Chapitre 17

— Qu’est-ce que vous attendez pour manger ? demande Sylvie aux jumeaux, qui n’ont pratiquement rien avalé depuis le début du repas.

Même s’il figure régulièrement au menu le vendredi soir, le poisson ne fait pas l’unanimité chez les Pelletier. Peu importe sa couleur, le grain de sa chair, la manière dont Sylvie le fait cuire, il y a toujours quelqu’un qui rouspète. En fait, les seuls repas où tous mangent avec appétit lorsqu’elle sert du poisson, c’est lorsqu’elle confectionne un pâté au saumon, nappé d’une sauce aux œufs. Si Sylvie écoutait la maisonnée, le vendredi elle servirait des crêpes le midi et un pâté au saumon le soir.

— Moi, je suis incapable de manger ce poisson ! s’écrie François. Je ne sais pas où il a été pêché, mais il goûte mauvais. Et il empeste, en plus !

— Je suis d’accord avec toi, renchérit Dominic. Après chaque bouchée que j’avale, le cœur me lève.

Michel trouve que les jumeaux ont raison. Ce poisson est infect. Mais les années passées aux côtés de Sylvie ont appris à Michel qu’il a intérêt à ne pas critiquer la cuisine de sa femme, surtout devant les enfants.

— Wo ! Wo ! intervient-il. Vous en avez assez dit. Si vous n’aimez pas ce poisson, vous n’avez qu’à manger plus de légumes.

— Mais papa, tu ne vas quand même pas me faire accroire que tu le trouves bon ! dit Dominic. Franchement, ce n’est rien comparé aux truites qu’on pêche.

— Et même les prises qu’on prend dans le fleuve sont meilleures que ce poisson, déclare François.

Effectivement, le poisson servi ce soir est fade et insipide. D’ailleurs, Michel n’a jamais compris pourquoi la sole est aussi populaire alors qu’elle n’a aucun goût. En plus, le fait que Sylvie soit une piètre cuisinière n’aide en rien.

— Ça n’a rien à voir avec du poisson frais, c’est certain, admet-il.

— Hé ! lance Sylvie, l’air offusqué. Je suis allée l’acheter cet après-midi et le vendeur m’a assurée qu’il était frais.

Michel réfléchit. Sylvie fait beaucoup d’efforts pour apprêter le poisson, mais ce n’est pas demain qu’elle deviendra un cordon-bleu.

— Ne le prends surtout pas mal, dit-il doucement, ce n’est pas ta faute. J’ignore pourquoi, mais ça semble vraiment difficile de mettre la main sur du poisson frais – enfin, au sens où les jumeaux et moi l’entendons. Tu le sais autant que moi, quand on fait cuire les poissons qu’on vient de pêcher, jamais ça ne sent le vieux poisson pendant des jours comme c’est le cas chaque fois que tu nous en sers. Et nos vêtements ne s’imprègnent pas non plus de cette maudite odeur qui nous suit partout… même le lendemain. Tu vois, même à mon âge, je n’aime pas que quelqu’un me fasse la remarque que j’ai mangé du poisson.

— Tu as bien raison, convient Sylvie. Personnellement, j’aime le goût du poisson autant que je déteste son odeur.

— Si ça peut te rassurer, c’est la même chose avec ma mère, dit Michel.

— Mais alors, les enfants et toi, qu’est-ce que vous attendez pour aller pêcher ? demande Sylvie d’un ton joyeux.

— Que la neige fonde, voyons ! répond François d’un air sérieux.

— J’ai une idée ! s’écrie Dominic. On pourrait aller pêcher sur la glace.

— J’avoue que je n’y avais pas pensé, indique Michel en se frottant le menton. Pourquoi pas dimanche après-midi ? Ça fait tellement longtemps qu’on n’y est pas allés que j’ai presque oublié à quel point j’aimais ça. Qui vient ?

Évidemment, seuls les jumeaux acceptent l’invitation. Pour sa part, Sonia déteste passer des heures penchée au-dessus d’un trou dans la glace, à se geler les pieds et les mains. Quant à Sylvie, elle hait la pêche sous toutes ses formes. Et Luc n’aime pas voir les poissons mourir sous ses yeux. Lui, il préfère de loin manger le filet que sa mère lui sert, même si celui-ci dégage une odeur ou s’il n’a aucun goût.

Quand il habitait au Saguenay, Michel ne manquait pas une occasion d’aller pêcher sur la glace. Il aimait tellement cette activité que c’est seulement au moment où ses pieds et ses mains le faisaient souffrir en dégelant qu’il se rendait compte qu’il aurait dû aller se réchauffer dans l’auto bien avant. Et le soir, quand il revenait à la maison avec ses prises de la journée, sa mère vidait ces dernières pendant qu’il prenait un bon bain chaud. Une fois ses poissons apprêtés, il choisissait avec soin celui qu’il ferait frire à la poêle pour son souper. Il offrait toujours du poisson à tout le monde. Les soirs de pêche, particulièrement ceux où la truite abondait, tous se régalaient.

Michel se souvient aussi des vendredis soir pendant la belle saison où il descendait au port de Chicoutimi avec un de ses amis pour acheter des crevettes fraîches. En chemin, ils faisaient un arrêt à la fromagerie pour se procurer un gros sac de fromage en grains frais du jour. Aussitôt que Michel et son ami avaient leurs crevettes en main, ils s’asseyaient sur le capot de l’auto et les dégustaient jusqu’à la dernière. À cette époque, il n’y avait pas plus grand festin : du fromage, des crevettes et une bière froide. Les mains imprégnées de l’odeur de la mer, ils reprenaient la direction de Jonquière. Parvenus à destination, ils attendaient chez l’un ou chez l’autre que ce soit l’heure d’aller au bar.

Michel annonce à François et Dominic :

— Eh bien, nous irons tous les trois à la pêche sur glace. Quant à vous, ajoute-t-il à l’intention de Luc, Sylvie et Sonia, vous ne savez pas ce que vous manquez !

* * *

Sonia se remet tranquillement de son avortement et de sa rupture avec Jacques. Le pauvre, il était fort triste qu’elle mette fin à leur idylle.

— Je ne comprends pas ! s’était-il plaint. La dernière fois qu’on s’est vus, tu m’as dit que tu m’aimais. Comment as-tu pu changer d’idée aussi rapidement ?

Si elle avait pu disparaître instantanément, Sonia l’aurait fait sans hésitation.

— Si tu as rencontré quelqu’un d’autre, je veux le savoir, avait poursuivi Jacques.

— Non ! s’était écriée la jeune femme. Je te jure qu’il n’y a personne d’autre. C’est juste que…

Et elle s’était mise à pleurer comme une Madeleine. Jacques l’avait prise dans ses bras et l’avait serrée très fort. Quand Sonia avait enfin pu prendre sur elle, elle avait regardé Jacques dans les yeux.

— Je suis désolée, avait-elle murmuré.

Puis, elle était sortie sans se retourner, le laissant seul avec sa peine.

Depuis, il ne s’est pas passé une seule journée sans que Sonia pense à lui. Ils étaient bien ensemble, tous les deux. Elle fait tout pour éviter Jacques. Si par malheur elle le croise dans les couloirs de l’université, elle se contente de baisser les yeux. Chaque fois qu’elle le voit, elle a terriblement mal.

Quand Sonia annonce à Isabelle qu’elle a quitté Jacques, pendant un instant elle a l’impression d’entendre sa mère.

— J’espère que tu n’es pas sérieuse ! Je ne peux pas croire que tu l’aies laissé. C’est un…

Mais Sonia interrompt son amie :

— Je t’interdis de me faire la morale ! J’ai bien assez de ma mère.

— Ne le prends pas mal. C’est juste que je trouve que tu jettes tes choux gras. Un beau jour, tu vas te retrouver tout fin seule.

Cette fois, Isabelle est allée trop loin. Sonia n’a pas l’intention d’en entendre davantage.

— Ou tu changes de discours, ou je m’en vais.

— Pourquoi es-tu aussi à cran ? Je ne t’ai rien fait.

— Ma parole, tu ne t’entends pas parler. Tu es mon amie. Tout ce que j’attends de toi, c’est que tu m’écoutes, pas que tu me juges.

— Je veux bien, mais je ne comprends pas ce qui t’arrive ces temps-ci.

Sonia prend une grande respiration et se passe la main dans les cheveux. Elle se mordille ensuite la lèvre supérieure et regarde Isabelle droit dans les yeux. Elle meurt d’envie de lui avouer pourquoi elle a mis fin à sa relation avec Jacques. Mais même si Isabelle et elle sont amies depuis toujours, il faut d’abord que Sonia s’assure de la discrétion d’Isabelle.

— Il faut d’abord que tu me jures de ne jamais en parler à personne.

— Depuis le temps qu’on est amies, tu devrais savoir que je peux garder un secret ! s’offusque Isabelle.

— Quand tu vas savoir, tu vas comprendre à quel point c’est important.

— Je t’écoute.

Isabelle est suspendue aux lèvres de Sonia. Elle se contente d’acquiescer par des hochements de tête de temps en temps. Elle comprend tout maintenant.

— Ma pauvre Sonia ! s’exclame-t-elle en prenant son amie dans ses bras. Tu aurais dû m’en parler.

— Il ne faut pas que tu m’en veuilles. Je ne pouvais courir le risque que quelqu’un influence ma décision.

Isabelle est vraiment sonnée. Comment pourrait-elle en vouloir à Sonia de ne lui avoir rien dit ? Dans les circonstances, elle comprend pourquoi son amie a agi ainsi. Mais Sonia est tellement différente d’elle.

— Et maintenant, je suis morte de peur à l’idée de retomber enceinte, poursuit Sonia. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai quitté Jacques. Inutile de te dire qu’il n’est pas au courant pour le bébé.

— Tu ne peux quand même pas passer le reste de ta vie à avoir peur. Ça ne te ressemble pas du tout.

— Je me suis promis de ne pas faire l’amour tant que je ne serai pas certaine que la pilule est efficace. Le docteur m’a dit d’attendre deux mois.

— Comment y arrives-tu ? Il ne se passe pas une seule journée sans qu’un homme te fasse la cour.

Sonia hausse les épaules. Elle ne se pose aucune question. Elle adopte le comportement qu’elle juge nécessaire, un point c’est tout. À cause de ce qui lui est arrivé, elle a perdu son innocence, sa confiance inébranlable en sa bonne étoile, et une partie de sa spontanéité… en tout cas, pour le moment.

— Je fais avec… finit par répondre Sonia, un faible sourire sur les lèvres.

Quand tante Irma entre dans le salon, les deux amies sont encore enlacées. Son petit doigt lui dit que Sonia s’est confiée à Isabelle, ce qui est une très bonne chose. Garder un tel secret est beaucoup trop lourd pour une si jeune personne.

— Ne vous dérangez pas pour moi ! s’écrie-t-elle d’un ton enjoué. Je ne fais que passer.

— Il n’en est pas question, déclare Sonia avant d’embrasser sa tante. Venez vous asseoir avec nous Il faut que je vous raconte ce qui m’est arrivé l’autre jour.

Isabelle et Irma sont jalouses de Sonia quand celle-ci leur raconte qu’un certain Simon a déposé un ours blanc en peluche sur le capot de son auto.

— Pas de saint danger que ce genre de choses m’arrive ! se plaint Isabelle.

— Encore moins à moi, renchérit Irma.

— Voulez-vous bien arrêter de vous plaindre ! s’exclame Sonia. Vous avez toutes les deux un chum alors que moi je suis seule comme un vieux coton.

— Mais pas pour longtemps, réplique Isabelle. J’en connais un qui devrait bientôt se manifester. Simon qui, déjà ?

Les trois femmes éclatent de rire. Elles rient si fort qu’elles n’entendent pas le petit Jérôme, qui pleure pourtant à fendre l’âme. C’est seulement lorsque Suzanne apparaît avec l’enfant dans ses bras qu’Isabelle reprend son sérieux. Les larmes aux yeux, le petit se jette dans les bras de sa mère aussitôt qu’il est à sa hauteur.

Suzanne a complètement changé d’attitude depuis qu’elle a perdu son bébé. Sans prétendre qu’elle est devenue expressive et enjouée, disons qu’elle s’exprime davantage. Et maintenant, elle mange avec tout le monde. Elle ne deviendra jamais aussi exubérante que Sonia ou Isabelle, mais elle évolue de façon positive depuis son arrivée chez Irma. Suzanne parle de moins en moins de son père, et il lui arrive même de dire qu’elle ne veut plus jamais le voir. Et puis, elle semble prendre plaisir à s’occuper de Jérôme. Parfois, elle l’embrasse dans le cou, ce qui ne manque pas de le faire rire aux éclats. Hier, elle a même proposé à Isabelle de le garder. La jeune femme a préféré refuser l’offre. Elle aime bien Suzanne, mais elle n’est pas encore prête à lui confier son fils. Lorsqu’elle en a parlé à tante Irma, celle-ci lui a dit qu’elle avait pris une sage décision.

— Oh là là ! s’exclame Isabelle. Tu ne sens pas la rose, mon petit Jérôme ! Je pense que je vais te donner ton bain avant de manger.

— Je peux t’aider, si tu veux, suggère Sonia.

* * *

Réveillé en sursaut par la sonnerie du téléphone, Michel se retrouve avec le combiné dans la main sans trop s’en rendre compte. La ligne est mauvaise, comme si l’appel provenait de la planète Mars. Ce n’est qu’après avoir lancé un troisième « allo » que Michel perçoit une faible voix à l’autre bout de la ligne.

— Michel, c’est Daniel.

— Daniel ? Parle plus fort, je ne t’entends presque pas.

— J’appelle de Paris. Je voulais prendre de vos nouvelles.

Michel a l’impression de parler dans un walkie-talkie. Chaque fois que les deux hommes s’expriment en même temps, ils n’entendent plus rien. Et il y a un décalage entre les bribes de la conversation.

— Tout le monde va bien.

— Et Sonia ?

C’est clair que Daniel en pince toujours pour la jeune femme.

— Tout ce que je peux te dire, c’est que Sonia est à nouveau célibataire et qu’elle va exposer ses toiles dans une galerie d’Edmonton. Et toi ?

— Je vais très bien. Robert Charlebois fait un tabac à l’Olympia de Paris. Je devrais revenir à la fin du mois. Si tu savais comme je m’ennuie d’un bon hot dog « steamé » et de frites graisseuses ! Et je rêve d’un bon pâté chinois ! Ici, ils mangent trop bien pour moi.

— Et toi, tu nous manques au hockey. Depuis que tu es parti, on n’arrête pas de perdre. Mais tu ne sais pas la meilleure ! La ville de Québec vient d’obtenir une franchise dans l’Association mondiale de hockey.

— Ça, c’est une bonne nouvelle ! se réjouit Daniel.

— Il me semble qu’on avait bien assez de nos Canadiens à supporter.

Depuis le début de la conversation, Daniel se retient de demander à parler à Sonia. Il n’a pas revu la jeune femme depuis le soir où elle a sonné chez lui sans crier gare. Il aimerait bien savoir ce qui l’avait mise dans un tel état. Daniel se décide finalement : il demande à Michel de lui passer Sonia.

— Ce serait avec plaisir, mais il semble que je sois le seul survivant dans cette maison.

— Embrasse-la pour moi alors. Il faut que j’aille dormir.

— Mais il n’est que six heures !

— Ici, il est plus de minuit. On se voit bientôt !

Michel garde le combiné dans sa main quelques secondes avant de le déposer sur le support. Il se sent honoré que Daniel fasse partie de sa vie. Depuis qu’il connaît le jeune homme, il n’a que des bons mots à son égard. Celui-ci ne remplacera jamais Martin, c’est certain, mais si Michel avait eu un autre fils, il aurait voulu qu’il ressemble à Daniel.