rayures. Elle a des doutes sur l’origine de celles-ci. À la maison, plus personne ne peut supporter d’entendre la voix du jeune garçon. À la première note de n’importe quelle chanson du fameux disque, tous se bouchent les oreilles. Même Michel n’en peut plus. L’autre jour, il l’a priée d’écouter son disque seulement quand elle est seule à la maison. « Je ne sais pas si tu t’en es rendu compte, mais tu es la seule à l’aimer. On n’en peut plus d’entendre ton René Simard ! »

Sylvie sait bien que personne n’est obligé d’aimer les mêmes choses qu’elle, mais au nombre de fois qu’elle leur fait subir « son René », comme ils disent, les enfants et Michel n’ont aucune raison de se plaindre. Elle n’a pas de preuves, mais elle soupçonne que les jumeaux ont peut-être quelque chose à voir avec les rayures du disque. Évidemment, lorsqu’elle leur en a parlé, François et Dominic ont nié. Ils ont même paru offusqués par ses accusations.

Si Sylvie savait qui a abîmé volontairement son disque, elle serait furieuse. Un soir qu’il était seul à la maison, Michel s’en est donné à cœur joie. « Peut-être qu’elle va enfin comprendre ! » Il était arrivé au point de ne plus pouvoir supporter d’entendre ce disque : il le rayait ou il le cassait en mille miettes. Lorsque Sylvie a cuisiné les jumeaux, Michel n’a pas réagi. Il n’avouera jamais son crime ; il tient beaucoup trop à la vie.

Quand la chanson prend fin, une idée germe à la vitesse de l’éclair dans la tête de Sylvie. « Avant d’aller à la fourrière, je vais passer m’acheter un nouveau disque de René Simard. Et cette fois, je vais le ranger dans le haut de ma garde-robe. »

Aussitôt qu’elle arrive à la fourrière, Sylvie est prise d’un haut-le-cœur. L’odeur d’urine et d’excréments est tellement forte qu’elle rendrait malades les plus résistants. En voyant son expression, le préposé lui dit :

— Je vous prie de nous excuser, mais on n’a pas encore fini de nettoyer les cages. Vous allez vous habituer.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, il ajoute :

— Mais ne vous inquiétez pas. Si on nettoie une litière régulièrement, ça ne sent pas. Si je ne me trompe pas, vous êtes déjà venue voir les chats.

Flattée que l’employé se souvienne d’elle, Sylvie lui sourit. Bizarrement, elle trouve que ça empeste beaucoup moins qu’à son arrivée.

— Oui ! J’espère que vous avez encore la chatte qui m’intéresse.

— La grosse chatte ? Oui ! À son âge, ses chances de se faire adopter sont réduites. J’ignore pour quelle raison, mais tout le monde veut un chaton. Même qu’hier, j’ai dû insister pour que la chatte ne soit pas euthanasiée. J’ai dit à mon supérieur de me donner encore quelques jours pour lui trouver un foyer. Si je n’avais pas déjà trois chats, je l’aurais emmenée chez moi depuis longtemps. Elle est tellement belle, et elle est fine, en plus. Venez !

Sylvie ne comprend pas les gens. Un beau matin, l’envie d’avoir un chien les prend subitement. Ils vont aussitôt en acheter un sans réfléchir une seconde à tout ce que cela implique. Quand ils en ont assez de leur animal, ils vont le porter à la fourrière. Certains poussent même l’odieux jusqu’à abandonner la pauvre bête en pleine campagne, à proximité d’une ferme de préférence, en se disant qu’au moins l’animal aura une chance de survivre. « Comment peut-on être aussi inconscient ? »

Une fois devant la cage de la belle princesse, une grande vague de chaleur traverse le corps de Sylvie.

— Je la prends ! s’écrie-t-elle.

— Je vous assure que vous ne le regretterez pas, car c’est un bon animal. Je vais vous prêter une cage pour le transport, mais il faudra me la rapporter demain.

— Aucun problème. Il me faut un bac, de la litière et de la nourriture aussi.

— Parfait ! Suivez-moi, je vais vous montrer tout ça.

Pendant le trajet qui sépare la fourrière de la maison, Princesse n’arrête pas de miauler. Sylvie est désespérée. Le préposé l’avait pourtant avertie : « Les chats n’aiment pas l’auto. Plusieurs d’entre eux se plaignent pendant toute la promenade. Aussi, ne vous surprenez pas si votre chatte reste cachée dans la maison pendant quelques jours. N’essayez pas de la trouver, c’est inutile. Elle aura besoin d’un peu de temps pour s’habituer à sa nouvelle demeure. Installez sa litière. Mettez à sa disposition un bol de croquettes et un bol d’eau. Elle profitera de la nuit pour aller manger et faire ses besoins. »

Sylvie se dépêche de libérer Princesse aussitôt qu’elle entre dans la maison. Avant même qu’elle referme la porte de la cage, la chatte a disparu de sa vue. Sylvie cherche ensuite l’endroit idéal pour la litière. Elle opte finalement pour le sous-sol. Les garçons protesteront sûrement, mais cela ne la dérange pas. Comme elle la nettoiera régulièrement, ils n’auront aucune raison de rouspéter. De retour dans la cuisine, elle installe les bols au même endroit que ceux de Prince 2. Elle ressent alors un petit pincement au cœur et a une pensée pour lui : « Jamais on ne pourra te remplacer, mon chien. » Après avoir rempli les bols, Sylvie va déposer la cage dans le garage.

Quand les jumeaux rentrent de l’école, ils remarquent tout de suite les bols.

— Ils sont pour qui, les bols ? s’informe Dominic, les sourcils froncés.

— Pour mon chat, répond fièrement sa mère.

— Depuis quand on a un chat ? s’enquiert François.

— Depuis que je m’en suis acheté un ce matin.

Surpris, les garçons fixent leur mère. Ils ignoraient qu’elle aimait les chats.

— Où est-il ton chat ? demande Dominic d’un air sérieux.

— Quelque part dans la maison. Princesse est cachée depuis notre arrivée. Elle est vraiment très belle. Vous allez…

Mais François et Dominic ne laissent même pas le temps à leur mère de finir sa phrase. Ils se lancent aussitôt à la recherche de l’animal.

— Laissez-la tranquille ! s’écrie Sylvie. Vous allez lui faire peur. Revenez !

Évidemment, les jumeaux ne l’entendent pas ainsi. Ils passent au peigne fin toutes les pièces de la maison, mais Princesse reste introuvable. Découragés, les garçons finissent par revenir dans la cuisine.

— Tu es certaine, maman, que ta chatte ne s’est pas échappée ? interroge François.

Pendant un court instant, Sylvie s’inquiète à l’idée d’avoir déjà perdu son chat. Mais cela ne dure pas.

— Absolument certaine ! Soyez un peu patients avec Princesse, elle va finir par montrer le bout de son nez. Êtes-vous contents au moins ?

Les jumeaux commencent par hausser les épaules.

— Si tu ne me demandes pas de nettoyer sa litière, ça va pour moi, dit François.

— Ni d’aller promener Princesse, renchérit Dominic.

— Je vous le répète : c’est mon chat et j’ai bien l’intention de m’en occuper toute seule.

— Il me semblait que papa n’aimait pas les chats, laisse tomber Dominic.

— Eh bien, fiez-vous à moi, je vais tout faire pour qu’il aime le mien.

Lorsque Michel apprend que Sylvie s’est acheté un chat sans même le consulter, la moutarde lui monte au nez. À peine a-t-il avalé sa dernière bouchée qu’il sort de la maison. Lorsque Sylvie lui demande où il va, tout ce qu’elle obtient comme réponse, c’est le bruit d’une porte qui claque. Mais cette petite crise de son mari ne parvient pas à troubler le bonheur que ressent celle-ci depuis que Princesse fait partie de la famille. « Michel va finir par s’en remettre. Il faudra qu’il s’y fasse : le chat est là pour rester. »

* * *

Michel se retrouve chez Paul-Eugène. Depuis que sa mère vit avec René, il n’a pas beaucoup d’endroits où aller se réfugier. Et puis, ça le gêne un peu d’arriver chez elle sans s’être annoncé, d’autant qu’il n’est pas tout à fait à l’aise avec son beau-père. Quoi qu’il en soit, Michel ne se voyait pas arriver chez Marie-Paule avec la tête qu’il a. Montrer ses faiblesses à sa mère, cela ne le dérange pas trop, mais à son nouveau mari, c’est une tout autre histoire.

Quand Shirley l’aperçoit, elle ouvre grand la porte et s’écrie :

— Quelle belle surprise ! Viens, on était sur le point de manger le dessert. Prendrais-tu un morceau de gâteau Reine Élisabeth avec un peu de crème glacée à la vanille ?

— C’est sûr ! accepte promptement Michel avant de suivre sa belle-sœur.

Michel salue tout le monde avant de s’asseoir à la table de la cuisine.

— J’espère que je ne vous dérange pas ? demande-t-il.

— Pas du tout ! le rassure Shirley. Mais pourquoi Sylvie n’est pas avec toi ?

— Elle ne sait pas que je suis venu vous voir, explique Michel.

— Oups ! Est-ce que je me trompe ou tu n’es pas content ?

— Pour dire vrai, je suis furieux contre elle. Imagine-toi donc qu’elle s’est acheté un chat.

Surprise, Shirley fronce les sourcils. Sylvie ne lui a jamais dit qu’elle voulait avoir un chat.

— Un chat ?

— Tu as bien compris. Madame est allée s’acheter un chat ce matin sans même m’en parler.

— Est-ce qu’il est beau ?

— Je n’en ai aucune idée. Il paraît qu’il est allé se cacher dès qu’il est sorti de sa cage. Les jumeaux ont fouillé partout, mais ils ne lui ont même pas vu le bout de la queue.

Plus Paul-Eugène en entend, plus il a envie de rire. Il lui arrive de ne pas comprendre son beau-frère. Michel peut se montrer très souple, alors que dans d’autres circonstances, il est aussi raide qu’une barre de fer – comme c’est le cas maintenant. Il lui demande où est le problème.

— Depuis que madame gagne de l’argent, je n’ai plus voix au chapitre, se plaint Michel.

— Arrête un peu, dit Paul-Eugène. Ce n’est pas si grave que ça. Après tout, il s’agit seulement d’un chat.

— Parle pour toi ! Je sais ce qui va se passer. Sylvie va se fatiguer de son maudit chat et on va tous être obligés de s’en occuper. Elle sait à quel point je déteste les chats. Je ne sais vraiment pas quelle mouche l’a piquée.

Quand Michel est dans cet état, Paul-Eugène le laisse se vider le cœur avant de reprendre la conversation. L’expérience lui a appris qu’il interviendrait en pure perte puisque son beau-frère n’entend rien. Michel monologue donc pendant quelques minutes sans que personne ne l’interrompe. Lorsqu’il arrive au bout de son discours, il découvre avec surprise que les enfants ont quitté la table. C’est à cet instant qu’il se rend compte qu’il a tenu le haut du pavé pendant que la tablée a mangé le dessert.

— Je suis désolé, s’excuse-t-il. J’ai même fait fuir les enfants !

— Ne t’en fais pas avec ça, répond Shirley. Les enfants ne traînent jamais à table après avoir fini de manger. Veux-tu quelque chose à boire ?

Avant que Michel ait le temps de répondre, Paul-Eugène déclare :

— J’ai ce qu’il te faut. Je vais te donner une bonne bière froide.

S’il pouvait disparaître sur-le-champ, Michel le ferait. Il se sent tout à coup coupable d’être arrivé sans crier gare et de s’être vidé le cœur. Il prend une bouchée de gâteau avant de déclarer :

— Je ne sais pas quoi dire, à part que je suis le roi des imbéciles.

— Ce n’est pas moi qui vais te contredire, réplique Paul-Eugène.

Même si Shirley lui fait les gros yeux, ce dernier ne s’arrête pas là.

— Tu t’énerves pour des peccadilles. À part le fait que Sylvie ne t’ait pas consulté, qu’est-ce que ça peut bien te faire que vous ayez un chat ? Si c’est tout ce que ça prend pour lui faire plaisir, ça ne vaut pas la peine de te mettre dans cet état. Si ma sœur s’est acheté un chat, tu peux dormir sur tes deux oreilles, elle va s’en occuper.

— Paul-Eugène a raison, confirme Shirley. Je ne connais personne d’aussi responsable qu’elle. Elle s’occupait même de mon petit-fils pendant que je boudais seule dans mon coin.

Paul-Eugène et Shirley ont raison. Sylvie est la personne la plus fiable de la terre. Quand elle s’engage à faire quelque chose, on peut toujours compter sur elle. Au fond, Michel ignore pourquoi il a réagi aussi fortement. La seule explication qu’il peut trouver, c’est que depuis que sa femme gagne de l’argent, elle le consulte moins avant de prendre certaines décisions. Son orgueil de mâle en prend un coup.

Lorsque Michel revient chez lui, Sylvie regarde une émission de télévision. Au lieu d’aller la déranger, Michel prend une bière et va ensuite s’asseoir sur la chaise berçante. Il se berce jusqu’à ce qu’il entende le thème musical qui annonce la fin de l’émission. Alors qu’il va se lever, Sylvie se poste devant lui. Les mains sur les hanches, elle le regarde droit dans les yeux.

— Vas-tu m’en vouloir encore bien longtemps ? demande-t-elle.

Michel se contente de sourire. La seconde d’après, il attire Sylvie à lui et il l’embrasse avec passion. Ce n’est que lorsqu’ils sont tous deux à bout de souffle que Michel murmure :

— Je te demande pardon. Je suis encore plus vieux jeu que l’était mon défunt père.