Chapitre 18

Lorsque Sylvie arrive chez son amie Denise, elle trouve celle-ci en larmes.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Sylvie.

— Entre… murmure Denise.

Aussitôt que les deux femmes sont assises à la table de la cuisine, Denise déballe son sac.

— Je ne sais plus quoi faire ! Gérald s’est sauvé chaque jour depuis que la police l’a ramené de la gare de triage. J’ai beau le surveiller, il réussit toujours à s’échapper. Si ça continue, il va me faire mourir. J’ai le sommeil si léger que je n’arrive plus à me reposer. Je me traîne péniblement du matin au soir comme si mon corps pesait une tonne. C’est simple : je suis à bout et j’ai juste envie de pleurer.

Sylvie songe que derrière chaque porte fermée, des drames se vivent. Un jour, tout va bien et le lendemain, sans aucune raison, tout bascule. Non seulement Gérald est prisonnier de sa condition, mais sa mère aussi. Depuis l’accident fatidique, Denise ne vit plus.

— Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que tu es au bout du rouleau. Mais ton mari, qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?

— Pas grand-chose ! Je pense qu’il est encore plus dépassé que moi. Il n’en parle jamais, mais je sais à quel point ça lui fait mal de voir notre fils dans cet état. Tu comprends, Gérald a toujours été son préféré.

— Mais tu pourrais sûrement avoir de l’aide.

— Crois-moi, j’ai tout essayé. J’ai passé l’année qui a suivi l’accident à faire le tour des organismes susceptibles de nous aider. Depuis que notre cher gouvernement a décidé de retourner les personnes atteintes de maladies mentales et de déficience intellectuelle dans leurs familles, il est pratiquement impossible d’obtenir de l’aide. Rien de nouveau là-dedans ; personne ne s’est préoccupé des conséquences qu’une telle décision aurait sur la vie des gens. Non ! Ce n’est qu’après la désinstitutionnalisation que le gouvernement s’est rendu compte que les intervenants sur le terrain en avaient déjà plein les bras avant l’arrivée de tout ce beau monde. Résultat : les familles qui ont dû prendre en charge les anciens résidants des institutions n’obtiennent que des miettes.

Sylvie est parfaitement d’accord avec Denise. Tous les gouvernements sans exception ont fait des erreurs, et il en sera ainsi aussi longtemps que les politiciens tiendront mordicus à laisser leur marque. La politique est un monde où la réflexion devrait être une priorité alors que cela semble le plus souvent être le dernier des soucis, et ce, quel que soit le parti au pouvoir. Les politiciens agissent et le petit peuple plie l’échine un peu plus chaque fois. C’est la raison pour laquelle Sylvie ne s’intéresse pas à la politique. Elle n’a aucune confiance en ceux qui détiennent le pouvoir, du pays ou de la province, entre leurs mains. Et malheureusement, à ce jour, tous lui ont prouvé qu’elle avait raison.

— Je ne peux pas croire qu’il n’y ait rien à faire.

— En tout cas, moi, je ne sais plus vers qui me tourner.

— Il faut trouver une solution avant que tu ne sois plus capable de t’occuper de ton fils. Et puis, tu dois penser à toi.

— Comment veux-tu que j’y arrive ? Je suis continuellement sur la corde raide.

Sylvie est certaine d’une chose : si personne ne vient en aide à Denise, celle-ci tombera malade.

— Tante Irma pourrait certainement t’aider. J’ignore comment, mais s’il y a quelqu’un qui peut le faire, c’est elle. D’ailleurs, si ma tante est à la maison, on pourrait aller la voir tout de suite. Je vais lui téléphoner.

— Je te remercie pour tout ce que tu fais, dit Denise.

— Les amis sont là pour nous aider.

Alors que Sylvie regarde des deux côtés avant de s’engager dans la rue des Oliviers, une vieille dame perd pied juste à côté de son auto. Celle-ci voulait descendre du trottoir pour traverser la rue.

— Arrête, Sylvie ! s’écrie Denise.

— Ne t’inquiète pas, je l’ai vue.

Sylvie se stationne et sort en vitesse pour aller porter secours à la dame. Sans se consulter, Denise et elle la prennent chacune par un bras pour l’aider à se relever.

— Est-ce que ça va ? lui demande Sylvie.

— Oui. Ce sont mes jambes. Elles sont devenues molles comme de la guenille tout d’un coup.

— Voulez-vous qu’on vous raccompagne chez vous ? propose Denise.

— Ce serait très gentil. J’habite à cinq maisons d’ici, dans l’autre rue.

Sylvie et Denise ne se contentent pas de déposer la vieille dame devant chez elle. Elles prennent soin de l’accompagner jusqu’à l’intérieur de sa maison. Sylvie est tout de suite séduite par l’endroit. C’est petit mais coquet, et décoré avec beaucoup de goût. Une odeur de pot-au-feu ravit ses narines depuis la porte d’entrée. En fait, elle a l’impression d’entrer chez son amie Alice. Comme cette dernière lui manque !

— Y a-t-il quelqu’un qu’on pourrait avertir ? s’enquiert Sylvie.

— Non ! Depuis la mort de mon mari il y a un an, je vis seule.

— Avez-vous des enfants ?

— Je n’ai pas de famille et mes amis sont tous morts.

Sylvie ressent une grande compassion pour cette femme. Elle songe alors qu’elle pourrait faire une bonne action. Ce serait en quelque sorte son bénévolat.

— Est-ce que je pourrais venir vous visiter de temps en temps ? demande-t-elle.

Cette question suffit à redonner le sourire à la vieille dame. Elle souffre de solitude depuis la mort de son mari. Aller à la messe, à la bibliothèque et à l’épicerie sont ses seules sorties. Elle a beau croiser beaucoup de gens dans ces occasions, elle échange au plus quelques mots ici et là, et c’est tout.

— Venez quand vous voulez. Je m’appelle Marguerite.

— Moi, c’est Sylvie, et elle, c’est mon amie Denise. Êtes-vous capable de rester seule ?

— Ne vous inquiétez pas, je vais bien. Je vais appeler mon docteur.

— C’est une bonne idée, approuve Sylvie. Denise et moi devons maintenant partir.

— Encore merci !

Une fois dans la voiture, les deux femmes prennent quelques secondes pour se remettre de leurs émotions.

— Ça fait trop pitié ! s’écrie soudainement Denise. Pauvre elle ! Je ne sais pas comment elle fait. Je m’ennuierais à mourir à sa place.

— C’est quand même drôle la vie. Ceux qui ont une famille se plaignent parce qu’ils n’ont jamais de temps pour eux. Mais je suis certaine que Marguerite, elle, paierait cher pour avoir moins de temps libre.

— Ça crève les yeux : la vie est tout sauf juste.

Denise est bien placée pour le savoir. Elle écoulait des jours tranquilles et heureux avec sa famille jusqu’à l’accident de Gérald. Depuis, tout a changé ; même sa relation avec son mari en a souffert. Avant, tous deux se réservaient du temps en tête à tête. Le vendredi soir, ils faisaient garder les enfants et allaient danser. Maintenant, leurs seules sorties se passent en famille. Et ce n’est pas tout. Avec toute l’inquiétude que leur occasionne Gérald chaque fois qu’il disparaît de leur vue, ils sont continuellement sur le qui-vive. Même les rares fois où leur fils va passer un peu de temps chez ses grands-parents, ils sont incapables de se détendre.

— Tu as raison, admet Sylvie. Ceux qui n’ont pas d’enfants en voudraient, alors que certains jours, toi et moi on vendrait notre marmaille pour pas cher.

— Je trouve que notre société ne s’occupe pas beaucoup des personnes âgées. On oublie facilement que c’est grâce à elles si on est là. Marguerite ne devrait pas vivre seule dans sa maison. Elle devrait pouvoir faire profiter une famille de son savoir.

— J’aime ton idée, mais de la coupe aux lèvres, il y a parfois une distance infranchissable. J’ai beau aimer beaucoup mon père et ma belle-mère, je ne voudrais pas qu’ils habitent chez moi en permanence. C’est fini le temps où les parents demeuraient chez un de leurs enfants. On vit dans une société de consommation, alors on jette nos vieux comme tout le reste.

— Crois-moi, un jour, on va le regretter. C’est le monde à l’envers ; on ne se contente pas de sortir les malades mentaux des institutions, on abandonne aussi nos vieux ou on les parque dans des centres d’accueil. Si mes parents vivaient encore, je n’hésiterais pas à les héberger chez nous.

— Et tes beaux-parents ?

— Ça, c’est une autre histoire. J’ai quand même mes limites. Si tu les connaissais, tu comprendrais. Je ne les déteste pas ; je les aime, mais seulement à petites doses. Une chose est certaine : ils n’ont rien de la bonne Marguerite dont on vient de faire la connaissance.

— Il me semblait aussi que tu ne pouvais pas être parfaite ! déclare Sylvie en riant.

— Tu n’as pas à t’inquiéter là-dessus ! J’ai des défauts, comme tout le monde.

Tante Irma les reçoit avec un bon café percolateur. Selon Sylvie, rien ne bat le café instantané. Mais des trois femmes, elle est la seule à penser ainsi.

— Que voulez-vous, je suis fidèle à mon pot de Nescafé, dit Sylvie.

— Si tu étais une vraie buveuse de café, explique Denise, tu refuserais de tremper les lèvres dans le Nescafé.

— Je suis de ton avis, Denise, approuve Irma. Mais maintenant, raconte-moi ton histoire en détail. Je t’écoute.

Une fois de plus, Irma constate qu’il n’est pas nécessaire d’aller loin pour rencontrer la misère humaine.

— J’ai dit à Denise que s’il y a quelqu’un qui peut l’aider, c’est vous, indique Sylvie.

— Je vais faire mon gros possible, c’est certain, mais il va falloir regarder ailleurs que du côté des services gouvernementaux. Denise a raison : actuellement, il n’y a pas grand-chose à espérer d’eux. Mais on doit d’abord déterminer le genre d’aide requis. Dans un monde idéal, de quoi aurais-tu besoin, Denise ?

Surprise par la question d’Irma, cette dernière réfléchit pendant quelques secondes. Même si elle est à bout, c’est la première fois qu’elle envisage les choses sous cet angle.

— Je vous avertis, je risque de dire n’importe quoi, s’excuse-t-elle. Eh bien, dans un monde idéal, j’aurais quelqu’un pour conduire Gérald à l’école, le ramener à la maison et le suivre à la trace dans ses moindres déplacements jusqu’à ce qu’il aille se coucher.

— A-t-il l’habitude de sortir la nuit ? demande Irma.

— Pas encore ! Ah oui, il faudrait trouver un endroit où il pourrait aller une fin de semaine sur deux. Et pendant les vacances, on pourrait l’envoyer au moins une semaine dans un camp spécialisé qui reçoit des gens comme lui. Tout ça me permettrait de passer du temps avec mes autres enfants. Mon mari et moi, nous les avons pas mal négligés.

— C’est tout ? s’informe Irma.

— Pas tout à fait… répond Denise d’un air gêné. Si j’osais, j’ajouterais que je voudrais retourner à l’école pour suivre un cours de secrétariat. Je rêve d’être secrétaire depuis longtemps.

Irma compatit avec Denise. Celle-ci ne pourra pas tout faire seule encore bien longtemps.

— Tes demandes me paraissent légitimes, dit Irma. Il est grand temps qu’on s’occupe de toi. Est-ce que le curé de la paroisse connaît l’état de Gérald ?

— Le curé voit mon fils quand il passe pour ramasser la dîme, mais à part lui caresser la joue au passage, il ne se préoccupe guère de Gérald. Il ne nous a jamais demandé comment on s’en sortait.

— Tante Irma, je vous ai déjà parlé de ce curé, intervient Sylvie. C’est lui qui n’arrêtait pas de jouer dans les cheveux de François. À mon avis, vous allez perdre votre temps avec cet homme. Vous devriez plutôt en parler au curé qui vous a prêté sa bonne.

— Je dois justement passer le voir demain, indique Irma. Je ne peux rien promettre, mais je vais faire tout ce que je peux pour alléger ton fardeau, Denise. Tu ne peux pas continuer indéfiniment à tout tenir à bout de bras. Cette situation dure depuis trop longtemps déjà.