Chapitre 20

Depuis que Réjean est revenu de Floride, Irma et lui passent beaucoup de temps ensemble. Quand elle a commencé à le fréquenter, elle le comparait sans cesse à Lionel. Évidemment, elle trouvait des tas de défauts à Réjean. Un bon matin, elle a réalisé que cela ne fonctionnerait jamais avec aucun homme si elle ne changeait pas d’attitude. Depuis ce jour, elle est heureuse avec Réjean. Cet homme d’une grande bonté traite avec délicatesse les gens et ne compte jamais son temps. Irma a constaté à plusieurs reprises à quel point il aimait rendre service : quand l’un des jeunes de la maison a eu des problèmes, Réjean s’est occupé de lui ; de plus, il a exécuté quelques travaux chez elle. Il faut voir avec quelle patience il enseigne son savoir à Renaud. Irma ne pourrait souhaiter mieux. Et son amoureux la gâte beaucoup ; avec lui, les cadeaux se succèdent.

Irma regarde l’heure. « Il sera bientôt là. » Quelques instants plus tard, elle entend frapper à la porte. Réjean est d’une rare ponctualité. Aussi alerte qu’une collégienne, Irma se dépêche d’aller ouvrir. Contents de se voir, les deux tourtereaux se retrouvent vite dans les bras l’un de l’autre. La seconde d’après, ils s’embrassent avec passion.

Irma adore la sensation si agréable que lui procure le fait d’être aimée par un homme. Elle aime sentir la chaleur du corps de son bien-aimé contre le sien, goûter à ses lèvres encore et encore, et enfin unir sa passion à la sienne à l’abri des regards, en savourant la moindre petite parcelle de cet événement chaque fois unique. Après ces moments d’extase, elle se demande toujours comment elle a pu s’en passer pendant si longtemps. Pourquoi l’Église ne permet-elle pas aux religieux d’avoir une vie normale, c’est-à-dire de se marier et d’avoir des enfants ? Irma et ses amis défroqués pensent que les serviteurs de Dieu seraient plus compatissants envers les gens s’ils connaissaient eux-mêmes le mariage et l’amour. Discuter de quelque chose qu’on connaît est bien plus facile que de parler de sujets dont on ignore tout sauf ce qu’on en a lu dans les livres. Mais malheureusement, l’Église est une institution tellement rétrograde…

— J’ai apporté tout ce qu’il faut pour préparer un bon spaghetti italien, annonce Réjean. J’ai même acheté un pain de fesse pour les jeunes. Il y a aussi de la bière pour toi et du vin pour moi.

Irma sourit à son amoureux. Elle a de la chance de l’avoir dans sa vie. Comme d’habitude, Réjean a pensé à tout.

— Et je m’occupe du repas, ajoute-t-il.

— Laisse-moi au moins t’aider, propose Irma. C’est la moindre des choses.

Renaud fait son entrée dans la cuisine.

— Moi aussi, je peux aider, dit-il.

— Si tu veux, répond Réjean. Tu pourrais couper les légumes.

Depuis qu’il côtoie Réjean, Renaud a le sourire plus facile. Le jeune homme prend manifestement plaisir à la compagnie de Réjean. Et le plus beau dans l’histoire, c’est que ce sentiment est réciproque. L’autre jour, alors qu’Irma et Réjean se promenaient sur le bord du fleuve, celui-ci a dit :

— J’aime beaucoup Renaud. Si j’avais eu un fils, j’aurais voulu qu’il lui ressemble.

Cela a beaucoup touché Irma.

— Tant mieux, parce que tu sembles très important pour lui, a-t-elle commenté.

— C’est très plaisant de travailler avec Renaud. Il n’y a rien que j’aime plus que de montrer ce que je sais à quelqu’un qui veut apprendre. Et lui, il est comme une éponge. Si tu n’es pas contre l’idée, je lui offrirais de venir travailler pour moi l’été prochain.

— C’est une bonne idée. Mais je te rappelle que le métro ne se rend pas encore à Laval.

— Je sais ! Il pourrait habiter chez moi pendant la semaine. Mais on verra ça plus tard. L’été paraît encore loin.

Réjean et Renaud sont tellement beaux à voir qu’Irma décide de s’ouvrir une bière et de les regarder travailler. Depuis son arrivée chez elle, Renaud est méconnaissable. Il a notamment appris qu’il pouvait faire confiance à certaines personnes. Irma n’est pas femme à tenir des discours interminables. Elle dit les choses comme elles sont et prêche par l’exemple. À ce jour, sa méthode a porté fruit auprès de ses protégés. Les choses se passent tellement bien avec Isabelle, Suzanne et Renaud qu’elle songe sérieusement à accueillir un quatrième pensionnaire. La dernière fois que le curé lui a rendu visite, il lui a dit qu’elle n’avait qu’à lui faire signe au moment opportun. Un mot de sa part aux services sociaux et elle aura l’embarras du choix.

Irma se demande pourquoi il y a tant de misère humaine dans une région comme le Québec, là où on ne manque pourtant de rien. Elle a parfois l’impression de vivre dans un pays sous-développé, ce qui lui fait peur. Des enfants arrivent à l’école le ventre vide. D’autres sont victimes de violence à la maison, ou vivent dans des conditions exécrables – parfois pires que celles que subissent les animaux sur une ferme. Certains enfants sont laissés à eux-mêmes dès leur plus jeune âge. Comment Dieu peut-il laisser faire ça, lui qui est si bon ? Quand elle en discutait avec Lionel, il lui répondait toujours que les voies du Seigneur sont impénétrables. Elle détestait cette réponse toute faite et vide de sens. Irma a toujours pensé qu’il est trop facile de se donner bonne conscience en citant des passages de la Bible.

Perdue dans ses pensées, Irma ne remarque pas que Suzanne s’est jointe à Réjean et Renaud. La jeune fille ouvre des boîtes de sauce tomate. Lorsque Irma la voit, elle sourit. Suzanne a fait de grands progrès ces derniers mois. On dirait même qu’elle a embelli. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Réjean s’exclame :

— Ma foi du bon Dieu, Suzanne, tu es de plus en plus belle !

La jeune fille rougit. Elle n’a pas l’habitude de recevoir des compliments. Renaud en rajoute :

— Moi, ça fait longtemps que je l’ai remarqué.

Même si le commentaire de Renaud la met mal à l’aise, Suzanne est ravie car le garçon lui plaît.

Irma renchérit :

— Ils ont raison, tu sais.

Jusqu’à ce qu’elle s’installe chez Irma, Suzanne ignorait que la vie pouvait être aussi douce. Au début, elle aurait voulu fuir tellement sa nouvelle vie lui faisait mal alors que, maintenant, elle prie pour rester chez Irma le plus longtemps possible. Elle ne pourrait plus supporter son ancienne vie, qui a failli la tuer plus d’une fois. Aujourd’hui, elle en veut de toutes ses forces à son père de lui avoir volé son enfance. Elle en veut encore plus à sa mère de n’avoir rien fait pour l’en empêcher. Si une voisine n’avait pas fait une plainte au curé, Suzanne subirait encore les assauts de son bourreau.

Isabelle arrive juste à temps pour aider Irma à dresser la table. Curieusement, la jeune femme est seule, ce qui inquiète toute la maisonnée.

— Maman a insisté pour garder Jérôme à coucher. Vous auriez dû voir le petit quand je suis partie : il me faisait des gros bye-bye !

Irma ,se réjouit que les choses se soient améliorées pour Isabelle. Il était temps que le vent tourne.

— J’espère que tu vas en profiter pour sortir, déclare-t-elle.

— C’est sûr ! Christian doit venir me chercher à sept heures. On va commencer par aller au cinéma et après, on ira danser. Ça fait tellement longtemps que je ne suis pas sortie un samedi soir que j’ai peine à le croire ! Mais vous ne savez pas la meilleure. Quand Sylvie a su que maman gardait Jérôme, elle s’est invitée pour venir le voir. Mon fils est chanceux : il a plusieurs grands-mères !

Les pensées d’Irma se tournent vers sa nièce. Que ferait Sylvie si elle savait que sa fille s’est fait avorter ? Et si elle apprenait qu’Irma a accompagné Sonia, elle ne lui adresserait certainement plus jamais la parole de toute sa vie. Irma déteste se retrouver dans des situations difficiles, mais elle n’avait pas le choix. Il était hors de question que Sonia aille seule à New York.

Heureusement, Irma ignore qu’Isabelle se demande encore si elle trahira le secret de Sonia ; sinon, elle tremblerait de tout son corps…

* * *

Junior est très fier de son coup. Emmener sa sœur à sa répétition a produit un grand effet sur Sonia et sur Simon, le batteur du groupe. Bien que celui-ci n’ait rien à voir avec l’ours que Sonia a trouvé sur le capot de sa voiture, le courant est très bien passé entre eux. Ils sont sortis ensemble deux fois depuis ce soir-là… en amis, évidemment. Sonia a pris soin d’expliquer à Simon que tout ce qu’elle pouvait lui offrir pour le moment, c’était son amitié. Après son petit discours, le jeune homme lui a souri avant de déposer un chaste baiser sur ses lèvres. Surprise, Sonia a reculé.

— Hé ! Pas de ça ! Je n’embrasse jamais mes amis sur la bouche.

— Moi non plus ! a-t-il riposté du tac au tac. Je ne veux pas être ton ami non plus, je veux être ton chum.

Sonia aurait dû partir sans demander son reste, mais elle ne l’a pas fait. Elle s’est contentée de préciser :

— Eh bien, que ça te plaise ou non, on va d’abord être amis. Pour le reste, on verra !

— Ah ça, c’est mieux !

Le beau Simon avait plu à Sonia dès qu’elle l’avait vu derrière les grosses caisses. Quand il s’était levé pour venir la saluer, la jeune femme avait su qu’elle ne pourrait lui résister bien longtemps. Au moins, ce soir-là, elle était revenue avec Junior. Mais Sonia venait à peine d’entrer dans la maison que sa mère lui avait dit qu’elle avait reçu un appel d’un certain Simon.

— Est-ce le gars qui t’a offert l’ours en peluche ? avait demandé Sylvie.

— Non !

C’est tout ce que sa mère avait pu tirer d’elle ce soir-là. Sonia avait vite composé le numéro, puis elle était allée s’enfermer dans sa chambre. Elle avait passé une heure au téléphone avec ce Simon-là. Quand elle était sortie de sa chambre pour raccrocher le combiné, elle était tout sourire. Elle s’était ensuite étendue sur son lit et avait rêvassé jusqu’à ce qu’elle tombe de sommeil.

Sonia trouve parfois qu’elle n’a pas de cœur. Il n’y a pas si longtemps, elle pleurait à cause de sa rupture avec Jacques, et voilà qu’aujourd’hui elle rêve de faire l’amour avec Simon. La seule chose qui la retient de passer à l’action, c’est qu’elle veut être certaine que la pilule sera efficace à 100 % – même si aucun moyen de contraception n’est totalement fiable. Dans une semaine, elle pourra recommencer à s’envoyer en l’air. Afin de diminuer les risques de tomber enceinte, elle ne dira pas à son partenaire qu’elle prend la pilule. De cette manière, avec un condom en plus, elle ne courra aucun danger.

* * *

Lorsque Sonia et Simon sonnent à la porte de l’appartement de Junior et Édith, ce sont les enfants qui viennent leur ouvrir.

— Salut ! déclare gentiment Simon. Est-ce que vos parents sont là ?

— Venez, ils sont dans la cuisine, répond le plus grand des deux enfants.

Cela étonne toujours Sonia de voir que son frère a une famille malgré son jeune âge. Et le plus surprenant, c’est que Junior semble tout à fait à l’aise dans cette situation.

Ce dernier dit aux visiteurs :

— Salut, vous deux ! Donnez-moi votre manteau. Le temps d’aller les porter sur un lit et je vous sers quelque chose à boire.

— Je m’en charge, intervient Édith en s’approchant pour embrasser Sonia et Simon.

Junior embrasse sa sœur et serre la main de Simon à son retour dans la cuisine.

— Ça me fait tout drôle de vous voir ensemble ! indique-t-il. Comme diraient les parents d’Édith : « Vous faites un beau petit couple. »

Il n’en faut pas plus pour susciter un rire collectif. C’est le genre de phrases très à la mode ces temps-ci.

— Sonia, Junior m’a dit que tu allais exposer à Edmonton cet été, déclare Édith.

— Oui, répond Sonia. Je suis très contente.

— Tu devrais voir ses toiles ! s’écrie Junior. Elles sont vraiment très belles.

— Mais je ne te les ai même pas montrées ! réplique Sonia.

— Quand je suis allée te chercher pour que tu viennes à la répétition, j’en ai vu trois. C’est vraiment du beau travail que tu as fait.

— Merci ! répond simplement Sonia. Aimeriez-vous que je vous parle de mon concept ?

— En tout cas, moi ça m’intéresse, formule Édith.

Lorsque Sonia termine ses explications, Junior commente :

— Oui, vraiment, tout sert dans la vie. Le malheur comme le bonheur.

— Tu n’as jamais si bien dit ! acquiesce Sonia. Toutefois, j’avoue que je me passerais bien de la souffrance.

— Mais personne n’aime souffrir, intervient Édith.

— Et surtout pas moi ! avoue Simon. Je suis pire qu’une vieille fille quand je souffre.

Des bruits de verre cassé parviennent alors jusqu’à la cuisine.

— Oh ! Oh ! s’écrie Junior en se levant. Je crois bien que nous avons une lampe en moins, ajoute-t-il avant de se diriger vers le salon.

— À moins que ce bruit n’ait annoncé la fin de la merveilleuse potiche en verre soufflé orange que m’a offert ma mère pour ma fête ! mentionne Édith, pince-sans-rire.

— L’essentiel, c’est que les enfants n’aient rien, affirme Junior du salon.

— Crois-moi, s’ils s’étaient blessés, on l’aurait vite su !

Lorsque Édith, Simon et Sonia arrivent dans le salon, ils se retiennent de rire en voyant les deux enfants figés sur place. Non seulement une lampe est brisée comme l’avait supposé Junior, mais la fameuse potiche n’est plus qu’un lointain souvenir elle aussi. La scène laisse penser que la potiche et la lampe sont entrées en collision, ce qui a provoqué leur destruction instantanée. Reste maintenant à savoir comment les choses se sont passées. Mais est-ce si important ? Les deux enfants sont sains et saufs, et dans les circonstances c’est tout ce qui compte. Une fraction de seconde plus tard, Édith et Junior se retrouvent chacun avec un petit garçon dans les bras. Avant qu’ils aient eu le temps de prononcer un seul mot, les enfants se mettent à pleurer à fendre l’âme, ce qui surprend tout le monde.

Jusqu’à ce qu’il soit l’heure d’aller dormir, les deux petites tornades sont restées collées contre Junior et Édith sans que Sonia ou Simon puissent prendre la relève. Les garçons ont probablement eu la peur de leur vie quand la lampe et la potiche sont allées choir sur le sol.

Une fois les enfants couchés, Junior ramasse tout le verre qui jonche le plancher du salon. Après, les deux couples prennent place sur le divan et le fauteuil et refont le monde avec passion et énergie.